Par Dmitry Orlov – Le 15 août 2016 – Source Club Orlov
Ce 15 août, il y a un an, le monde a perdu l’un de ses grands esprits : le Dr Jaakko Hintikka est décédé à Porvoo, en Finlande, âgé de 86 ans.
J’ai étudié la logique épistémique et la philosophie du langage avec le Dr Hintikka − comme étudiant diplômé à l’Université de Boston au début des années 1990. Il était une figure intellectuelle très impressionnante, auteur de dizaines de livres savants et de centaines d’articles. Mais je comprenais que sa passion dans la vie était assez simple : il voulait enseigner aux gens non pas quoi penser mais comment penser. Comme un logicien, il pouvait voir l’impuissance de la plupart des gens face à la mécanique de la pensée, et il voulait les aider.
Aujourd’hui, premier anniversaire de son décès, j’honore la mémoire du Dr Hintikka avec l’histoire d’horreur comique qui va suivre. Son intrigue repose sur l’une de ses idées : que la connaissance du public n’est que la pointe d’un iceberg de la connaissance partagée en privé confidentiellement. Ce n’est pas ce que vous savez qui compte, mais qui d’autre sait que vous savez ce que vous savez.
Le genre de cette pièce est incertain : cela commence comme un scénario, puis pour être plus concis cela finit comme un livret. (Il pourrait être repris dans un scénario de film ou même pour une comédie musicale, si quelqu’un le désire.) J’espère que cela vous amusera, et qu’après la lecture, vous ne penserez plus à l’épistémologie (ou aux loups-garous) de la même façon.
Prologue
Une ancienne salle de conférence. Sont présent le Professeur Tlöm et un chœur de NERDs. Parmi eux, il y a un loup-garou. Le professeur est dodu, échevelé et binoclard. Sa prononciation est délibérément lente, sa voix fluette et gémissante, devenant parfois aiguë et stridente (pour l’accent).
Tlöm : « Comme certains d’entre vous doivent maintenant le réaliser (avec colère) après avoir vu vos notes du dernier trimestre… Ce qui importe n’est pas que vous sachiez ce que vous savez… (et il écrit laborieusement KβS sur le tableau noir)… mais que je sais que vous savez ce que vous savez. (Il ajoute Kα à l’avant de l’expression.) Bien sûr (glousse-t-il sans joie), votre destin restera un mystère pour vous, sauf si vous savez… (il ajoute Kβ à l’avant de l’expression)… que je sais que vous savez ce que vous savez. »
Chœur : (qui psalmodie, tranquillement au début, puis plus fort) « Je sais que tu sais que je sais ce que tu sais…»
Tlöm : (En hurlant) « Taisez-vous… (la chorale baisse d’un ton à contrecœur; Tlöm continue nonchalamment) Mais bien sûr, si nous devions obtenir le plein bénéfice de cet exercice (gloussement sardonique) que nous appelons… l’éducation fffformelle (ces deux derniers mots sont émis comme un gémissement accompagné d’un roulement des yeux)… alors je devrais également savoir… (il ajoute un Kα final devant l’expression, et alors, malgré lui, parlant dans un rythme syncopé)… que vous savez… que je sais… que vous savez… ce que vous savez! ». (Il jette son morceau de craie en direction de la chorale et croise ses bras triomphalement.)
Chœur : (Criant à pleins poumons, en extase) « Nous savons que vous savez que nous savons que vous savez que nous savons que vous savez que nous savons…». (la chorale continue en chantant; le rideau tombe pendant que le chant s’atténue).
Acte 1
Notre protagoniste, Johnny, vit au milieu des années 1990, dans une banlieue des États-Unis. L’un de ses voisins est un loup-garou qui, une fois par mois, à la pleine lune, tue un joggeur − ce qui n’est rien de plus que ce que les loups-garous aiment faire avec les joggeurs − et enterre le corps dans une zone très boisée à proximité.
