Charlie et le “retour” de Greenwald

Par Philippe Grasset, Dédefensa

Nous parlons d’un “retour” de Glenn Greenwald, le héros avec Poitras et Snowden de la crise NSA/Snowden parce que, depuis à peu près un an, ce polémiste et homme de communication qui a été la cheville ouvrière de cette énorme crise n’est plus dans nos préoccupations, ni dans le domaine des informations qui nous importent, – que nous jugeons, pour notre compte, d’une importance suffisante pour suivre l’évolution de la crise générale d’effondrement du Système. Il y a eu deux raisons à l’effacement de Greenwald pendant ce laps de temps. (Nous écartons l’hypothèse toujours présente dans le soupçon permanent d’un montage général, d’un “complot” qui auraient constitué le matériel de “fabrication” d’une crise-bidon NSA/Snowden. Nous jugeons l’hypothèse décidément d’aucun intérêt pour notre propos, – inconnaissanceregnante, – à partir du moment où les effets réels, gigantesques de la crise NSA/Snowden, ont effectivement eu lieu.)

La première raison de “l’effacement de Greenwald” est que la crise majeure et fondamentale de l’Ukraine, avec ses multiples ramifications qui en font la crise haute centrale de notre évolution, a éclaté justement il y a près d’un an. Elle a pris le pas sur tout le reste, notamment sur la crise NSA/Snowden, et cela d’autant plus que le financier des nouvelles publications confiées au groupe Snowden/Poitras, Pierre Omidyar, se trouve dans une position très singulière dans la crise ukrainienne où il a financé certains groupes antirusses qui ont participé au Maidan.

Justement, la deuxième raison se trouve dans certaines difficultés rencontrées par le groupe Greenwald/Poitras dans la constitution des sites divers du groupe FirstLook.org, dans la mesure de la position politique très ambiguë de Omidyar (un milliardaire à l’image excentrique et exotique d’antiSystème, et qui l’est en partie, mais toujours avec un pied solidement campé dans le Système, jusqu’au copinage avec Soros). Quoi qu’il soit de ces péripéties, Greenwald-Poitras, qui constituent pour Omidyar un énorme investissement en termes d’influence et de communication, ont obtenu gain de cause pour le siteThe Intercept, pour ce qui est d’une complète liberté éditoriale et d’un financement sérieux.

… Et puis, voici que Greenwald réapparaît sur notre écran-radar (c’est-à-dire dans le champ de la communication que nous jugeons essentiel, pour suivre l’évolution de notre grande Crise Générale). Il s’agit bien entendu de la crise 1/7, ou l’“ouragan-Charlie” à partir de France. On comprend ce retour. Au centre du débat conceptuel de 1/7 se trouve la notion sacrée de “liberté d’expression”, brandie comme étendard de la grande manifestation de dimanche dernier à Paris, et cette notion est la raison d’être du chroniqueur, commentateur et guerrier de la communication qu’est Greenwald. Dans ce champ, Greenwald est quasiment de façon constante un agent antiSystème. C’est dans ce sens, et en prenant une position en flèche anti-Charlie, qu’il publie sur son site The Intercept deux artistes extrêmement incisifs, documentés, puissants, qui nous font penser qu’il est entré dans la bagarre et qu’il entend y tenir sa place.

Le 9 janvier 2015, il publie «En solidarité avec une presse libre : quelques caricatures plus blasphématoires». Greenwald attaque principalement Charlie-Hebdo, et au-delà la thèse-Système selon laquelle Charlie représente un parangon de vertu de “liberté d’expression” en arguant que cet hebdomadaire a suivi en réalité une ligne politique spécifique. La critique est classique et largement substantivée, qui va, pour les plus extrêmes, jusqu’à faire de Charlie-Hebdo tel qu’il est devenu depuis 9/11, avec une équipe où certains étaient conscients de la chose et d’autres moins sinon pas du tout, un représentant dissimulé de la tendance neocon-à-la-française. Greenwald met le doigt sur le principal argument de cette position : puisque Charlie s’est voulu un représentant radical de l’anti-religion (anti-cléricalisme), – ce qui implique toutes les religions, – pourquoi cette absence de caricatures antijuives à côté de la pléthore de matériels antimusulmans (et éventuellement anticatholiques) ?

