Par Eldar Mamedov – Le 12 décembre 2024 – Source Responsible Statecraft
Alors que la guerre entre la Russie et l’Ukraine est cadrée par les politiciens et commentateurs au pouvoir en Europe et en Amérique dans le cadre d’une prétendue lutte mondiale entre démocraties et autocraties, la qualité de la démocratie en Occident elle-même en a pris un coup.
Les voix dominantes plaidant pour la victoire de l’Ukraine et la défaite de la Russie, toutes deux définies en termes maximalistes et de plus en plus inaccessibles, cherchent à étouffer les perspectives plus réfléchies et nuancées, privant ainsi le public d’un débat démocratique sur les questions existentielles de la guerre et de la paix.
Selon un schéma commun à tout l’Occident, des universitaires respectés qui avaient correctement prédit le bourbier dans lequel se trouvent actuellement l’Ukraine et l’Occident ont été diffamé et délégitimés en étant traité de porte-paroles du Kremlin ; ils ont été soumis au harcèlement, à la marginalisation et à l’ostracisme.
La situation est particulièrement alarmante en Europe. Alors que le débat sur l’Ukraine aux États-Unis est, dans une mesure inquiétante, façonné par des groupes de réflexion pro-militaristes, tels que l’Atlantic Council, des politiciens bellicistes et des experts néoconservateurs, un mouvement compensatoire composé de voix pro-paix s’est développé. Parmi elles on compte Defense priorities, le CATO Institute, des publications comme The Nation à gauche et The American Conservative à droite, et des universitaires comme Stephen Walt, John Mearsheimer et Jeffrey Sachs, entre autres. Il y a plus d’espace pour des voix alternatives dans le discours américain.
En Europe, en revanche, les débats sur la politique étrangère ont tendance à simplement faire écho aux voix les plus bellicistes venant de Washington.
La Suède est une illustration particulièrement éloquente de cette tendance. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le gouvernement et la classe politique suédois ont rapidement rejoint l’OTAN. Pourtant, comme l’une des plus éminentes spécialistes suédoises des relations internationales, Frida Stranne, me l’a dit au cours d’une interview, “Aucun débat approprié n’a eu lieu sur les questions clés, comme celle de savoir si l’agression de la Russie contre l’Ukraine était en effet une menace si immédiate pour la sécurité de la Suède qu’elle a dû abandonner le statut de neutralité dont elle jouissait même pendant la guerre froide?” (Je peux témoigner moi-même, de mon travail en tant que conseiller principal en politique étrangère au Parlement européen début 2022, que même certains membres du parti social-démocrate suédois, alors au pouvoir, étaient consternés par le gouvernement qui bafouait les opinions alternatives sur l’OTAN).
De plus, lors d’une conversation avec moi, Stranne, tout en reconnaissant que l’invasion de l’Ukraine par la Russie était “une violation flagrante du droit international”, a souligné les politiques américaines depuis 2001, telles que l’invasion de l’Irak, notant qu’elles “ont contribué à saper les principes juridiques internationaux et à créer un précédent pour d’autres pays agissant de manière « préventive » contre les menaces perçues.”
Dans la même interview, elle a également averti que “le refus d’accepter un règlement négocié de la guerre en Ukraine conduit le monde dangereusement au bord d’un conflit militaire majeur entre l’OTAN et la Russie.”
Alors que de tels points sont régulièrement soulevés par des universitaires assez traditionnels aux États-Unis, en Suède ils ont déclenché une campagne vicieuse contre Stranne et l’ont rendue ininvitable dans les médias et les cercles de politique étrangère. Les principaux médias l’ont vilipendée en la traitant d’anti-américaine et de “poutiniste« .”
L’Allemagne est un autre exemple de la façon dont la pensée de groupe imposée a conduit à une marginalisation des perspectives dissidentes dans les débats politiques. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est la rapidité et le radicalisme avec lesquels les va-t-en-guerres des groupes de réflexion, des médias et des partis politiques ont réussi à redéfinir le débat dans un pays auparavant connu pour sa défunte Ostpolitik, une politique d’engagement pragmatique avec l’Union soviétique et plus tard la Russie.
