L’équipe Biden n’a toujours pas présenté de stratégie de guerre en Ukraine. Peut-être ne veut-elle pas admettre qu’elle n’en a pas ?


Par Anatol Lieven – Le 2 aout 2024 – Source Responsible Statecraft

Près de 100 jours se sont écoulés depuis que le Congrès a adopté un financement d’urgence de 61 milliards de dollars pour l’Ukraine, une mesure qui comprenait une condition exigeant que l’administration Biden présente au corps législatif une stratégie détaillée pour la poursuite du soutien des États-Unis.

Lorsque le projet de loi de financement a été adopté en grande pompe le 23 avril, la section 504, page 32, comprenait le mandat suivant :

« Au plus tard 45 jours après la date de promulgation de la présente loi, le secrétaire d’État et le secrétaire à la Défense, en consultation avec les responsables des autres agences fédérales concernées, le cas échéant, soumettront aux commissions des finances, des services armés et des relations extérieures du Sénat et aux commissions des finances, des services armés et des affaires étrangères de la Chambre des représentants une stratégie concernant le soutien des États-Unis à l’Ukraine contre l’agression de la Fédération de Russie : À condition que cette stratégie soit pluriannuelle, qu’elle établisse des objectifs spécifiques et réalisables, qu’elle définisse les intérêts de la sécurité nationale des États-Unis et qu’elle leur donne la priorité… »

Nous sommes au mois d’août et l’administration Biden n’a toujours pas manifesté l’intention de soumettre une telle stratégie au Congrès. Cela conduit inévitablement à soupçonner qu’une telle stratégie n’existe pas en réalité. Cela suggère également que sans un changement massif de mentalité au sein de l’administration, il n’est même pas possible d’organiser – et encore moins de rendre publiques – des discussions internes sérieuses et honnêtes sur le sujet, car elles révéleraient les hypothèses erronées et vides sur lesquelles repose une grande partie de la politique actuelle.

Cela concerne tout d’abord l’exigence de « définir et hiérarchiser les intérêts de sécurité nationale des États-Unis« . Aucun responsable américain n’a jamais sérieusement abordé la question de savoir pourquoi une présence militaire russe dans l’est de l’Ukraine, qui n’avait aucune importance pour les États-Unis il y a 40 ans (lorsque les armées de chars soviétiques se tenaient au centre de l’Allemagne, à 1 1931 kms à l’ouest), devrait aujourd’hui constituer une menace telle que la combattre nécessite 61 milliards de dollars d’aide militaire américaine par an, un risque important de conflit avec une Russie dotée de l’arme nucléaire et une distraction colossale des intérêts vitaux des États-Unis ailleurs.

Au lieu de cela, l’administration et ses alliés européens se sont appuyés sur deux arguments. Le premier est que si la Russie n’est pas vaincue en Ukraine, elle attaquera l’OTAN et que cela signifiera que des soldats américains iront se battre et mourir en Europe. En réalité, il n’existe aucune preuve d’une telle intention de la part de la Russie. Les menaces russes d’escalade et (éventuellement) les actes mineurs de sabotage sont des conséquences de la guerre en Ukraine et visent à dissuader l’OTAN d’intervenir directement dans ce conflit – et non des actions destinées à jeter les bases d’une invasion de l’OTAN.

Les commentateurs occidentaux aiment à affirmer que les ambitions publiques russes au-delà de l’Ukraine sont un fait acquis, mais lorsqu’on leur demande de fournir des déclarations réelles à cet effet, ils sont incapables de le faire. De même, à en juger par la dernière déclaration de Poutine, ce dernier n’a pas l’intention (ou ne croit pas possible) de « rayer l’Ukraine de la carte« . Les principaux objectifs officiels de la Russie comprennent des gains territoriaux limités, la neutralité de l’Ukraine et les droits de la langue russe en Ukraine, autant de questions qui peuvent légitimement être examinées dans le cadre de négociations.

En outre, compte tenu des difficultés aiguës auxquelles l’armée russe a été confrontée en Ukraine et des faiblesses russes révélées par ce conflit, l’idée qu’elle envisage d’attaquer l’OTAN semble tout à fait contre-intuitive. En effet, la Russie a été « stoppée » en Ukraine. La résistance héroïque de l’armée ukrainienne, soutenue par les armes et l’argent de l’Occident, a stoppé l’armée russe bien loin des objectifs du président Poutine lorsqu’il a lancé la guerre. Les Ukrainiens ont gravement entamé le prestige militaire russe, infligé d’énormes pertes à l’armée russe et détiennent encore aujourd’hui plus de 80 % du territoire de leur pays.

