Par Claudio Mutti – Le 17 novembre 2017 – Source Katehon
Le terme d’impérialisme, au sens de la propension d’un État à se déployer à travers un vaste espace géographique et à imposer sa domination politique, militaire et économique, est un néologisme relativement récent. En 1920, Lénine constate que depuis une vingtaine d’années, au cours de la période historique entamée par la guerre hispano-américaine (1898) et la seconde guerre des Boers (1899-1902), « la littérature économique et aussi politique de l’ancien et du nouveau monde s’arrête de plus en plus fréquemment à la notion d »impérialisme’ pour caractériser le monde où nous vivons » 1, et de citer à titre d’exemple un texte intitulé « Impérialisme » publié par l’économiste britannique J.A. Hobson à Londres et à New York en 1902.
Tout en exposant les liens entre l’impérialisme et ses spécificités économiques élémentaires, Lénine énonce la célèbre définition de l’impérialisme conçu comme une « époque du capital financier et des monopoles ».2 « Un stade particulier du développement de l’économie capitaliste mondiale », 3 dira par la suite Paul M.Sweezy.
Elle ne diffère pas fondamentalement de l’analyse de l’impérialisme menée à la même époque par une figure emblématique de la pensée contre-révolutionnaire, le comte Emmanuel Malynski, qui définit les impérialismes comme des « mégalomanies nationalistes soigneusement renforcées par la cupidité capitaliste ». 4. Fervent défenseur de l’idée impériale et apologiste passionné des structures géopolitiques détruites par la guerre mondiale et la Révolution bolchévique, l’aristocrate polonais écrit : « Dans l’histoire contemporaine, au même titre que durant les deux précédentes décennies, nous verrons les nationalismes des grandes puissances se tourner vers le capitalisme et rapidement dégénérer en impérialismes économiques. Ils s’orienteront vers une pente dangereuse qui les entraînera vers l’impérialisme politique par un enchaînement de causes et d’effets. Au final, le capitalisme international mènera les nations à la plus grande guerre jamais vue ». 5 Julius Evola partage ce point de vue et dénonce « la décomposition impérialiste de l’idée impériale » 6 comme étant le produit d’idéologies « de nature nationaliste, matérialiste et militariste » 7 ou d’intérêts économiques.
Si on l’appréhende selon une perspective purement historique, l’impérialisme peut être aujourd’hui défini comme « la politique des grandes puissances européennes qui visait à bâtir des empires coloniaux par la domination de territoires extra-européens dans le but d’en exploiter les matières brutes ainsi que la force de travail, et d’y exporter la production industrielle », 8 de sorte que l’on peut considérer l’ère impérialiste comme celle « s’étendant de 1870 au début de la Première Guerre Mondiale, lorsque le partage colonial a été terminé dans les faits ». 9
Cependant, la définition de « l’impérialisme » a aussi été employée pour qualifier la politique des États-Unis d’Amérique durant les périodes postérieures aux deux guerres mondiales ; cela induit que l’impérialisme est un phénomène caractéristique de l’époque actuelle, qui correspond à un « stade spécifique de l’économie capitaliste mondiale », 10 et se trouve lié à l’internationalisation du capitalisme qui a donné lieu à la globalisation.
Phénoménologie de l’Empire
En ce qui concerne la catégorie de l’Empire, il est difficile de la définir compte tenu de la grande variété de réalités historiques qui peuvent s’y apparenter. En ne prenant en compte que celles qui ont pris forme dans les zones se situant en mer Méditerranée et au Proche-Orient, on peut observer le tout premier modèle d’Empire dans la civilisation de l’Iran antique qui emprunta probablement l’idée de monarchie universelle aux mondes assyrien et babylonien de l’Antiquité. Tandis qu’en Perse, le fondement de cette idée repose sur le dogme de l’omnipotence d’Ahoora-Mazda − le dieu qui créa le ciel et la terre puis octroya au « Roi des rois » la pouvoir sur divers peuples −les seigneurs achéménides à Babylone et en Égypte se réfèrent aux formes religieuses locales et, ce faisant, « prennent la stature des rois nationaux des différents pays, incarnant au sein de chacun d’eux la figure traditionnelle d’un monarque divin ». 11
Le projet de monarchie supranationale inspiré à Alexandre par le modèle perse se réalise, à travers les royaumes helléniques, dans l’empire romain et assure pendant plus de quatre siècles la subsistance et la coopération d’une vaste communauté de peuples. Ses principes fondamentaux consistent en un ordre juridique commun (qui coexiste avec de multiples sources juridiques) 12, la diffusion du latin (aux côtés du grec et d’autres langues locales), la défense militaire des frontières, l’institution des colonies qui ont vocation à devenir des centres à partir desquels doivent rayonner l’influence romaine au sein des provinces situées à la frontière, une monnaie impériale commune (aux côtés de monnaies provinciales et municipales autochtones), un réseau routier complexe.
