Par Moon of Alabama – Le 14 décembre 2023
Début novembre, The Economist a publié une interview et plusieurs articles du commandant en chef de l’armée ukrainienne, le général Zaluzny. Comme je l’avais résumé :
La thèse centrale de Zaluzny est que la guerre est actuellement dans une impasse. Elle est devenue positionnelle et aucune manœuvre d’envergure n’est possible. Il compare cette situation à la guerre en Europe en 1917. Selon lui, le changement ne s’est produit que grâce à l’introduction de nouvelles technologies (par exemple les chars d’assaut).
…
Pour ma part, je pense que Zaluzny se trompe. La guerre n’est pas dans une impasse. La Russie a clairement l’avantage car elle est libre de manœuvrer sur toute la ligne de front et d’attaquer là où elle le souhaite. Elle ne le fait pas avec toute sa force parce que la situation actuelle lui permet de remplir commodément l’ordre que son commandant en chef lui a donné : détruire les capacités militaires de l’Ukraine.
Enfin, un écrivain occidental a pris conscience de ces faits. Lee Hockstader, chroniqueur du Washington Post pour les affaires européennes, opine :
En Ukraine, le risque n’est pas l’impasse. C’est la défaite.
Hockstader déplore le manque de soutien des États-Unis et de l’Europe aux nouvelles exigences de l’Ukraine. Il déclare :
Sans ces injections d’argent, d’armes et de munitions, il est peu probable que le statu quo décevant de l’année dernière, au cours de laquelle l’Ukraine n’a pas réussi à reconquérir beaucoup de territoires, perdure.
Andriy Yermak, l’un des principaux collaborateurs du président ukrainien Volodymyr Zelensky, a déclaré la semaine dernière lors d’un forum à Washington que le « grand risque » était que les troupes de Kiev puissent « perdre cette guerre« .
Ce message devrait secouer les décideurs politiques des deux côtés de l’Atlantique. Le danger, comme l’a averti publiquement le général ukrainien le mois dernier, n’est pas simplement l’impasse. Les forces ukrainiennes, à court d’équipement, pourraient être contraintes de se replier, de raccourcir leurs lignes de défense et d’abandonner des territoires.
…
Il est essentiel de réfléchir à ce que signifie la défaite de l’Ukraine, car ce serait autant un désastre stratégique pour les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN qu’une image terrorisante pour l’Ukraine. Deux cataclysmes, tout aussi brutaux, qui se déroulent selon des calendriers différents.
Eh bien, oui. L’Occident s’est épuisé et cela s’est avéré stérile.
Il n’y aura pas de terreur pour l’Ukraine, juste la perte du peuple ethnique russe, des industries et des terres que les communistes – Lénine, Staline et Khrouchtchev – avaient, pour quelque raison que ce soit, attachés à ce pays. Le reste sera un État croupion plus petit, plus pauvre et purement agricole, sans accès à la mer. Cela était évident dès le début pour quiconque avait une vision claire de l’équilibre des forces en présence dans la guerre.
Comme je l’ai écrit le 24 février 2022, le jour même où les forces russes sont entrées en Ukraine :
En regardant cette carte, je pense que l’état final le plus avantageux pour la Russie serait la création d’un nouveau pays indépendant, appelé Novorussiya, sur les terres situées à l’est du Dniepr et au sud le long de la côte, qui abritent une population majoritairement russe et qui, en 1922, avaient été rattachées à l’Ukraine par Lénine. Cet État serait politiquement, culturellement et militairement aligné sur la Russie.
Cela supprimerait l’accès de l’Ukraine à la mer Noire et créerait un pont terrestre vers la Transnistrie, territoire sécessionniste de la Moldavie, qui est sous la protection de la Russie.
Parenthèse :
La partie jaune de la carte intitulée « L’Ukraine en 1654 » était en fait le territoire des Cosaques zaporozhiens orthodoxes. Sous la menace du Commonwealth catholique lituano-polonais, qui tenait à l’époque les parties vertes en servage, ils ont négocié l‘accord de Pereiaslav (1654) avec la Russie et prêté allégeance au tsar. Cette région devint ainsi une partie autonome de la Russie.
Fin de la parenthèse.
Le reste de l’Ukraine serait un État confiné, essentiellement agricole, désarmé et trop pauvre pour constituer rapidement une nouvelle menace pour la Russie. Sur le plan politique, il serait dominé par les fascistes de Galicie, qui deviendraient alors un problème majeur pour l’Union européenne.
A cause des ajouts de Staline à l’Ukraine, trois pays, la Pologne, la Hongrie et la Roumanie, ont des prétentions sur certaines zones des régions occidentales de l’Ukraine. S’ils veulent les récupérer, c’est probablement le meilleur moment pour le faire. Bien qu’ils fassent partie de l’OTAN, qui ne soutiendrait probablement pas de telles initiatives, ces trois pays auront des difficultés de politique intérieure s’ils résistent à cette envie.
Depuis, nous avons appris que la Novorussie ne sera pas un État indépendant mais une véritable partie de la Russie. Qu’il en soit ainsi. Pendant ce temps, des analystes comme Hockstader continuent de se perdre dans leurs fantasmes :
Il est peu probable que l’armée ukrainienne s’effondre complètement, du moins dans les mois à venir. Les forces armées de Kiev restent bien dirigées et motivées, et elles économisent leur équipement pour se préparer à des déficits. Mais il est tout aussi improbable de s’attendre à un cessez-le-feu négocié avec la Russie qui maintiendrait les lignes de combat existantes. Croire en cette issue apparemment anodine, c’est se tromper sur Poutine – une fois de plus.
