Par Gilles Verrier – Le 26 mars 2017
C’est le 1er janvier 1942 que fut utilisée pour la première fois l’expression « Nations Unies ». Franklin D. Roosevelt, président des États-Unis, avait certainement le sens de la formule. À cette date les États-Unis jouissaient déjà du prestige qui leur permettait de réunir 26 pays, dont le Canada, et d’obtenir d’eux l’engagement de ne pas conclure de paix séparée avec les puissances de l’Axe (Allemagne, Japon, Italie). L’histoire rapporte ce moment comme précurseur de la fondation de l’Organisation des Nations Unies (ONU) qui verra officiellement le jour à San Francisco en 1945.
Revenons sur le contexte historique, ce qui va nous aider à mieux saisir les enjeux d’actualité qui sont mon véritable sujet. En janvier 1942, la France était occupée depuis plus d’un an et demi par la Wehrmacht. À l’Est, l’Allemagne avait déclenché par surprise l’opération Barbarossa, en progression depuis le 22 juin 1941. L’agression allemande avait déferlé sur les plaines d’Ukraine et Leningrad était maintenant assiégée depuis le 8 septembre. Un siège qui durera près de 900 jours et qui fera à lui seul 1 800 000 morts dont 1 million de civils. Mais rien de cela n’avait décidé jusque là les États-Unis à s’engager dans cette guerre.
Ce n’est pas un fait très connu mais les États-Unis, qui avaient beaucoup investi dans l’économie allemande, s’accrochaient à leur politique de neutralité en regard de l’Allemagne. Quelque chose de particulier devait se produire pour que ça change. C’est l’attaque aérienne du Japon contre la flotte américaine à Pearl Harbor le 7 décembre 1941, qui produisit l’onde de choc sur l’opinion publique. Les États-Unis, touchés directement, ripostèrent dès le lendemain en déclarant la guerre au Japon, mais pas à l’Allemagne. Solidaire du Japon, c’est l’Allemagne qui jouera le prochain coup en déclarant la guerre aux États-Unis le 12 décembre. Or, pas plus tard que deux semaines plus tard, l’initiative internationale de Roosevelt, préalablement discutée avec Churchill en août 1941, prendra la forme d’une « Déclaration des nations unies », signée à Washington. Elle fait partie des gestes qui marquent la nouvelle volonté des États-Unis d’en découdre avec les puissances de l’Axe, le Japon d’abord. Il est intéressant de noter comment coïncide la décision interne des États-Unis de s’engager dans la guerre avec celle d’organiser une coalition de pays alignés sur leurs nouveaux objectifs. La méthode fera école. Sortis de l’isolationnisme, ils passent soudainement sans transition à un nouveau statut, une nouvelle vocation, celle de leader du monde libre. Qu’il y ait un peu de manifest destiny derrière, on ne s’en étonnerait pas. Comme, par exemple, sans croire manquer à l’éthique, cette facilité avec laquelle Washington brouille la démarcation entre l’organisation internationale et son propre intérêt. Cela persistera. Les USA s’efforceront tant bien que mal de faire ensuite des Nations Unies le prolongement de leur propre puissance, en y établissant dans leur métropole le siège de l’organisation. Naturellement, la prépondérance américaine n’a pas toujours marché, d’où la mauvaise humeur d’une partie importante des médias et des politiques américains, qui s’accompagne incidemment du retard habituel de Washington à payer ses cotisations.
Rappelons qu’à la fin de la guerre les fruits de l’effort de guerre américain sont considérables et se trouvent convertis en capital militaire de projection. Les États-Unis se découvrent armés jusqu’aux dents avec de l’armement moderne pour une raison fort simple. Épargnés des pertes et des destructions qui ravagèrent l’Europe et l’Asie, la guerre aura eu pour conséquence, pour ce qui les concerne, d’amener à maturité le complexe militaro-industriel. Cette base industrielle, recouvrant notamment les domaines de la balistique, du thermonucléaire et de l’électronique progressera encore davantage ensuite grâce à la citoyenneté américaine accordée à plus de 1600 des meilleurs ingénieurs et scientifiques allemands, en partie membres du parti nazi et bons soutiens du Troisième Reich. Le largage distrait de deux bombes atomiques sur deux villes du Japon, pas de cas de conscience pour autant, demeure encore aujourd’hui indépassable d’horreur dans la destruction de masse de civils… Ces faits et gestes propulseront les États-Unis au rang d’une puissance sans grands rivaux. Si ce n’est l’URSS.