Une nuit, alors que Johnny promène son chien, le chien surprend le loup-garou au milieu d’un enterrement et commence à gronder et à aboyer sur lui. En poursuivant son chien, Johnny est sur le point de tomber sur la scène quand il voit et entend un bruit de contact de pelle en acier avec la tête de son pauvre chien. Il panique et reste immobile sur place derrière quelques arbres à une courte distance.
Le loup-garou se baisse lentement sur le chien mort tout en murmurant quelque chose de triste, puis jette le corps sur celui reposant déjà dans la tombe fraîchement creusée. Johnny tente une hyperventilation aussi discrètement que possible, mais à un moment donné, il se met à trembler tellement qu’une branche craque sous ses pieds. Le loup-garou cesse de pelleter, mais seulement un moment, et pas tellement pour regarder autour de lui mais pour se gratter et réorganiser ses sous-vêtements. Alors, comme Johnny est sur le point de déféquer dans les siens, il reprend son travail.
Fredonnant un air morne, le loup-garou termine le remplissage de la tombe, puis, en fredonnant un peu plus gaiement, saute sur la tombe pendant un certain temps, puis jette dessus un tas de feuilles, et s’en va d’un pas lourd traînant sa pelle. Seulement après qu’il eut disparu dans le lointain, Johnny s’effondre sur un tas de feuilles, se met en position fœtale et commence à gémir.
Acte 2
Johnny se retrouve à la maison un certain temps après le lever du soleil, dans un brouillard mental, essayant de se rappeler ce qui est arrivé. Dans un flash-back, il se souvient être rentré à pied à la maison après avoir passé la nuit dehors à grelotter sur un tas de feuilles, et avoir présenté un spectacle amusant à des bus d’écoliers qui se sont signalés à lui en se moquant. Cela achève ses nerfs encore un peu plus. Plusieurs Bloody Mary plus tard, son corps retrouve un semblant d’équilibre homéostatique et le brouillard mental se lève quelque peu.
Pour s’aider à penser, il sort un bloc-notes et un crayon. Il écrit: « Aller voir la police ». Puis il devient pensif. Tout le monde l’a vu hébété et rentrer des bois en trébuchant à la maison tôt ce matin, en le regardant comme s’il avait passé la nuit sur un tas de feuilles, et c’est bien ce qu’il avait fait, à côté d’une tombe fraîche qui contient les restes de son chien et Dieu sait quoi d’autre encore. Son histoire c’est qu’il a vu un loup-garou. C’est pas bon ça. Il biffe « Aller voir la police ».
Il est sûr que le loup-garou ne l’a pas vu, mais ne peut pas préciser s’il l’a entendu ou non. Si c’est oui, alors il sait que quelqu’un était là, ce qu’il pourrait soupçonner de toute façon en le déduisant du fait que les chiens sont le plus souvent accompagnés de leurs propriétaires. « Connait-il de grands mots comme « inférer »? », se demande Johnny. Il faut du courage pour émettre cette pensée, et il se sert un autre verre. « C’est juste une sorte de dégénéré perverti qui laisse sa pelle conduire sa pensée », se marmonne Johnny à lui-même alors que son monde devient flou et fourmille. Il décide qu’il en a assez, et se met au lit.
Acte 3
Scène 1
Alors que Johnny dort imbibé de Bloody Mary, Wolfie (son surnom depuis l’enfance) ne ressemble maintenant plus que très légèrement à un loup-garou qui émerge d’un profond sommeil une minute ou deux avant la sonnerie de son réveil, comme d’habitude, mais il est chagriné de découvrir qu’il est de nouveau allé au lit en portant les vêtements souillés de son aventure de la veille. Après une douche rapide, Wolfie se prend un solide petit déjeuner, puis remet tout en ordre, fait la lessive et le ménage à fond. Une fois qu’il est à nouveau parfaitement en paix avec son environnement, Wolfie se tourne vers l’ordinateur, surfe sur Internet, et se met au travail pour promouvoir une sorte de système de pyramide financière dans un pays désespéré et démuni quelque part dans le monde.