L’administration Biden a fait des déclarations partiellement contradictoires sur l’objectif de l’aide américaine à l’Ukraine : elle est destinée à aider l’Ukraine à « gagner«  et à « renforcer l’Ukraine à la table des négociations« . Elle n’a cependant pas rempli son obligation légale de définir au Congrès ce que signifie « gagner« , ni pourquoi, si la guerre se termine par des négociations, celles-ci ne devraient pas commencer maintenant – d’autant plus qu’il y a de fortes raisons de penser que la position militaire ukrainienne, et donc la position de l’Ukraine à la table des négociations, s’aggrave au lieu de s’améliorer.

Comme l’ont écrit Samuel Charap et Jeremy Shapiro en réponse au dernier envoi d’armes par les États-Unis à l’Ukraine, « l’adaptation et l’ajustement ne constituent pas une stratégie » :

« L’adaptation et l’ajustement ne constituent pas une stratégie, et l’escalade réactive en l’absence de stratégie n’est pas une politique saine. L’escalade de l’engagement américain dans ce conflit – ou dans tout autre conflit – devrait être guidée par une idée de la manière de mettre fin à la guerre. »

Comme pour les campagnes américaines au Viêt Nam et ailleurs, l’administration et ses alliés ont tenté de jouer la carte de la « crédibilité«  : l’argument selon lequel il est nécessaire de vaincre la Russie en Ukraine parce que, sinon, la Chine, l’Iran et d’autres pays s’enhardiront à attaquer les États-Unis ou leurs alliés. Mais tout comme l’argument sur les ambitions russes au-delà de l’Ukraine, il s’agit simplement d’une hypothèse. Elle n’est étayée par aucune preuve réelle.

On peut, avec une validité égale ou supérieure, supposer que les gouvernements de ces pays prendront leur décision en fonction de leurs propres intérêts et de l’équilibre militaire dans leur région.

Le dernier argument de l’administration est d’ordre moral : « l’agression russe ne doit pas être récompensée » et « l’intégrité territoriale de l’Ukraine doit être rétablie« . Toutefois, étant donné que toute négociation réaliste en vue d’un règlement de paix devra impliquer une reconnaissance de facto des gains territoriaux russes (et non une reconnaissance de jure, que les Russes n’attendent pas et que même les Chinois n’accorderont pas), cette déclaration semblerait exclure même l’idée de pourparlers. À première vue, l’administration Biden semble donc demander au peuple américain de dépenser indéfiniment des dizaines de milliards de dollars par an dans une guerre sans fin pour un objectif irréalisable.

S’il s’agit d’une image erronée de la position de l’administration, alors, une fois de plus, elle a l’obligation formelle, en vertu du projet de loi adopté par le Congrès en avril, de dire au peuple américain et à ses représentants élus quels sont en fait ses objectifs en Ukraine. Chacun pourra alors juger en connaissance de cause s’ils sont réalisables et s’ils valent 61 milliards de dollars par an en argent américain.

Malheureusement, il semble que la position actuelle de l’administration consiste à repousser cette question jusqu’après les élections présidentielles. Ensuite, soit une administration Harris devra élaborer de nouveaux plans, soit une administration Trump le fera. Mais étant donné le temps qu’il faut à une nouvelle administration pour s’installer et élaborer de nouvelles politiques, cela signifie que nous ne pouvons pas nous attendre à ce qu’une stratégie sur l’Ukraine émerge avant huit mois au mieux.

Si les Ukrainiens pouvaient maintenir à peu près leurs lignes actuelles, cette approche pourrait se justifier en termes de politique intérieure américaine (mais pas pour les familles des soldats ukrainiens qui mourront entre-temps). Toutefois, compte tenu de l’équilibre militaire sur le terrain, et même si l’aide se poursuit, l’Ukraine risque fort de subir une défaite majeure pendant cette période. Washington devra alors choisir entre un échec véritablement humiliant et une intervention directe, qui exposerait le peuple américain à des risques vraiment terribles.

Il existe une alternative. Puisque le président Biden quittera de toute façon ses fonctions en janvier prochain, il pourrait prendre un risque et tenter de léguer à son successeur non pas la guerre, mais la paix. En termes de politique intérieure, l’ouverture de négociations avec la Russie priverait Donald Trump et JD Vance d’une position de campagne, et épargnerait à une future administration Démocrate (si elle est élue) une décision très difficile et source de divisions internes.

Le premier pas dans cette direction consiste pour l’administration Biden à formuler clairement ses objectifs en Ukraine et, comme l’exige la loi, à les soumettre au peuple américain.

Anatol Lieven

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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