Suite à l’abdication du dernier empereur de l’Empire romain d’Occident et la restitution de l’insigne impérial à Constantinople, l’Empire romain perdure pendant plus de 1000 ans dans la partie orientale de son territoire. « La structure de l’État romain, la culture grecque et la religion chrétienne sont les principales sources du développement de l’empire byzantin. (…) L’empire, ethniquement hétérogène, voyait son unité cimentée par la conception romaine de l’État et sa position dans le monde était déterminée par l’idée romaine d’universalité. (…) Partant de là, une hiérarchie complexe d’États prend forme : à son sommet, on trouve l’empereur byzantin, empereur romain et chef de l’écoumène chrétien. » 13.
Mais après deux siècles et demi, lorsque Justinien tente de recréer la seigneurie mondiale en conquérant l’Occident, un roi franc s’empare de la couronne impériale à Rome. La fraternité liant les diverses parties du Saint Empire romain – habité par des peuples qui défendent jalousement leurs identités ethniques et culturelles respectives – repose sur les liens du sang qui lient l’empereur aux seigneurs qui lui sont soumis, et sur le serment par lequel ils lui jurent fidélité. L’Empire carolingien ne perdure pas plus de 30 ans après la mort de son fondateur ; il faudra attendre les faits d’armes d’une nouvelle dynastie, celle des Ottoniens, et le transfert de la capitale d’Aix-la-Chapelle vers Rome pour le voir réémerger.
Avec Frédéric II Hohenstaufen, l’Empire semble recouvrer ses dimensions méditerranéennes. Tandis que l’Allemagne est un reflet de l’Empire, dans la mesure où elle constitue une communauté faite de différents peuples (Saxons, Francs, Souabes, etc.), la partie méditerranéenne de l’Empire de Frédéric est encore plus diverse et articulée : le trilinguisme latino-arabo-grec de la chancellerie impériale est caractéristique de la mosaïque faite des peuples latin, grec ; lombard ; arabe ; berbère ; normand ; souabe et hébraïque dont les pratiques religieuses diffèrent. Ce faisant, Frédéric « présentait les caractères des différents seigneurs du monde : il était le Premier Prince d’Allemagne ; l’empereur latin ; le roi normand ; le basileus et le sultan » 14 pour reprendre les mots d’un de ses biographes. On peut relever dans ce dernier titre l’idée spécifiquement impériale : l’aspiration à reconstruire l’unité de l’autorité spirituelle et du pouvoir politique.
À la suite de la conquête de Constantinople par les Ottomans, l’héritage de l’Empire Romain est repris par deux nouvelles formations impériales : tandis que « l’empire romain grec et chrétien reprend vie sous la forme d’un empire turc et musulman », 15 entraînant ainsi « la dernière apostasie de Rome » 16 Moscou devient la « troisième Rome » car, ainsi que l’écrit Benoit XVI, « elle fonde un patriarcat autocéphale sur l’idée d’un second translatio imperii et peut dès lors se présenter comme une nouvelle métamorphose du Sacrum Imperium ». 17.
En Europe centrale et occidentale, le Saint Empire romain germanique fait les frais de la naissance des premiers États-nations ; mais le cours de l’histoire semble changer avec Charles V, « champion de la vieille idée d’Europe qui se révèle fortement d’actualité aujourd’hui » 18, lorsque l’Empire fondé par Charlemagne rompt avec l’aspect strictement germanique qui le caractérisait depuis le XIVe jusqu’au XVe siècle pour renouer avec son caractère initialement supranational qu’il maintiendra durant les siècles suivants jusqu’à la chute de la monarchie des Habsbourg. Tout au long du XVIe siècle et durant une large part du XVII , l’empire constitue « la figure historique d’une force centrale qui unifiait les multiples royaumes divisant la chrétienté médiévale ; son pouvoir unificateur et contraignant permet d’envisager d’autres options pour l’histoire de l’Europe que celles qui se sont réalisées concrètement ». 19
Avec le traité de Presbourg, François II renonce à la qualité de Saint Empereur romain, que la conquête napoléonienne dépouille de son fondement territorial ; dans le même temps, Napoléon se voit offrir la chance d’assumer le legs de Charlemagne au sein d’un tout nouvel empire, un agglomérat continental de territoires coagulés par la puissance militaire française et guidés par les fonctionnaires à qui l’empereur accorde sa confiance. Ainsi, même les membres de la vieille aristocratie européenne peuvent voir ce dernier comme « un empereur romain – un empereur romain français, si l’on veut, de même que l’empereur précédent fut un empereur germanique, mais un empereur avant tout ; le Pape doit être son aumônier, les rois doivent être ses vassaux et les princes, les vassaux de ses vassaux. En somme, un système féodal doté d’une envergure qui faisait défaut durant l’ère médiévale ». 20.