Scène 2
Quelques heures plus tard, Wolfie se prend une pause pendant son travail et, pour reposer ses yeux, regarde par la fenêtre. Il voit un chien, suivi à quelque distance par son propriétaire. Wolfie voit la plaque d’identification qui pend du collier du chien. Son cœur fait un bond. « Le chien que j’ai enterré hier avait une plaque sur son collier, se dit-il. Il a donc un propriétaire, qui devait le suivre pas loin derrière, et qui a dû être témoin de ce qui est arrivé au chien, et va impliquer la police, qui va ensuite excaver toute mes petits columbariums pittoresques ! » Et alors il va être temps de partir, encore une fois. Wolfie n’aime pas l’idée de déménager. Il faut du temps pour organiser un nouveau nid dans un nouvel endroit, et Wolfie mesure la valeur de son temps. Non, il ne sera pas délogé par une paranoïa maladive fondée sur un chien mort !
« Si je savais qui est le propriétaire, alors… Selon qu’il ait été là et qu’il m’ait vu assez bien pour m’identifier (une faible possibilité, étant donné mon apparence au moment des faits) ou s’il a juste été témoin de ce qui est arrivé au chien, ou si il ne sait pas que son chien a disparu…»
Wolfie prend un crayon et un morceau de papier, dessine un diagramme. Quelques cercles et des flèches plus tard, il est stupéfait.
Puis il se souvient qu’il a étudié ce genre de schéma en mathématiques, mais il n’y avait plus pensé depuis l’école. Il se dirige vers une étagère et sort Théorie de la conspiration par le professeur P.D.Q. Tlöm. « Ah, le bon vieux professeur Tlöm, pense Wolfie, soufflant la poussière du petit livre compact. Rappelez-vous de ne pas mordre trop fort lorsque l’on parle en se moquant, professeur ! » Il rit de bon cœur, sur ce souvenir brumeux de ses jours d’école si enthousiasmants.
« Maintenant, nous allons voir ce qu’un peu d’érudition de ce bon vieux Tlöm peut nous apporter pour cette situation particulière…»
Wolfie ouvre le livre à une page écornée et descend la liste des formules, pointant un index à chaque formule et lisant soigneusement leur interprétation. [Portail wikipédia de la logique formelle pour les NERDs, NdT]
Existence
« Si vous savez qu’une certaine personne connaît un fait certain, cela implique que vous savez que cette personne existe réellement. » :
« Si vous savez qu’une certaine personne ne sait pas un fait certain, cela implique toujours que vous savez que cette personne existe réellement. » :
« Si vous ne savez pas si une certaine personne connaît un certain fait, alors cela implique encore que vous savez que cette personne existe réellement. » :
Identifiabilité
« Si vous savez seulement qu’une certaine chose existe, cela ne signifie pas que vous savez ce qu’elle est. » :
« S’il existe en fait quelque chose que vous savez correspondre à une certaine chose que vous connaissez, vous savez réellement ce que cette chose est. » :
« Si vous savez seulement qu’une certaine personne existe, cela ne signifie pas que vous savez qui est cette personne. » :
« S’il existe effectivement quelqu’un que vous savez être une certaine personne, alors vous savez qui est cette personne. » :
Si vous savez qu’une certaine chose existe et si elle est officiellement identifiée comme telle, alors vous savez réellement ce qu’est cette chose. » :
« Si vous savez qu’une certaine personne existe et qu’elle est officiellement identifiée comme telle, alors vous savez qui est cette personne. » :
Pas d’ignorance de l’ignorance
« Si vous ne savez pas que quelqu’un sait quelque chose, alors ne savez-vous pas que cette personne ne sait pas ce quelque chose. » :
Pas d’ignorance partielle
« Si vous savez que quelqu’un sait quelque chose d’autre, cela implique que vous vous savez quelque chose. » :
« Si vous savez que quelqu’un d’autre sait que quelque chose existe, cela implique que vous vous savez que ce quelque chose existe. » :
Connaissance commune
« Si vous savez que quelqu’un d’autre sait que vous savez que quelqu’un d’autre sait quelque chose, alors on peut dire que vous le savez tous les deux. » :
« Si vous savez que quelqu’un d’autre sait que vous savez que quelqu’un d’autre sait que quelque chose existe, alors on peut dire que vous savez tous les deux qu’elle existe. »
Wolfie regarde son schéma, rumine un peu, puis se rassoit, les sourcils froncés. Puis il froisse et jette au loin la page inutile avec les cercles et les flèches, et recommence.
