Par Geminello Preterossi – Le 5 juillet 2025 – Source The Indicter
Face au délire belliciste en cours dans l’Union européenne, on se demande si nous ne sommes pas désormais confrontés à un cas macroscopique de psychopathologie politique : tous les mécanismes de défense décrits par Freud sont à l’œuvre.
Le premier est la négation : de la réalité, du contexte, de ses propres pulsions destructrices, etc., qui est maintenant allé jusqu’au niveau psychotique, qu’il est devenu déni, forclusion (c’est-à-dire perte de la relation avec la réalité, typique de la psychose). Puis la projection, le déplacement, le fractionnement, le retrait, l’idéalisation du soi. Après tout, Freud lui-même dans « l’Inconfort de la civilisation », mais aussi dans sa correspondance-dialogue avec Einstein, avait thématisé le contexte psychanalytique de la guerre. Ce contexte s’accompagne également d’une forte dose d’infantilisme politique, qui contribue à alimenter une dérive fanatique et irrationnelle qui sacrifie les vrais intérêts des peuples européens, et leur propre volonté, au maintien d’un faux Moi européiste. Il y a donc du cynisme, il y a des intérêts (même inavouables), mais ce qui est en jeu, c’est une question existentielle, une question identitaire aux implications profondes, qui touchent au côté obscur de la construction européenne.
Il y a certainement un élément de destructivité (introjectée), lié à un véritable syndrome obsessionnel-paranoïaque (foutaises anti-historiques comme la comparaison Poutine-Hitler, l’idée que nous sommes en danger parce que l’Europe est sur le point d’être envahie par la Russie, hypothèse dénuée de tout fondement politique, même trivialement d’un point de vue pratico-militaire). L’Europe est inconsciemment angoissée, d’abord et avant tout d’elle-même. C’est l’UE qui aujourd’hui protège l’orthodoxie idéologique néolibérale et mondialiste. L’Amérique de Trump est techno-marchande, mais antimondialiste. Sur cette base, il accepte le pluriverse mondial, visant un modus vivendi dans les relations internationales, et tente d’obtenir des avantages stratégiques en se positionnant de la meilleure façon possible dans la concurrence mondiale. Il a également remis en question les dogmes libéraux et mis fin au fanatisme woke. En ce qui concerne la question décisive ukrainienne, il vise une paix possible et réaliste.
Tandis que l’UE, humiliée d’abord et avant tout par elle-même, par ses propres erreurs grossières, par son propre aveuglement, est en proie à l’hystérie. Pourtant, malgré la propagande frénétique, les voix et les analyses ne manquent pas, qui soulignent non seulement l’absence de fondement, mais aussi la fragilité et l’automutilation de la position de l’UE sur l’Ukraine. L’échec de la politique imposée par les Démocrates américains et immédiatement saluée de manière totalement subordonnée par les Européens (même par ceux qui en auraient le plus souffert et payé, i.e. les Allemands) était prévisible, et avait été prédit (par exemple par Mearsheimer et Todd). D’un certain point de vue, que la seule Europe “politique” (de surcroît illusoire et antidémocratique) qu’ils puissent concevoir soit son simulacre belliciste, n’est pas surprenant, puisque l’UE est un instrument de dépolitisation technocratique. Ainsi, la politique au sens propre ne peut être donnée que sous une forme fantasmatique, en tant que symptôme et non en tant que ressource stratégique. Face à l’irruption de la réalité que représentent Trump et Vance, l’oligarchie européenne réagit en s’accrochant à la peur et à la réaction. Malgré des moyens puissants à sa disposition, même dans les médias, il n’y a pas de consensus. C’est pourquoi nous vivons des temps dangereux, car un “accident” pourrait arriver, ou pourrait être recherché, qui imposerait un fait accompli.