Les États-Unis, entrés tardivement en guerre, comme on l’a vu, ne jouèrent pas un rôle décisif dans la défaite allemande. Une vérité pas toujours bonne à dire pour les amateurs de cinéma. Il s’avère que le sort de l’Allemagne nazie fut scellé sur le front Est. Et pas ailleurs, peu importe ce qu’en a mis et rajouté la cinématographie de Hollywood. Les États-Unis, sans grands sacrifices, avaient désormais et pour de longues années le pouvoir de se présenter en vainqueurs… et en vainqueurs courageux.
Forts de cette mise en contexte, on peut constater que les États-Unis n’ont pas été un parangon de vertu quant à leur comportement dans la Deuxième guerre mondiale, années au cours desquels le processus de création des Nations Unies s’opéra. L’installation de l’ONU dans le pays qui en poussait la création apparaît bien plus comme un attribut de sa puissance que d’une reconnaissance du mérite.
Voyons plus en détail les arguments qui s’ajoutent pour justifier une rotation, à chaque demi siècle peut-être, de la ville hôte de l’Organisation des nations unies.
1. Comment furent choisis New York et les États-Unis
Curieusement, la première assemblée générale des Nations Unies s’est tenue à Londres en 1946. À l’ordre du jour, il fallait choisir le pays hôte de la nouvelle organisation. Selon une note de bas de page de la chercheuse Jessica Field, les autres pays membres du Conseil de sécurité (Royaume Uni, France, Chine, URSS) auraient été minimalement envisagés, mais vu « l’urgence », « les destructions de la guerre dans ces pays » et « le rôle prépondérant joué par les États-Unis pour réunir les nations et pousser cette forme de collaboration », la préférence fut donnée aux États-Unis. Une parenthèse sur l’urgence s’impose. On pourrait arguer qu’il n’y avait guère d’urgence au temps où les États-Unis ne défendaient pas leurs alliés… avant d’être eux-mêmes attaqués par le Japon et que l’Allemagne leur déclare la guerre. Quoi qu’il en soit, on notera que des trois motifs invoqués à Londres pour choisir les États-Unis, deux n’existent plus et le troisième est devenu fort discutable.
Une fois le pays choisi, il fallait choisir la ville. On rapporte que Londres avait été envisagée antérieurement. Or, avec la confirmation des États-Unis, la capitale anglaise tomba de fait. Les villes envisagées restaient San Francisco, Boston, Philadelphie et New York. Un don de « dernière minute » de 8,5 millions de dollars de John D. Rockefeller Jr. donna à New York la marge nécessaire pour l’emporter sur les villes concurrentes. L’argent achète tout ! On rapporte aussi que Rockefeller donna 17 acres de terrain en bordure de l’East River. Était-ce en échange de contrats d’architecture et de conception… Comme d’autres faits rapportés, que je n’ai pu confirmer, peuvent le laisser supposer ?
2. Retombées économiques
Selon des données de 2014, rendues publiques en décembre 2016, les Nations Unies, ses agences et son personnel ont généré 3,69 milliards de revenus pour la ville de New York. Ils représentent un apport de 8 000 emplois et amènent à New York 30 000 visiteurs qui participent à des réunions chaque année.
3. Langues officielles de l’ONU
À l’ONU, il y a six langues officielles : l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe. Comme le siège des Nations Unies se trouve dans une des plus grandes villes anglophones du monde, il est tout à fait naturel que l’usage de l’anglais soit privilégié et tende à l’exclusivité. Donner la possibilité à une autre des langues officielles de l’ONU de se faire valoir, lui donner la possibilité de concurrencer l’anglais dans un forum tel que l’ONU, voilà ce qui s’appellerait donner une chance aux « autres » par la mise en œuvre d’un véritable équilibre linguistique, un équilibre qui respecterait davantage les statuts de l’organisation.
4. Demandes de déplacement du siège des Nations Unies
Une petite recherche a permis de constater que le sujet de la relocalisation du siège des Nations unies intéresse. Une question posée sur le site Quora a généré des réponses intéressantes. Ailleurs on a parlé du Qatar comme point de chute éventuel, mais c’est de la part des diplomates et politiques russes que viennent les prises de position les plus fortes. La Russie s’inquiète des tracasseries que lui imposent les services frontaliers ou de sécurité américains et voudrait que l’organisation s’installe dans un pays plus neutre. L’argument porte. Difficile à dire s’il s’agit d’une vraie tendance, mais c’est d’ores et déjà un pays dont on s’exile (Edward Snowden) et un pays à qui l’on demande de radier sa nationalité (Ken O’Keefe), ceci sans compter les nouveaux objecteurs de conscience qui, à tort ou à raison, se croient justifiés de fuir les États-Unis de Donald Trump. Reste à savoir combien passeront à l’acte.