Tout d’abord, l’évidence.
« Je sais que mon columbarium existe. » :
« J’ai aussi des raisons de croire que vous, mon ami sans chien, existez, mais je ne sais pas qui vous êtes. » :
« Pour savoir qui vous êtes, je dois lire (Iβ) les informations sur la plaque du chien. Il y a aussi beaucoup d’autres choses que je ne connais pas. Je ne sais pas ce que vous savez sur la tombe. » :
« Je ne sais pas si vous savez qui je suis…:
si j’existe?
… Et si vous le savez, je ne sais pas si vous savez qui je suis » :
« Ma seule carte est de trouver à qui était le chien, je n’ai pas d’autre choix. Je dois obtenir la plaque de ce chien et déterminer qui est le propriétaire. Le seul moment sûr pour le faire est la nuit. »
Wolfie écrit date [commande Linux, NdT] sur la ligne de commande de son terminal virtuel pour savoir quelle heure il est, se rend compte qu’il est midi, et décide de sortir. Il a une nouvelle voiture qui a besoin d’exercice, et il y a un petit village à proximité, où vient d’ouvrir un nouveau café végétarien très chic. Qui sait, peut-être qu’il y a une serveuse qui aurait envie de se balader plus tard pour aller boire un verre de Riesling et plus si affinité ?
Scène 3
Pas tant pour soulager sa paranoïa que pour exercer sa voiture, Wolfie fait quelques kilomètres à travers la région, et observe qu’il n’y a pas d’activité de police inhabituelle. Tout est calme autour de la zone boisée où son columbarium est situé. Calmement, il se dirige vers le café et se gare sur le grand parking.
En attendant sa nourriture, il développe sa réflexion. Pourquoi choisit-il de faire ses sales coups ici tout près de chez lui ? Pourquoi n’irait-t-il pas ailleurs dans certains pays pauvres une fois par mois et se payer ce qu’il faut pour faire ce qu’il veut faire ? « Ces gens, pense Wolfie, ils luttent pour leur subsistance, et pas seulement pour eux-mêmes, mais pour leurs familles, leurs enfants. Ils sont intègres. Je peux les respecter comme des animaux. Ces joggeurs des banlieues suburbaines, d’autre part, sont trop doux et tendres. Ils sont si superficiels dans leurs relations que personne ne se soucie d’eux ou ne souffrent beaucoup quand ils disparaissent. Ils sont comme du bétail dans une ferme », pense Wolfie tout en mastiquant pensivement son avocat au tofu et le cresson organique multi-grain artisanal du pain, moulu sur la pierre.
Scène 4
Retour à la maison, la nuit est enfin tombée, et Wolfie revêt son habit de fossoyeur: salopette, bottes, veste de travail, pelle. Au moment où il arrive au columbarium, il fait assez sombre. Tout est calme et paisible, et rien n’a été dérangé. N’étant ni paresseux, ni dégoûté, Wolfie ne bâcle pas le travail. Et le chien est là ainsi que la plaque d’identification. Wolfie l’enlève et l’empoche. La ré-inhumation et le retour à la maison se déroulent sans incident.
Acte 4
Scène 1
Tout comme Wolfie se nettoie et range son matériel pour creuser les tombes, Johnny se réveille dans son lit, avec un violent mal de tête et la gueule de bois. La nuit passée à grelotter sur un tas de feuilles, les nerfs en pelote et le nombre de Bloody Mary, tout cela a conspiré contre lui pour lui ruiner la santé. Il se rend compte qu’il a oublié d’aller travailler, et qu’il n’a même pas appelé pour dire qu’il était malade. Pas exactement un bon alibi.