Actuellement, en Amérique, il y a de la politique, en Europe il n’y en a pas. C’est peut-être une politique grossière, avec de fortes poches de loi de la jungle, qui ne sont certainement pas une nouveauté d’aujourd’hui, mais il ne fait aucun doute qu’avec le mouvement MAGA une nouvelle énergie politique s’est manifestée, bien qu’ambivalente, mais qui a marqué un changement hégémonique dans la société américaine. Ce n’est pas un hasard si Trump a choisi Vance comme adjoint, un « hillbilly » qui a réussi et qui, précisément en vertu de son histoire, racontée dans l’intéressante autobiographie American Elegy (mais le titre original est précisément Hillbilly Elegy), n’adhère pas à l’establishment mondialiste et pseudo-progressiste mais donne la parole, étant un enfant de celle-ci, à l’Amérique profonde et populaire, désindustrialisée et abandonnée.
Un profil plus politique que l’homme d’affaires et pragmatique Trump: Vance apporte un contenu social significatif, expressif de problèmes réels, au ”signifiant populiste » qu’est Trump, « vide » (au sens lacanien) mais pas entièrement, et pour cette raison capable de subsumer des instances différentes, transversales et même contradictoires : revendications populaires et poussées technologiques, nécessité de revenir aux territoires et aux productions nationales et de relancer le défi spatial, “bon sens » populaire et mythologie de l’IA. Dans ce contexte, Vance est clairement une alternative, ou du moins un contrepoids, à Musk (avec tous ses profils transhumanistes et hyper-techno-privés dérangeants). L’aigreur des “dirigeants” européens vis-à-vis de Vance s’explique précisément par sa “vérité”, qui découle de sa matrice et de son franc-parler : c’est comme s’il leur avait mis un miroir révélateur face à eux. De plus, le discours qu’il a prononcé à Munich était une leçon de réalisme politique lucide dans les relations internationales et en même temps une preuve de confiance dans la souveraineté populaire et dans le libre échange des idées, ce qui manque clairement aux censeurs eurocratiques. Après tout, l’Europe est devenue le lieu de la dépolitisation. Un continent sans identité. L’UE, qui en est le vecteur, est exactement à l’opposé de la façon dont elle est introduite clandestinement (un embryon d’Europe politique, une puissance civile, etc.). En restant dans son schéma, seuls des « simulacres de résilience » peuvent être générés (comme le Linke en Allemagne, le faux Front Populaire – proie facile de l’instrumentalisation de Macron – en France, ou la pseudo-gauche radicale en Italie). Utile uniquement à l’oligarchie eurocratique néolibérale et mondialiste.
Mais qu’est-ce que l’Union européenne, finalement ? Ce n’est pas un État fédéral ; ce n’est pas une confédération ; mais ce n’est même pas simplement une alliance (bien qu’elle soit basée sur des traités, dont les “seigneurs” restent évidemment les États). Elle a une monnaie sans État ni gouvernance politique de l’économie, ce qui empêche logiquement une véritable intégration économique et financière, basée sur la solidarité et des politiques fiscales communes ; elle a un appareil technocratique éléphantesque, autour duquel tournent des lobbies ostentatoires ; elle souffre de surproduction réglementaire, elle a un pouvoir judiciaire intrusif et auto-expansif, mais ce n’est pas un véritable État de droit ; elle n’a pas de constitution, mais a un traité pompeusement qualifié de constitutionnel ; elle a un parlement, mais ce n’est pas une véritable démocratie représentative (ce qui implique, entre autres, que la représentation politique du conflit social en est inhibée : probablement l’un de ses véritables objectifs après Maastricht, en hommage à l’idéologie ordolibérale). Bref, c’est un système de domination technocratico-financière, centré sur l’hypertrophie juridique et la gouvernance comme gestion technique. Le tout assaisonné d’une mélasse moraliste de plus en plus détachée de la réalité et aussi de la vérité historique. Du point de vue de la culture politique, une bulle illusionniste.
L’absence d’identification de l’UE a conduit à lui attribuer les qualifications les plus imaginatives. Ou plutôt, d’utiliser des métaphores improbables pour dissimuler le fait que personne ne savait de quoi il s’agissait. Mais si vous ne pouvez pas dire en quoi consiste un phénomène, il y a un problème. S’il s’agit de questions qui touchent au droit public (national, international, comparatif), cela devient embarrassant pour la science du droit (positif), mais aussi pour la théorie du droit (et de la politique). Disons que les juristes, mais en général les « intellectuels« , auraient dû prendre la question au sérieux… Au lieu de cela, elle a été prise comme une opportunité, poursuivant des illusions post-souveraines et post-étatiques, avec une forte simplification du thème identitaire, linguistique-culturel et national, et contournant le nœud politique de la décision par des moyens fonctionnalistes.