L’un des plus éminents experts allemands en politique étrangère, Johannes Varwick de l’Université Halle-Wittenberg, a longtemps défié la tendance et plaidé en faveur de la diplomatie. En décembre 2021, avec un certain nombre d’anciens officiers militaires, diplomates et universitaires de haut rang, il a averti qu’une détérioration massive des relations avec la Russie pourrait conduire à la guerre – en partie à cause du refus de l’Occident de prendre au sérieux les préoccupations de sécurité de la Russie, principalement liées aux perspectives d’expansion de l’OTAN vers l’Est.
Pourtant, de telles opinions ont valu à Varwick qu’on l’accuse de “servir les intérêts russes.” En conséquence, comme il me l’a dit dans une interview, ses “liens avec les partis politiques et les ministères chargés de la conduite de la politique étrangère et de sécurité de l’Allemagne ont été rompus.”
Les experts des pays neutres n’ont pas non plus été épargnés par la marginalisation. Le professeur autrichien Gerhard Mangott, l’un des plus éminents experts de la Russie dans le monde germanophone, a souligné une “responsabilité partagée” de la Russie, de l’Ukraine et des pays occidentaux dans l’incapacité de résoudre pacifiquement le conflit ukrainien post-2014. Une telle analyse, comme me l’a dit Mangott, a conduit à son « excommunication rapide par la communauté scientifique germanophone qui s’est rapidement tournée vers l’activisme politique et est devenue partisane de la guerre.”
L’ironie tragique, bien sûr, est que ces voix ostracisées se sont révélées correctes à bien des égards à propos de cette guerre.
Lorsque, malgré ses avertissements, l’invasion russe de l’Ukraine s’est produite, Varwick, qui l’avait condamnée comme illégale et inacceptable, a appelé à de nouveaux efforts pour trouver une solution négociée réaliste au conflit. Comme il me l’a dit, cela devrait “d’abord inclure un statut neutre pour l’Ukraine avec de solides garanties de sécurité pour le pays. Deuxièmement, il y aurait des changements territoriaux en Ukraine qui ne seraient pas reconnus en droit international mais qui devraient être acceptés comme un modus vivendi temporaire, et troisièmement, la perspective d’une suspension de certaines sanctions en cas de changement de comportement de la Russie doit être proposée.”
En mars 2022, l’Ukraine et la Russie étaient proches d’un accord globale selon ces mêmes paramètres. Cela n’a pas fonctionné, car, entre autres raisons, l’Occident a encouragé l’Ukraine à croire qu’une “victoire” militaire était possible. Le rôle du Premier ministre britannique de l’époque, Boris Johnson, dans la sape des pourparlers est désormais généralement reconnu. Ce qui est cependant particulièrement frappant, c’est que Johnson a récemment admis lui-même qu’il considérait la guerre en Ukraine comme une guerre par procuration contre la Russie – une affirmation faite par Stranne et Trita Parsi du Quincy Institute dans leur livre de 2023, en suédois, “L’Illusion de la paix américaine”, pour lequel ils ont été critiqués pour avoir prétendument mis en avant le narratif russe.
Avance rapide jusqu’à fin 2024 et, confronté à des difficultés croissantes sur le champ de bataille, le président ukrainien Volodymyr Zelensky signale maintenant qu’il pourrait accepter certains des éléments décrits par Varwick ; à savoir, accepter de facto des pertes territoriales pour en empêcher d’encore plus importantes si la guerre se poursuivait.
Aujourd’hui, l’Ukraine est plus loin de réaliser quoi que ce soit qui ressemblerait de loin à une victoire militaire qu’en février 2022. Contrairement aux attentes des États-Unis et de l’UE, les sanctions n’ont ni freiné l’économie russe ni modifié ses politiques de la manière souhaitée par l’Occident.
En Occident même, les forces politiques qui exhortent à mettre fin à la guerre sont ascendantes, comme en témoigne l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis et la montée des partis anti-guerre en Allemagne, en France et dans d’autres pays de l’UE. Les sondages d’opinion montrent systématiquement une préférence de la majorité des Européens pour une fin négociée de la guerre.
La réalité est que, quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, un modus vivendi entre l’Occident et la Russie devra être rétabli pour assurer, selon les mots de Varwick, “leur coexistence dans une Guerre froide 2.0 sans escalade permanente. » Il est grand temps de rétablir un débat démocratique ouvert sur cette question vitale.
Écouter les experts qui ont fait leurs preuves en matière d’analyse correcte serait une première étape nécessaire.
Eldar Mamedov
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.