Repenser l’empire
À partir de ce résumé historique synthétique et limité, on voit que l’Empire n’est pas qu’une grande puissance politique et militaire exerçant son influence sur un vaste territoire. L’Empire peut être défini de façon plus pertinente comme « une forme d’unité politique qui associe différentes entités ethniques, différents peuples et différentes nations liés entre eux par un principe spirituel. Respectueux des identités, sa viabilité est tributaire d’un principe de souveraineté s’appuyant sur la loyauté plutôt que sur le contrôle direct ». 21. Chaque aspect historique du modèle impérial a été conçu, par-delà sa dimension géographique et sa diversité ethnique, comme un ordre unitaire déterminé par un principe supérieur.
En ce qui concerne l’Europe, l’Empire a toujours constitué son cœur idéal et politique, son centre de gravité jusqu’à ce que, à la faveur de la décadence puis de la chute des modèles impériaux les plus récents, elle se transvase dans l’Occident, devenant un appendice de la superpuissance transatlantique et une tête de pont dans la stratégie d’invasion de l’Eurasie.
Quoi qu’il en soit, l’uni-polarité des USA n’est pas éternelle ; le basculement vers un nouveau « nomos de la terre » se déployant sur un pluriversum fait de « grands espaces » représente désormais une hypothèse vraisemblable, ce qui contraindra l’Europe à repenser le modèle de l’Empire, seul modèle d’unité supranationale qu’elle ait connu à travers son histoire.
Traduit par François, relu par cat pour le Saker Francophone
Notes
- Vladimir I. Lénine, « Impérialisme, stade suprême du capitalisme » téléchargeable gratuitement sur www.marxists.org, p. 5. ↩
- Vladimir I. Lénine, « Impérialisme, stade suprême du capitalisme » ibid, p. 50. ↩
- Paul M. Sweezy, « The Theory of Capitalist Development » New York 1968, p. 307. ↩
- Emmanuel Malynski, « Les Éléments de l’histoire contemporaine », cap. V, Paris 1928 ; trad. it. « Fedeltà feudale e dignità umana », Padova 1976, p. 85. Du même auteur : « L’Erreur du prédestiné », 2 vol., Paris 1925 ; « Le Réveil du maudit », 2 vol., Paris 1926 ; « Le Triomphe du réprouvé », 2 vol., Paris 1926 ; « L’Empreinte d’Israël », Paris 1926 ; « La Grande conspiration mondiale », Paris 1928 ; « John Bull et l’Oncle Sam », Paris 1928 ; « Le Colosse aux pieds d’argile », Paris 1928. « La Guerre occulte » ↩
- Emmanuel Malynski, « Fedeltà feudale e dignità umana », op. cit. ↩
- Julius Evola, « L’Inghilterra e la degradazione dell’idea di Impero, ‘Lo Stato’ » a. IX, 7 juillet 1940 ↩
- Julius Evola, « Universalità imperiale e particolarismo nazionalistico », « La Vita italiana », a. XIX, no 217, Avril 1931. ↩
- Enrico Squarcina, « Glossario di geografia politica e geopolitica », Milan 1997, pp. 81-82. ↩
- Enrico Squarcina, « Glossario di geografia politica e geopolitica », op. cit., p. 82. ↩
- Paul M. Sweezy, « The Theory of Capitalist Development », New York 1968, p. 307. ↩
- Pietro de Francisci, « Arcana imperii », vol. I, Rome 1970, p. 168. ↩
- Maurice Sartre, « L’Empire romain comme modèle, ‘Commentaire’ » 1992, p. 29. ↩
- Georg Ostrogorsky, « Geschichte des byzantinischen Staates », München 1993, pp. 25-26 ↩
- Giulio Cattaneo, « Lo specchio del mondo », Milan 1974, p. 137. ↩
- Arnold Toynbee, « A Study of History », vol. XII, 2a ed., London – New York – Toronto 1948, p. 158. ↩
- Nicolae Iorga, « The Background of Romanian History », cit. in : Ioan Buga, « Calea Regelui », Bucarest 1998, p. 138. C. Mutti, Roma ottomana, « Eurasia. Rivista di studi geopolitici » a. I, n. 1, ott.-dic. 2004, pp. 95-108 ↩
- Josef Ratzinger, « Europa. I suoi fondamenti oggi e domani » Milano 2004, p. 15 ↩
- D. B. Wyndham Lewis, « Carlo Quinto » Milano 1964, p. 18 ↩
- Franco Cardini – Sergio Valzania, « Le radici perdute dell’ Europa. Da Carlo V ai conflitti mondiali » Milano 2006, p. 16. ↩
- Emmanuel Malynski, « La guerra occulta » Padova 1989, pp. 48 ↩
- Louis Sorel, « Ordine o disordine mondiale ? » in L. Sorel – R. Steuckers – G. Maschke, « Idee per una geopolitica europea » Milano 1998, p. 39 ↩