Ainsi, une politique ”indirecte » a été générée, apparemment douce ou de faible intensité, qui a remplacé la complexité de la politique par une dépolitisation moraliste et technocratique. Cela a contribué à affaiblir l’Europe, à en faire non pas une alliance d’égaux, un instrument de coopération entre États, mais un fouillis dilaté (après l’élargissement imprudent à l’Est) et opaque d’intérêts contradictoires et de fidéisme. C’est ce passé qui a conduit, dans une avalanche, à une série de revers retentissants, à l’austérité et à la gestion insensée de la crise financière déclenchée par les subprimes américains (présentée instrumentalement comme une crise des dettes souveraines, en réalité des dettes privées, c’est-à-dire des banques, notamment allemandes et françaises) : un véritable plan enclin à la perte de légitimité et de consensus. Jusqu’à l’échec total en Ukraine et le soutien au massacre de Gaza. Il faut reconnaître que le triste résultat d’une UE politiquement et moralement défaillante est l’accent paroxystique mis sur l’hostilité, l’abandon de la pensée critique et du sain réalisme, l’aveuglement de soi, une mauvaise conscience assaisonnée d’un suprémacisme moral aussi hystérique que compensatoire. N’importe quoi, pour échapper à la réalité. Un mélange grotesque et pernicieux de bellicisme, d’impuissance et de marginalisation géopolitique.
Beaucoup sont tombés dans ce sortilège suggestif de l’indéfinissabilité de l’UE. Certains de bonne foi (le climat générique mais indéfectiblement pro-européen des années 90 a aidé). Mais ce sont aussi, pour certains navigateurs habiles, sans surprise des hommes depuis plusieurs saisons, qui ont piloté le remplacement de la constitution économique envisagée par la Charte de 1948 par celle de Maastricht et de l’euro, une forme d’arrogance intellectuelle et de cynisme politico-carriériste. Le récit était que quelque chose de si nouveau se réalisait, quoique progressivement, entre blocages et avancées, qu’on ne pouvait même pas dire de quoi il s’agissait, et qui représentait néanmoins un progrès certain. Au lieu de demander, de manière plus réaliste, si ce n’était pas une limite, un problème à affronter et éventuellement à surmonter, en tout cas un signe de difficulté. L’UE est un OVNI, un objet volant non identifié, ou un frelon, lourd, pas agréable à regarder, mais qui vole. C’était le discours dominant, véhiculé d’en haut. Eh bien, l’OVNI a atterri sur la planète Mars (ou aimerait) : la planète du dieu de la guerre. Et le visage du bourdon est de plus en plus dévasté, d’un point de vue esthético-politique. Les tentatives de reproduire à nouveau – avec lassitude, et précisément pour cette raison de manière de plus en plus paroxystique – ces schémas interprétatifs produisent des effets embarrassants.
Au final, a-t-on dit, l’efficacité fonctionnaliste de l’intégration compte. Une version triviale du thème classique de l’efficacité. Sauf que si, lorsque le consensus est chancelant, le respect est imposé par la force et donc l’efficacité devient une simple contrainte avec le pouvoir d’urgence que l’UE s’est de fait attribué, inévitablement tout son échafaudage précaire tient de moins en moins. Il n’est pas surprenant que pour éviter d’affronter un discours de vérité difficile mais nécessaire, d’accepter par réflexe un échec qui est le résultat d’un mauvais chemin qui à un moment donné a été emprunté, ou qui est devenu répandu, on finit par trahir, dans une tentative désespérée de gagner du temps et de rester à flot, ces normes constitutionnelles et axiologiques dont nous nous drapons hypocritement.
La vérité est que lorsqu’une « classe dirigeante » (pour ainsi dire) échoue de manière aussi spectaculaire et coupable, elle devrait rentrer chez elle. L’oligarchie eurocratique (à Bruxelles, Francfort, Strasbourg et Luxembourg, ainsi que dans les capitales des pays membres) le sait et se bat pour survivre. Le problème est qu’elle est peut-être prêt à faire payer n’importe quel prix aux peuples européens, du fort ultra-atlantiste qu’il est resté à la seule garnison (avec le Royaume-Uni, mais il reste à voir dans quelle mesure les Britanniques seront prêts à se désaligner de l’éternel allié américain, un frère cadet devenu depuis bien plus grand).