Après une douche et quelque chose de vaguement alimentaire vite chauffé au micro-ondes, Johnny essaie de penser. Selon toute vraisemblance, il est le principal suspect dans le cadre d’un assassinat qui va faire l’objet d’une enquête. De nombreuses personnes peuvent le décrire près de l’heure et du lieu du crime dans un état échevelé et dérangé. Son histoire, s’il choisit de la dire, c’est qu’il a vu un loup-garou creusant une tombe. Il semble que son meilleur choix soit de garder son calme et d’espérer le meilleur. Mais alors, s’ils trouvent et creusent la tombe, la plaque sur le collier de son chien va les conduire directement à lui ! Comment pourra-t-il se défendre alors ? Bien sûr, s’il n’y a pas de plaque sur le chien… Il est tout à fait sûr qu’il n’a pas vu le loup-garou la prendre. S’il fait cela, la police aura plus de mal à le trouver, mais le loup-garou le pourra lui plus facilement ! Une pensée qui le refroidit. « Oh, mais je suis sûr que cette chose est trop bête pour ce genre de logique », pense Johnny, en essayant de se consoler.
Scène 2
Après un peu de réflexion et avoir tourné en rond, Johnny décide finalement qu’il doit agir. Il doit faire en sorte que la plaque de son chien ne soit pas dans cette tombe. Au moment où il arrive à cette conclusion, il ne reste que quelques heures avant le lever du soleil. Il cherche une pelle. Le mieux qu’il peut trouver, c’est la pelle à neige rouge en plastique avec une poignée cassée. Avec elle, il part pour les bois. Une fois là, le travail se déroule lentement. Il avait plu et le sol est saturé d’eau. Il ne cesse de se faire mal avec la poignée abimée de la pelle, et la lame de plastique rouge est lentement mais sûrement en train de se laminer. La première chose qu’il rencontre est quelque chose de trop grand pour être un chien soigneusement enveloppé dans des sacs à ordures. Essayant de ne pas perdre pied, il sonde autour de la fosse et trouve son chien, déterre la tête. Il n’y a pas de plaque sur le collier du chien.
La première pensée paniquée de Johnny est : « Il est là quelque part ! Il me regarde ! ». Il se fige et écoute. Tout est calme, sauf quelques oiseaux qui anticipent l’aube qui pointe. La suite se déroule hors du temps. Il couvre la tombe comme il peut et se dirige vers sa maison alors que le jour est en train de se lever. Il laisse tomber la pelle presque détruite et la veste incrustée de boue dans le garage. Il se douche, se rase, s’habille, et part travailler.
Acte 5
Scène 1
Wolfie exécute sa routine habituelle du matin avec la précision sans effort d’une machine bien huilée. Mais au lieu de rester au travail, il fait quelques démarches. D’abord, il appelle la direction des chiens perdus de la ville: «Excusez-moi, il y avait le chien d’un voisin qui est venu dans ma cour, et il a causé quelques dégâts. Je voudrais discuter avec le propriétaire, mais je ne sais pas qui est le propriétaire. J’ai juste le numéro d’identification. C’est A-1523… Merci. ». Wolfie sourit alors qu’il écrit le nom complet, l’adresse et le numéro de téléphone de Johnny !. Iβ !
Scène 2
La prochaine étape est une visite à la maison de Johnny. Wolfie flâne vers la maison de Johnny, qui est seulement à un pâté de maisons. Il jette un coup d’œil par la fenêtre du garage, il remarque une pelle à neige et une veste, toutes les deux tâchées de boue fraîche et humide. « Ah, mon ami sans chien, vous avez été très occupé, n’est-ce pas ? », pense Wolfie, fronçant les sourcils. (Wolfie n’aime pas beaucoup ces amateurs qui troublent ses tombes.) « Votre travail est probablement bâclé ; je vais devoir faire un autre voyage au columbarium ce soir », décide-t-il.