«Défendre la liberté d’expression et les droits de la presse libre, ce qui signifie défendre le droit de diffuser les idées mêmes que la société trouve particulièrement nauséabondes, a été ma passion tout au long de ces 20 dernières années : du temps où j’étais un homme de loi comme depuis que je suis journaliste. Aussi c’est pour moi gratifiant de voir des foules revendiquer cette liberté à pleine voix, comme on a pu le voir pendant les 48h qui ont suivi l’attaque épouvantable contre Charlie Hebdo à Paris.

En ce qui concerne la liberté d’expression, il a toujours été nécessaire de faire la différence entre défendre le droit de diffuser l’idée X et le fait d‘être d’accord avec l’idée X, une distinction que tout le monde peut comprendre à quelques exceptions près. Il s’agit de défendre le droit d’exprimer des idées qui nous révoltent tout en condamnant l’idée elle-même. Il n’y a pas là de contradiction : l’ACLU (Union Américaine des Libertés Civiles) défendait vigoureusement le droit des néo-nazis de manifester au cœur d’une communauté comportant de nombreux survivants de l’Holocauste à Skokie, Illinois, mais ils ne se joignaient pas à la marche ; au contraire, ils condamnaient de toutes leurs forces ces idées révoltantes tout en défendant le droit de les exprimer.

»Mais la défense de la libre expression de cette semaine a été si enthousiaste qu’elle a donné naissance à un tout nouveau principe : défendre la liberté d’expression, ce n’est pas seulement défendre le droit d’exprimer une idée mais c’est adhérer à cette idée. De nombreux écrivains ont alors dit que pour manifester sa “solidarité” avec les caricaturistes assassinés il fallait non seulement condamner les attaques et défendre le droit des caricaturistes à publier leurs caricatures mais il fallait aussi diffuser et encenser ces caricatures. “La meilleure réponse à l’attaque contre Charlie Hebdo,” a déclaré le rédacteur en chef de Slate, Jacob Weisberg, “c’est de faire des caricatures encore plus blasphématoires. […]

»Quand nous avons discuté de l’article qu’il faudrait publier pour illustrer cette position, notre intention originelle était de demander à deux ou trois caricaturistes de faire des dessins qui ridiculiseraient le Judaïsme et diffameraient des figures sacrées pour les Juifs, comme Charlie Hebdo le faisait pour les Musulmans. Mais nous n’avons pas pu le faire car aucun dessinateur occidental connu n’osait signer une caricature anti-juive même si elle était faite dans un but satirique, parce que le faire, détruirait instantanément et irrémédiablement sa carrière, sinon pire. Les organes de presse occidentaux regorgent de commentaires (et de dessins) anti-Islam et anti-musulmans ; mais à l’inverse, les images et les paroles anti-juives sont absolument tabou. Pourquoi Douthat, Chait, Yglesias et les autres croisés de la libre expression n’exigent-ils pas la publication d’écrits ou de dessins antisémites par solidarité, ou pour lutter contre cette répression? Oui, il est vrai qu’un journal comme le New York Times publie, assez rarement, ce genre de matériel mais c’est uniquement dans le but de condamner l’ignoble fanatisme qui le sous-tend, à partir d’exemples concrets – pas de tout de le publier par “solidarité” ou parce qu’il mérite l’attention respectueuse du public. […]

… Pour vous rendre compte à quel point cela est vrai, rappelez-vous seulement que Charlie Hebdo – pourfendeur et défenseur “égalitaire” de toutes les formes possibles de propos offensants, – a licencié un de ses journalistes [Siné, NdT] en 2009 pour une phrase qualifiée par certains d’antisémite (ce journaliste a été accusé de crime de haine et le magazine a été condamné pour licenciement abusif). Alors, à votre avis, Charlie Hebdo offense-t-il tout le monde “égalitairement?»

