Par F. William Engdahl – Le 23 février 2016 – Source New Eastern Outlook
Dans ce qui constitue le plus étrange des interminables conflits qui agitent le Moyen-Orient, autant de guerres au nom d’une chose aussi triviale que le contrôle des hydrocarbures, un rapport des plus alarmants vient d’apparaitre, présentant le scénario catastrophe de pays ayant recours à l’arme atomique pour arriver à leurs fins. Si cela advenait vraiment, cela constituerait la chose la plus stupide que l’Humanité ait faite sur le chemin de son auto-destruction. Étant donnée la nature des enjeux, et ce dont il est question dans ce rapport, il convient de l’examiner au plus près.
Il s’agit d’un rapport émanant d’un journaliste américain considéré comme sérieux, qui cite une source anonyme proche de Poutine au sujet de la possibilité d’un conflit nucléaire opposant la Russie aux États-Unis, l’Otan, la Turquie et l’Arabie saoudite. Je refuse de croire à ce prétendu conflit nucléaire au sujet de la Syrie, et je veux expliquer les raisons de ce refus.
Le rapport
Le 18 février dernier, un journaliste d’investigation américain d’une déontologie inhabituellement élevée dans sa profession, Robert Parry, qui révéla parmi d’autres scandales celui des Contras [dans les années 1980, des membres de la haute administration du gouvernement Reagan vendaient secrètement des armes à l’Iran, alors sous embargo, par l’intermédiaire d’Israël, et utilisaient le produit de ces ventes pour financer les rebelles anti-communistes nicaraguayens, les contras, NdT] des années 1980, publia sur son site les inquiétants propos qui suivent :
«Une source proche du Président russe Vladimir Poutine m’a dit que les Russes ont prévenu le Président turc Recep Tayyip Erdogan que Moscou est prête à utiliser des armes nucléaires tactiques si nécessaire, dans le but de sauver ses troupes d’une offensive turco-saoudienne. Étant donné que la Turquie est membre de l’Otan, une telle contre-attaque mènerait rapidement à une escalade vers un conflit nucléaire généralisé.»
Je suis les travaux de recherche de Parry depuis les années 1990, et les ai toujours trouvé d’une grande qualité professionnelle.
Le rapport rédigé par Parry a ensuite été repris par Alexander Mercouris, du site internet Russia Insider. Mercouris est lui aussi un analyste des questions russes dont le niveau élevé de sérieux et de méticulosité le distinguent du reste de la profession. Il a ajouté au rapport rédigé par Parry ses propres notes au sujet de la
tenue d’une réunion extraordinaire du Conseil de Sécurité de Russie, le 11 février, suivie d’une série de manœuvres militaires organisées à la dernière minute dans le District militaire du sud, ce qui laisse à penser qu’ils ont pour objectif de préparer l’armée russe à une intervention rapide et avec un délai très court contre la Turquie, si besoin était.
Le Saker, le nom de plume d’un analyste militaire qui jouit d’une tout aussi grande réputation d’érudition et de respectabilité, et dont les analyses sur la Russie depuis le coup d’État organisé par les États-Unis en Ukraine en 2014 sont d’une exceptionnelle sobriété, s’est, bien que relatant sur son blog l’analyse de
Mercouris, ouvertement opposé à l’analyse de ce dernier et au rapport de Parry. Le 20 février, Le Saker a écrit: «Je n’entrevois aucun scénario, à part une offensive totale menée par les États-Unis et l’Otan, selon lequel la Russie ferait usage de son arsenal nucléaire tactique.» Il a appuyé ses propos en citant une traduction de la doctrine russe sur l’utilisation d’armes nucléaires:
Paragraphe 27: La Fédération de Russie se réserve le droit d’utiliser l’arme nucléaire en réponse à l’usage fait contre elle ou ses alliés d’armes nucléaires ou d’autres armes de destruction massive, ainsi qu’en cas d’agression contre la Fédération de Russie à l’aide d’armes conventionnelles d’une manière qui menacerait son existence-même en tant qu’État. La décision d’avoir recours à l’arsenal nucléaire relève du Président de la Fédération de Russie.
Mon opinion
Je souhaite faire connaitre mon opinion, qui diffère de ce rapport sur un éventuel conflit nucléaire. Je refuse de croire à un tel conflit nucléaire à cause de la guerre en Syrie. Point barre !
Le conflit syrien est à la base un conflit entre deux personnes, Recep Tayyip Erdogan en Turquie et son voisin Bachar el-Assad, Président de Syrie, chef des forces armées syriennes, Secrétaire général du parti Ba’ath au pouvoir, et Secrétaire régional de la branche locale du parti en Syrie. Ce n’est PAS la Troisième Guerre mondiale, et je refuse de croire que cela va le devenir. C’est un conflit entre deux personnes, Assad et Erdogan.
Si on accepte cette réalité quant à la nature du conflit syrien, on peut commencer à mettre les choses en perspective. Le problème est que la perspective d’un conflit nucléaire avec la Russie de Poutine fait saliver certains en Occident, ce qui explique leur volonté de manipuler Erdogan, le prince Salman d’Arabie saoudite, et tous ceux qu’ils peuvent tromper sur le chemin de leur objectif. Ils ont déjà essayé et échoué en Ukraine.
Sous ce nouvel angle, il apparaît que le problème, un problème beaucoup plus fondamental, et que j’entrevois maintenant plus clairement avec le recul, est que ce conflit provient d’une erreur initiale, que l’on peut de surcroît concevoir aisément. Le gouvernement russe a décidé, fin septembre 2015, d’intervenir militairement pour une série de raisons complexes, qui résident à la fois dans la défense de la sécurité militaire de la Russie, mais aussi pour des raisons de prestige, réel ou imaginé, de la Russie dans le concert des Nations, et enfin pour de complexes raisons psychologiques qui trouvent leurs racines dans l’inconscient collectif russe.