D’autre part, les Russes, pas les seuls, trouvent la vie chère à New York. Qu’en pensent les pays les plus pauvres de la planète comme le Niger ou l’Éthiopie ? Pour réduire le coût des délégations et le temps de transport, un parlementaire russe s’est exprimé pour que les Nations Unies s’installent au centre de toutes les capitales du monde. D’abord dubitatif, mais après avoir jonglé avec l’idée, je crois avoir compris qu’il propose très objectivement l’endroit qui serait le plus proche en kilomètres cumulés des 183 capitales. Par exemple, si 100 capitales se trouvent à moins de 4 500 km d’une ville candidate (Alexandrie ? Lattaquié ? Limasol ?), ce serait déjà pas mal, mais pas du tout le cas de New York, qui serait sous cet angle exclue au premier tour. Dans un article du NY Daily News, à propos d’un livre paru en 2013, on trouve là aussi que la métropole américaine est trop coûteuse et on propose la ville de Nairobi au Kenya. Washington se trouve à 327 km de New York, la seule capitale située à proximité du siège de l’ONU. Il s’agit d’un immense avantage pour faire entendre son point de vue, jouer de son influence et pratiquer toutes les formes de lobbying. Rockefeller avait bien l’intérêt d’installer l’ONU à New York !
5. Conclusion et un choix pour la francophonie
Les Nations Unies sont le fruit d’un projet discuté par Churchill et Roosevelt en 1941 au large de Terre-Neuve, puis à la Conférence Arcadia, tenue à la fin de 1941 et au début de 1942 à Washington. Conférence qui ratifia la Déclaration des nations unies sans majuscules. L’ONU à New York, comme je l’ai montré, et de l’aveu même des décideurs a été un choix improvisé. Si ce choix a pu s’imposer à la fin de la guerre, dans les circonstances décrites plus haut, il ne l’est plus aujourd’hui. Nous sommes en présence de ce qui apparaît de plus en plus comme un vestige de la domination américaine et anglo-saxonne du monde de l’après-guerre, en présence d’un choix qui avait tout du transitoire mais qui s’est incrusté dans le temps alors que le monde a changé. Les décisions prises « dans l’urgence » et dans l’état de délabrement matériel dans lequel se trouvait le monde en 1945 sont devenues caduques.
Par ailleurs, il faut admettre que l’ONU à New York a fait de cette ville une plaque tournante de la diplomatie internationale, un site qui a grandement contribué au rayonnement de la métropole américaine, mais aussi, il ne faut l’oublier, à la valorisation de l’anglais et de la culture anglo-saxonne aux frais de l’ensemble des pays du monde.
Dans ce sens, compte tenu de la faveur que gagne l’idée de multipolarité du monde et du partage des avantages économiques, tel que la rente que procure automatiquement à tout pays le privilège d’être celui où siège les Nations unies, il n’est pas trop tôt, après 72 ans à enrichir New York, de formuler un projet de déplacement ordonné et réfléchi du siège de l’ONU dans un autre pays, d’ici 10, 15 ou 20 ans. Les jeux olympiques se déplacen t; sans être aussi mobile, pourquoi pas l’ONU ?
J’ai déjà pour ma part proposé une ville du Québec. Or, le Québec est trop proche de New York et il a sur ce coup le désavantage de se trouver en Amérique. Pour le Québec fragile et en voie de dépopulation autochtone, accueillir l’ONU serait d’ailleurs un facteur additionnel d’anglicisation et d’assimilation. Honnêtement, l’ONU ne pourrait se relocaliser en Amérique du Nord. Par conséquent, mon choix se porterait volontiers sur un pays francophone d’Afrique, autre qu’une capitale, une ville qui pourrait attirer à son tour des ressources économiques conséquentes et, par effet de proximité, alléger le fardeau économique des délégations africaines à l’ONU. En situant ce phare de la diplomatie mondiale dans le centre démographique de la francophonie, le rayonnement du français dans le monde se trouverait favorisé. Comme on l’a vu, d’autres s’intéressent au sujet et proposent leur choix, le Québec et la francophonie ne doivent pas être en reste.
En terminant, on a certes critiqué l’impuissance des Nations unies à souhait et souvent on le fait avec raison. Effectivement, il faut le reconnaître, la réforme des Nations unies ne concerne pas que la langue et le site de son siège. Beaucoup d’autres propositions de réforme d’inégale valeur circulent depuis un certain temps, mais cela évolue hélas très lentement. Les Nations unies malgré leur imperfection, qui ne sont pas sans rapport avec l’influence américaine de proximité (pour ne pas dire de promiscuité ), constituent un forum des pays, le seul, et sauvegardent à minima un droit international fort malmené il est vrai, mais auquel il nous faut tenir et tâcher de renforcer en attendant mieux.
Gilles Verrier
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