Deuxième intervention, le 14 janvier 2015, cette fois pour attaquer la décision des mesures légales prises contre l’humoriste Dieudonné, assimilé de facto dans ce cas à un “terroriste”, ou “collabo” des assassins de Charlie selon le terme élégant employé par Pascal Bruckner pour d’autres que Dieudonné. «La France arrête un comédien pour un commentaire sur Facebook révélant ainsi l’imposture de la “célébration de la liberté d’expression” occidentale», titre de l’article de Greenwald dont nous donnons quelques citations, y compris un paragraphe dont on ne peut se priver, qui représente le jugement de Greenwald sur BHL. (Un peu moins habile cette fois à tenir la première place qu’il a l’habitude de réclamer dans cette sorte d’occasion, – BHL commencerait peut-être, dans le dispositif-Système, à gêner ou à agacer par sa pétulance exceptionnelle à se considérer comme hors du commun terrestre, et puis l’âge est là n’est-ce pas. BHL s’avérerait-il finalement n’être pas l’être métaphysique que l’on croyait ?)

«Quarante-huit heures après avoir organisé une immense marche en faveur de la liberté d’expression, la France a ouvert une enquête criminelle contre un comédien français controversé pour avoir posté sur Facebook un commentaire sur l’attaque de Charlie Hebdo, et ce matin ils l’ont arrêté pour ce post et ils le poursuivent pour ’“apologie du terrorisme”. Le comédien, Dieudonné, s’est précédemment présenté aux élections sur une liste “anti-sioniste”, a vu son spectacle interdit par de nombreux officiels gouvernementaux dans plusieurs villes de France et a été poursuivi en justice à de nombreuses reprises pour avoir exprimé des idées bannies dans ce pays.

Le point de vue apparemment criminel qu’il a exprimé sur Facebook était le suivant: “Ce soir, en ce qui me concerne, je me sens Charlie Coulibaly.” Les enquêteurs ont conclu qu’il voulait se moquer du slogan “Je Suis Charlie” et exprimer son soutien à celui qui avait commis les meurtres du supermarché parisien (dont le nom de famille était “Coulibaly”). Exprimer cette opinion est de toute évidence un crime dans la République de la Liberté*, qui se flatte d’avoir enfanté, au 20ième siècle, toute une série d’intellectuels – de Sartre et Genet à Foucault et Derrida – dont la marque distinctive était de s’attaquer à toutes les orthodoxies et tous les principes, même les plus sacrés.

Depuis cette glorieuse marche en faveur de la “liberté d’expression”, la France aurait ouvert 54 enquêtes criminelles pour “apologie du terrorisme.” Selon l’agence de presse AP ce matin, “la France a ordonné aux procureurs de tout le pays de prendre des mesures fermes contre tous ceux qui se rendent coupables de paroles de haine, d’antisémitisme et d’apologie du terrorisme”… […]

… Le personnage le plus intellectuellement corrompu peut-être dans ce domaine, et qui est aussi, sans surprise, l’intellectuel le plus célébré de France (et sans doute une des personnes les plus surestimées au monde) est le « philosophe » Bernard-Henri Lévy. Il réclame l’éradication du moindre soupçon d’opinion anti-juive (il a appelé à l’interdiction des spectacles de Dieudonné en disant : “Je ne comprends pas pourquoi il faudrait un débat à ce sujet,” et soutenu le licenciement en 2009 du journaliste de Charlie Hebdo [Siné, NdT] pour avoir commis une remarque offensante pour les Juifs), tout en se faisant effrontément passer, la semaine dernière, pour un champion Churchillien de la liberté d’expression, quand il s’agit de caricatures anti-musulmanes.»

Une fois de plus, nous dirons que nous ne sommes pas là, selon les propres règles que nous nous donnons, pour prendre une position politique sur les problèmes concrets et brûlants qui sont exposés à leur stade actuel, qui restent nécessairement polémiques et donc sujets à des fluctuations. Notre engagement concerne ce qui est, – fondamentalement, accessoirement, accidentellement, paradoxalement, etc., – antiSystème et, par opposition naturelle, pour identifier la ligne-Système qui est interprétée par ses opérateurs, tout cela évoluant d’une façon le plus souvent fluctuante. Or, cette fluctuation justement, n’a jamais été aussi forte que dans cette crise-Charlie, notamment à cause de l’énorme potentiel d’ambiguïté et de contradiction interne entre la nécessaire “liberté d’expression” quasiment sacralisée, et la non moins nécessaire “lutte contre l’obscurantisme” qui a une forme extrême dans le terrorisme que tout le monde condamne mais qui a aussi et surtout des formes beaucoup plus imprécises, elles aussi ambiguës et paradoxales (lorsque la “lutte contre l’obscurantisme” peut être perçue par certains comme de l’islamophobie, par exemple absolument évident). Les interventions de Greenwald confirment que cet ensemble de constats qui forme la crise-Charlie à la fois de communication et de symbolisme a une dimension internationale considérable, et donc que la France occupe désormais une place privilégiée et significative dans la bataille Système versus antiSystème.