Scène 3
De retour à son bureau, Wolfie met à jour les formules.
« Voyons voir ce que je sais maintenant… que je sais qui vous êtes » :
« Mais je ne sais toujours pas si vous savez qui je suis » :
« Depuis que vous avez creusé la tombe sans trouver la plaque du chien, vous savez que c’est moi qui l’ai, et ainsi vous savez que je sais qui vous êtes » :
« Je sais que vous savez dans quel état actuel est la tombe » :
« Mais je suis sûr que vous ne réalisez pas que je sais ce que vous savez à ce sujet » :
« Maintenant, pourquoi ne pas aller directement à la police ? Pourquoi êtes-vous revenu sur les lieux pour creuser ? Probablement pour obtenir la plaque.. Était-ce parce que vous avez peur que la police vous considère comme un suspect, ou parce que vous avez peur que je puisse utiliser la plaque pour comprendre qui vous êtes et pour me débarrasser de vous parce que vous êtes un témoin ; ou les deux ? Pour résoudre cette énigme, je dois savoir si oui ou non vous êtes un témoin. Si vous êtes un témoin, je vais devoir me débarrasser de vous. Mais si vous n’êtes pas un témoin, je vais laisser la police faire son travail. Est-ce que tu sais qui je suis ? Je pense qu’il est temps d’avoir une belle conversation amicale. »
Acte 6
Scène 1
La journée de travail de Johnny est sans histoire. De manière un peu déconcertante, personne n’a remarqué son absence le jour précédent. Il reste dans sa cellule et fait semblant d’être occupé en produisant des bruits intermittents avec sa machine à additionner. Le seul moment troublant se produit quand un collègue de travail, avec qui il a essayé de se lier d’amitié, vient et, faisant une faible tentative de conversation, lui demande: « Comment va ton chien ? » Sa réponse tendue et inexplicable est : « Oh, très bien, merci ! » Il tente alors de sourire. Le résultat est une grimace tellement horrible que son collègue interrompt vite la conversation et s’en va.
Scène 2
De retour à la maison encore une fois, Johnny décide que nier totalement la mort de son chien est idiot et ne va faire qu’empirer la situation. Plus de déni ! Son chien est parti, et le monde doit accepter cela d’une manière ou d’une autre. Il… a couru au loin. Bien ! Belle histoire.
Peu de temps après le dîner − qui se compose d’un autre plat à base de pétrole vaguement alimentaire − et tandis que Johnny s’installe pour regarder une émission de télévision − sur les gens qui acceptent des conseils matrimoniaux pour des animaux en peluche qu’ils prennent pour des extraterrestres − on sonne à la porte. Johnny se surprend en ne sautant pas hors de son siège et se dirige vers la porte tout en essayant de reprendre le contrôle de ses glandes surrénales. C’est Wolfie, ne ressemblant presque plus à un loup-garou, et travaillant dur pour être charmant :
« Je suis désolé de vous déranger. Je suis un voisin, et apparemment votre chien… (il regarde autour de lui) … mais au fait, où est votre chien ? … En tout cas, votre chien a creusé dans quelques parterres de fleurs dans mon jardin. C’est une question très mineure, l’équipe de paysagiste se fera un plaisir d’y travailler quelques heures supplémentaires, mais je pensais que je devais le porter à votre attention, peut-être parce que ce n’est pas une bonne idée de laisser ce chien errer librement. D’ailleurs, où est le chien ? »
En dépit de son inquiétude sur ce sujet, Johnny se sent soulagé. En outre, le charme de Wolfie opère. Johnny veut lui raconter une histoire qu’il a envie d’entendre, afin qu’ils puissent tous les deux y croire. « Il a couru… loin », dit-il avec détermination.