Toutes ces raisons ont amené la Russie à choisir un camp dans le conflit syrien, à savoir celui de la lutte contre les terroristes, alors qu’il s’agissait en fait de l’extension des intérêts du second camp, celui d’Erdogan. Cet erreur de départ a servi les intérêts de la faction la plus belliqueuse au sein de l’Otan et au-delà, cette même faction en Occident qui se voit comme agent du Bien, et qui souhaite à ce titre détruire la Russie, et par la même occasion la Chine.
Cela n’a aucune espèce d’importance qu’une personne de confiance, proche du cercle du pouvoir en Russie, ait passé ce message à Robert Parry sur l’utilisation de l’arme nucléaire contre l’armée d’Erdogan si elle venait à mettre en danger la vie des 20 000 militaires russes stationnés en Syrie. L’intervention militaire russe en Syrie a nourri le monstre assoiffé de sang et aveuglé de haine. Ceci est ce dont le monde pourrait se passer.
Comme je l’ai récemment dit lors d’une entrevue dans le média étatique russe Sputnik News, un conflit armé ne connaît pas de vainqueur, de par la nature même de la guerre. Tous les acteurs de ce conflit se complaisent dans la duplicité, les jeux machiavéliques : Erdogan, Salman et son fils le prince Salman, le sous-secrétaire général américain pour les affaires politiques Jeffrey Feltman, John Kerry, Obama, Cameron, Hollande.
La Russie se trouve dans une situation à haut risque en Syrie si elle s’imagine que les autres acteurs du conflit sont rationnels. La haine ne se tempère pas par la raison. La Syrie de Bachar el-Assad ne peut pas gagner ce conflit avec la Turquie d’Erdogan. Tout comme la très sophistiquée armée de l’air russe ne peut le gagner pour lui.
Cela dit, nous nous trouvons actuellement dans une situation absurde où des milliers de militaires turcs nerveux et armés sont stationnés à leur frontière, et regardent vers la Syrie. De façon tout aussi absurde, on assiste au déploiement des avions de chasse saoudiens à la base turque d’Incirlik, à 150 kilomètres de la base aérienne russe de Khmeimim, près de Lattaquié, en Syrie. Les avions saoudiens sont stationnés avec les 5 000 pilotes et soutiens des divers avions militaires du 39e escadron de l’US Air Force, et de ceux des forces aériennes turques, ainsi que des F-15E de la Royal Air Force britannique arrivés en novembre prétendument pour se joindre à l’offensive contre État islamique. Il est intéressant de noter que la base aérienne d’Incirlik est l’une des six bases de l’Otan en Europe à disposer d’un stock d’armes nucléaires tactiques.
La base aérienne turque d’Incirlik (Étoile rouge) près de la frontière syrienne est l’une des six bases de l’Otan en Europe à détenir des stocks d’armes nucléaires tactiques.
Comme je l’explique en détail dans mon dernier ouvrage, L’hégémon à la dérive: Qui sera puni des dieux, et qui traite de l’alliance complexe, ancienne, entre ce culte de la mort que sont les Frères musulmans, et la CIA, et qui remonte à l’Arabie saoudite des années 1950, le conflit entre la Syrie d’Assad et la Turquie d’Erdogan n’a absolument rien à voir avec la religion. Ceci est un fait, et peu importe qui d’autre a décidé de se joindre au conflit de quelque côté que ce soit. Ce conflit me rappelle une bagarre de bar une fois que la première bouteille de bière a été lancée. Ce conflit n’a rien à voir avec les meurtres des chrétiens d’Orient ou autres, et ce malgré la récente rencontre entre le Pape François et le Patriarche Cyril de Moscou. Cela n’a rien à voir avec une guerre opposant les sunnites wahhabites aux chiites ou alaouites.
Le secret: «C’est le pétrole, crétin!»
Ce que peu de gens comprennent à propos de ce conflit en Syrie, et sur tout le Moyen-Orient en général, est que c’est une lutte pour le contrôle de ses réserves d’hydrocarbures. La Syrie détiendrait d’immenses réserves de pétrole sur le Plateau du Golan, occupé illégalement par Israël. L’Irak et ses immenses réserves
de pétrole à Kirkouk et ailleurs, comme les importantes réserves de pétrole en Libye et de gaz au Qatar. Ils veulent tous le pétrole, tous les cercles de pouvoir, anglais, américains, français, saoudiens, turcs, syriens, israéliens, irakiens, tous. Une grande partie du conflit entre l’Otan et la Russie est également due aux hydrocarbures. Et même le conflit larvé entre la Chine et ses voisins et avec les États-Unis en mer de Chine du Sud, est principalement à cause des réserves d’hydrocarbures.
A la lumière de cette analyse, le conflit syrien doit être compris pour ce qu’il est: un conflit entre deux personnes, Assad et Erdogan, pour le contrôle de grandes sommes d’argent qui proviennent de l’exploitation du pétrole. Ce n’est pas le début de la Troisième Guerre mondiale, comme le disait le Pape à l’aéroport Jose Marti de Cuba l’an dernier. C’est pour cela que je refuse de croire à un conflit nucléaire pour la Syrie et son pétrole.
F. William Engdahl
Traduit par Laurent Schiaparelli, vérifié par Ludovic, relu par Diane pour le Saker Francophone
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