Récemment, Ferrajoli a proposé de descendre dans la rue avec la pire Europe au nom de la meilleure Europe (dans la manifestation du 15 mars). On dirait : continuons comme ça, faisons-nous mal ! Il a également avancé l’idée surréaliste d’une grande alliance (y compris avec von der Leyen et Macron) contre le fascisme mondial. Mais le nouveau fascisme est le courant dominant. Celui qui, par exemple, annule les élections et exclut arbitrairement les candidats indésirables (comme en Roumanie, mais il est clair que la tendance peut s’étendre). Après tout, la dérive post-démocratique, et maintenant ouvertement antidémocratique, est en cours depuis un certain temps (la lettre Trichet-Draghi et le chantage à la Grèce en étaient des signes évidents). La précipitation de ce « nouveau fascisme » que Pasolini avait prophétiquement pressenti.
Juste pour abaisser le niveau, le « nouveau fascisme“ de ceux qui débitent (et saluent) de petits ”produits“ de consommation en série sur Mussolini qui expriment parfaitement, avec leur médiocrité anti-historique, ennemie de toute analyse critique sérieuse, l’apocalypse culturelle dénoncée par PPP sous la forme de la ”mutation anthropologique« . Après tout, c’est aujourd’hui le travail principal de la communication et du divertissement de l’establishment : répéter sans cesse aux classes moyennes et supérieures supposément réfléchies, en réalité affectées par une “demi-culture” irrémédiable, ce qu’elles veulent entendre. Continuer à ne rien comprendre. Et surtout, pour l’amour du ciel, n’ayez jamais de doute, ce qui pourrait éventuellement vous pousser à réfléchir (une entreprise désespérée, en fait). C’est le corrélat postmoderne, néolibéral et pseudo-progressiste du “fascisme des antifascistes” dont PPP a toujours écrit : “il existe aujourd’hui une forme d’antifascisme archéologique qui est alors un bon prétexte pour se procurer une licence d’antifascisme réel. C’est un antifascisme facile qui a pour objet et objectif un fascisme archaïque qui n’existe plus et n’existera plus jamais. ( … ) C’est pourquoi une grande partie de l’antifascisme d’aujourd’hui, ou du moins de ce qu’on appelle l’antifascisme, est soit naïve et stupide, soit spécieuse et de mauvaise foi”. Après tout, comme l’a dit Flaiano, “les fascistes ont toujours été divisés en deux catégories : les fascistes et les antifascistes”.
Mais, pour conclure, revenons à la chère UE, cette prétendue « étape exemplaire dans le processus d’unification de la race humaine” (donc Ferrajoli toujours). Maintenant, ce qui est grotesque, c’est que des décennies de dépolitisation, de prédication post-souveraine et post-étatique, aboutissent à une adhésion fanatique à un simulacre de “politique”, ou au réarmement comme fétiche, qui devrait conduire à on ne sait quels résultats historiques (europe politique ?) et garantir l’autodéfense européenne (mais vraisemblablement ce n’est que la tentative désespérée d’un perdant d’élite et très médiocre de rester à flot).
Le résultat est un gâchis irréaliste et trompeur, profondément injuste (de l’argent pour les armes oui, pour les hôpitaux non), de plus en contraste total avec tout ce que le clergé pro-européen a toujours prêché rhétoriquement (nous sommes une garnison civile de paix). Si ce n’était pas dangereux, on en rirait. L’UE va exactement dans la direction opposée à ce qui est nécessaire : saisir l’opportunité d’une trêve qui, par le compromis, jette les bases d’une paix stable et nous sort du cauchemar d’une troisième guerre mondiale. Par conséquent, si l’on souhaite qu’en Europe, en particulier dans le noyau historique des pays fondateurs, une politique de coopération entre États fondée avant tout sur le respect des peuples européens soit relancée, la logique de l’UE doit être renversée.
Professeur Geminello Preterossi
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.