« Oh je suis désolé. Comme je suis maladroit de venir vous parler de ça à un tel moment. Mais comment aurais-je su ? L’avez-vous signalé ? » Johnny commence et reste tout à coup sans voix. « À la police, je veux dire…»
« Non, non, non je n’ai pas fait », finit-il par balbutier, L’esprit vide.
« Eh bien, ce n’est peut-être pas une si mauvaise idée… Bien sûr, c’est à vous de décider. »
« Il pourrait revenir dans un jour ou deux. »
« Bien sûr bien sûr ! Il ne faut pas renoncer à l’espoir. Eh bien, je ne veux pas prendre plus de votre temps. Bonne nuit. »
«Bonne nuit. Oh, et je vous remercie ! »
Acte 7
Scène 1
Juste pour le plaisir de la minutie, Wolfie met à jour ses formules à la lumière des événements récents.
« Maintenant, je sais exactement qui vous
êtes…» :
«… Et je sais maintenant que vous ne savez pas qui je suis.» :
« Depuis que vous avez creusé la tombe sans trouver la plaque, vous savez que je l’ai, donc vous savez que je sais qui vous êtes. » :
« Je sais que vous savez dans quel état actuel est la tombe…» :
«… Et je suis sûr que vous ne réalisez pas que je sais que vous savez sur ce sujet. » :
« En outre, vous ne semblez pas très désireux de parler à la police. Vous avez pris la mesure extrême de creuser la tombe pour récupérer la plaque parce que vous pensiez qu’avec la plaque du chien, vous seriez reconnu coupable. Par conséquent, si je remets la plaque sur le chien, vous serez probablement reconnu coupable. Comme mon columbarium est maintenant compromis, je vais maintenant devoir déménager dans tous les cas de figure, et il serait très utile de ne pas laisser de cas non résolu derrière moi. »
Scène 2
« Vous me remercierez ! », pense Wolfie tout en marchant vers la tombe quelques heures plus tard. Il est touché. Comme la plupart des monstres, il est sentimental. Pour un moment, il est submergé par la culpabilité et la pitié et il a peut-être même des remords en se regardant sous le ciel sombre, en attendant que les larmes qui montaient sèchent. Il soupire, et se sent bien une fois de plus ; rafraîchi, même.
La tombe est en aussi grand désordre qu’il le soupçonnait. Heureusement, personne ne semble l’avoir visitée depuis les efforts de Johnny. Wolfie excave assez loin pour découvrir la tête du chien et rattache la plaque d’identification au collier. Puis il referme, mais au lieu de la piétiner pour l’aplanir, il érige un grand monticule funéraire, proéminent et l’orne avec une croix de fortune qu’il façonne avec une paire de bâtons et un morceau de ficelle. « La bonne chose à propos des meurtres que les autorités trouvent facile à résoudre, raisonne-t-il, c’est qu’il est pratiquement impossible pour la partie accusée de se sortir des accusations. »
Acte 8
L’histoire apparaît brièvement au journal télévisé une semaine plus tard.
Une fouille approfondie de la zone boisée a produit une pléthore de matériel médico-légal. La pièce à conviction # 1 est une pelle à neige en matière plastique rouge trouvée dans le garage de Johnny dont des morceaux ont été trouvés mélangés au sol sur la tombe correspondante.
Une équipe de criminologues a, pendant un temps, sondé l’inconscient de Johnny mais ils sont restés frustrés et incapables de comprendre comment il est possible qu’aucun de ses nombreux crimes n’ait laissé aucune trace dans son esprit. Ils envisagent de nommer un syndrome rien que pour lui, mais ils ont alors plutôt décidé de le désigner d’après le nom d’un des criminologues (en laissant au moins un autre criminaliste sans gloire).
Lors du procès de Johnny, Wolfie est apparu brièvement devant le jury, mais sa déposition a été rejetée après qu’il a exprimé des appréhensions bien fondées au sujet de son manque potentiel d’objectivité en raison de sa connaissance personnelle de l’accusé, et du chien de la partie défenderesse.
Dmitry Orlov
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone
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