Plus encore, l’intervention de Greenwald donne également une caution internationale au constat encore plus important que la crise-Charlie déchire directement une classe occupant une place fondamentale dans la bataille, – la classe réunissant le monde intellectuel, le complexe médiatique avec presse-Système et réseaux antiSystème, le showbiz et ses diverses ramifications. Tout ce monde d’influence, très puissant dans l’entité anglosaxonne globalisée mais également dans l’ensemble parisien-français où il dispose d’une réputation immémoriale, s’est déjà trouvé face aux contradictions classiques (“liberté d’expression”, “lutte contre l’obscurantisme”, attitudes vis—à-vis de l’immigration notamment musulmane et de l’islamisme extrémiste, etc.). Cette fois il y est confronté directement, au cœur même de ses débats quotidiens, de ses intérêts, de ses privilèges, de l’exercice de son influence, comme s’il devenait lui-même la ligne de front alors qu’il était jusque-là cantonné “à l’arrière” pour discutailler sans trop de risques. Lorsqu’un Pascal Bruckner traite de “collabos” des tueurs de Charlie un Guy Bedos ou un Luc Ferry, lorsque nombre de juifs français se montrent de plus en plus favorables aux thèses d’un Zemmour ou à l’orientation du Front National, on comprend que cette puissance caste d’influence sur laquelle s’appuie le Système est effectivement et désormais déchirée selon des lignes de fluctuation insaisissables et très mobiles, qui font passer en un clin d’œil, l’un ou l’autre d’une position-Système à une position antiSystème, sans qu’il l’ait voulu délibérément, sans même qu’il s’en rende compte nécessairement... Nous nous trouvons alors dans une situation, – les choses vont tellement vite, – où le désordre créé par la crise-Charlie menace de se transformer à tout moment, pour un moment rapide ou plus durablement c’est selon et c’est fluctuant, en hyper-désordre, basculant ainsi d’une position-Système à une position-antiSystème (désordre devenant hyper-désordre : voir par exemple notre texte du 17 décembre 2014, où les deux notions sont explicitées).

… Et l’intervention de Greenwald, grande figure internationale de l’antiSystème pour ses thèmes jusqu’alors cantonnés aux domaines anglosaxons comme source de réflexion et de commentaire de ses intervention, montre que le cas français est devenu avec la crise-Charlie une référence incontournable. En même temps, il renforce l’impression que la puissante caste d’influence dentifiée plus haut (intellectuels, médias, showbiz) est entrée dans une situation de crise interne, d’“affrontement fratricide”, qui lui fait courir le risque gravissime pour elle, mais pour le Système également, de perdre sa capacité d’influence directe. Jusqu’ici, ses contradictions internes restaient contrôlables puisqu’elle portait sur des thèmes extérieurs ou des situations intérieures très précisément identifiées ; jusqu’ici, elle restait fractionnée entre ses divers “provincialismes” (anglosaxons, “parti des salonards” parisien, etc.) qui sont la marque paradoxale de l’adhésion à la globalisation. Tout cela est en train de voler en éclat et si le rythme de 1/7 se maintient comme cela paraît inéluctable, la crise de cette caste d’influence sera ouverte comme une plaie sanguinolente, et deviendra incontrôlable. Ce sera un réel problème pour le Système parce qu’alors s’imposera le risque qu’à tout moment, par un parti ou l’autre, une voix célèbre ou l’autre, pour tel outil intérêt particulier, l’une ou l’autre de ses narrative (celles du Système) soit dénoncée comme telle d’une façon tonitruante.

Note du traducteur : *Liberté : en Français dans le texte

Traduction des extraits en anglais : Dominique Muselet, relu par jj 

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