Il ne s’agit pas que de se tromper sur Poutine, mais de se tromper sur les capacités restantes à l’Ukraine. Elle est à court d’hommes et de matériel. Chaque jour, des vidéos montrent telle ou telle unité de l’armée ukrainienne condamnant ses chefs et annonçant qu’elle doit quitter ses positions. Le risque d’effondrement de l’armée ukrainienne est réel.
Le 2 novembre, j’avais également écrit sur la 47e brigade ukrainienne :
Ces derniers jours, des chars de la 47e brigade (Leo 2) et de la 10e brigade de montagne (T-64BM/BV) ont été vus et détruits près d’Avdiivka. Ces deux brigades venaient tout juste d’être massacrées au cours de leurs attaques désespérées sur le front sud. Il est insensé de jeter ce qu’il en reste dans une nouvelle bataille sans les reconstituer. Toute l’expérience et les connaissances acquises par ces brigades seront perdues avec elles.
Hier, le magazine Military Watch, tendance pro Ukraine, a confirmé mon opinion :
La 47e brigade mécanisée d’élite de l’armée ukrainienne stationnée dans la ville d’Avdiivka, dans la région contestée de Donetsk, a été encerclée et contrainte de faire face à une pénurie croissante de munitions, selon de multiples rapports de sources ukrainiennes et occidentales. Les rapports britanniques indiquent que la brigade devait attaquer une colonne russe avant de rejoindre l’infanterie d’assaut sur le flanc nord d’Avdiivka, mais qu’elle n’a pas pu le faire en raison d’un manque de munitions. Les efforts de la brigade pour stopper l’avancée des forces russes à Avdievka ont été décrits par le Times comme « désespérés« , alimentant le sentiment d’un « effondrement inévitable » des positions ukrainiennes et diminuant l’espoir d’empêcher une victoire russe avant le début des vacances de la nouvelle année.
…
Un soldat de la 47e brigade, cité uniquement sous le nom de sergent Danylo, a déclaré lors d’une interview au cours de la semaine écoulée que la pénurie d’obus obligeait les soldats à prendre des décisions de vie ou de mort impossibles à prendre : « Nous avons eu dix fois plus de munitions au cours de l’été, et de meilleure qualité… Les obus américains sont livrés en lots de poids presque identiques, ce qui facilite la correction des tirs, avec très peu de ratés. Maintenant, nous avons des obus venant du monde entier, de qualités différentes, et nous n’en recevons que 15 pour trois jours. La semaine dernière, nous avons reçu un lot plein de ratés« . Ainsi, au lieu de tirer sur les Russes dès qu’ils sont à portée de tir, le personnel ukrainien doit de plus en plus attendre d’être sûr que les Russes se dirigent vers ses positions et n’engager que des groupes importants. Les munitions produites par les États européens ont très souvent été critiquées pour leur qualité, et parfois considérées comme presque inutiles, le matériel italien étant particulièrement réputé pour sa mauvaise qualité, contrairement au matériel supérieur hérité de l’ère soviétique ou produit par les États-Unis.
Maintenant, dites-moi à nouveau qu’il s’agit de forces « bien dirigées et motivées » qui « économisent leur équipement pour se préparer à des déficits« . Ni l’un ni l’autre ne me semble vrai.
Hockstader poursuit :
Pour le dictateur du Kremlin, un « compromis » impliquerait la soumission et la dissolution de l’Ukraine en tant qu’État indépendant. Cela impliquerait un changement de régime, avec Zelensky en exil (ou mort), ainsi que la fin des aspirations de Kiev à rejoindre l’Union européenne ou l’OTAN.
…
S’il a raison, le calendrier de cette fin sera accéléré si le Congrès et l’Union européenne ne parviennent pas à approuver un nouveau soutien. Le gouvernement ukrainien se retrouverait alors dans l’incapacité de maintenir les services de base et son armée serait de plus en plus à court de munitions d’artillerie, de capacités de défense aérienne et d’autres équipements. Les forces de première ligne de l’Ukraine, déjà durement éprouvées, deviendraient plus fragiles. Les gains territoriaux russes s’accompagneraient de meurtres, de viols, d’enlèvements d’enfants et d’autres crimes de guerre russes d’une ampleur effrayante.
Ce sinistre scénario porterait un coup terrible au prestige et à la crédibilité de l’Occident, révélant que les promesses de soutenir l’Ukraine « aussi longtemps qu’il le faudra » étaient vides de sens.
Oui, ces promesses, faites par Biden et d’autres, étaient en effet vides. C’est pourquoi il a récemment changé de discours :
Dans un contexte d’impasse républicaine et de polarisation politique qui met en péril l’octroi d’une nouvelle aide à l’Ukraine, le président Joe Biden a insisté sur la volonté de son administration de soutenir l’Ukraine, mais en utilisant un langage différent. Il a déclaré que les États-Unis soutiendraient Kiev « tant que nous le pourrons« .
Il s’agit d’un changement de ton par rapport aux messages précédents, selon lesquels les États-Unis seraient un allié loyal et féroce de l’Ukraine, l’aidant « aussi longtemps qu’il le faudra » pour vaincre l’invasion russe.
L’Occident ne peut plus soutenir la guerre par procuration qu’il a déclenchée.
L’histoire va maintenant suivre son cours.
Moon of Alabama
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.