Une communauté de destin commun ?


Par Jean-Pierre Voiret – Le 31 juillet 2022 – Source The Saker’s Blog

Un fait qui n’est pratiquement jamais mentionné dans les grands médias occidentaux est le fait que la République populaire de Chine a recommandé il y a quelques années que, dans l’intérêt de la paix et du développement, l’humanité se sente comme une « communauté de destin commun » (Ren lei ming.yun gong tong xiu : 人类命运共同休). Cette recommandation n’a pas seulement été présentée comme un objectif essentiel de la politique étrangère de la République populaire elle-même, elle a aussi été reprise dans une résolution des Nations unies sur les droits de l’homme. La phrase a également été incluse dans le préambule de la constitution de la République populaire de Chine lorsque sa constitution a été modifiée en 2018. Cependant, jusqu’à présent, ces faits n’ont trouvé aucun écho dans nos médias et dans la conscience des peuples occidentaux.

Suggérer ce type de conscience internationale pour élever notre sentiment d’être une communauté dans ce monde n’est pas nouveau. Le grand philosophe et mathématicien allemand, Gottfried Wilhelm Leibniz, avait déjà suggéré dans sa publication du 18e siècle, Novissima Sinica, que les grandes cultures, comme la culture chinoise et la culture européenne, devraient se rapprocher, développer leurs échanges intellectuels et élever communément la conscience des problèmes et des potentiels humains mondiaux. Après lui, de nombreux autres intellectuels ont avancé des propositions pour rapprocher les cultures humaines, par exemple par l’échange d’étudiants. A titre d’exemple de telles propositions, qui très souvent étaient loin d’être abstraites, mentionnons la proposition suivante écrite par un certain F.H. King en 1911 dans un livre publié par l’Organic Gardening Press (sic) d’Emmaus, Pennsylvanie :

Il est grand temps que chaque nation étudie les autres nations et, par accord mutuel et effort de coopération, le résultat de ces études devrait être mis à la disposition des autres, de sorte que tous puissent devenir des facteurs coordonnés et mutuellement utiles au progrès du monde. Un moyen très approprié et immensément utile d’attaquer ce problème serait que les institutions d’enseignement supérieur de toutes les nations, au lieu d’échanger des courtoisies par l’intermédiaire de leurs équipes de base-ball, envoient des groupes choisis de leurs meilleurs étudiants, sous une direction compétente et par accord international, à l’Est comme à l’Ouest, pour étudier des problèmes spécifiques.

 

Un tel mouvement, bien conçu et dirigé par les jeunes hommes les plus capables, diffuserait un ensemble de connaissances importantes qui contribueraient énormément à la paix et au progrès dans le monde. Si un vaste plan d’effort international, tel que celui qui est suggéré ici, était organisé, les dépenses d’entretien pourraient être couvertes en détournant autant que nécessaire les sommes importantes mises de côté pour l’expansion des marines ; car de telles mesures, prises dans l’intérêt du progrès et de la paix dans le monde, ne pourraient manquer d’être plus efficaces et moins coûteuses que l’augmentation de l’équipement de combat. Elles cultiveraient l’esprit d’union et d’entente, plutôt que l’esprit d’isolement et de recherche d’avantages déloyaux.

N’était-ce pas là une proposition très perspicace, écrite trois ans avant le début de la Première Guerre mondiale ?

Mentionner le coût des marines comme une dépense superflue d’argent qui pourrait être mieux utilisé à des fins pacifiques n’était certainement pas un son mélodieux aux oreilles britanniques de l’époque. Mais si l’on considère le coût des armements dans le monde d’aujourd’hui et l’ampleur des dettes contractées par de nombreux États, il semble vraiment que des mesures en faveur de la paix et du développement plutôt que de la guerre et de la destruction soient devenues essentielles pour l’humanité. Imaginons ce qui aurait pu être fait sur cette seule planète avec les 6500 milliards de dollars dépensés ces dernières années pour la guerre en Irak, en Syrie, en Afghanistan, en Libye et au Yémen ! N’est-il pas fou de voir que cette folie continue, maintenant en Ukraine, au lieu que les nations s’assoient ensemble pour développer des moyens de collaboration et de développement pacifiques qui apporteraient de la richesse non seulement aux pauvres mais aussi aux riches eux-mêmes par des investissements intelligents ?

Cependant, le monde est en train de changer, et les puissances asiatiques en général estiment que la planète traverse une période de développement très importante, et que le système international vit un moment de grande transformation. Cette transformation se produit en faveur des puissances asiatiques, c’est-à-dire la Chine avant tout, et les principaux États asiatiques tels que la Russie, l’Inde, l’Iran et la Turquie. Ces forces ont le sentiment d’assister à un tournant historique qui leur permet de retrouver leur poids civilisationnel et leur influence sur le monde, perdus au cours des 500 dernières années.

Les États asiatiques connaissent encore des disparités, des rivalités et des désaccords entre eux, les cadres de coopération entre eux sont encore en développement et n’ont pas encore été cristallisés, et une partie de ces principaux pays (asiatiques) ont encore des partenariats avec l’Occident. Cependant, tous ces États partagent le sentiment que ce monde devient plus pluraliste et plus équilibré, et qu’ils sont confrontés à un grand moment historique qu’ils peuvent saisir pour enlever à l’Occident une partie de sa domination et de son hégémonie sur eux, dont les conséquences se sont faites au détriment d’eux-mêmes et de leurs peuples.

Aujourd’hui, l’Occident, au lieu de se sentir provoqué et défié, pourrait également saisir ces opportunités, profiter d’une paix très possible entre les deux blocs géopolitiques et regagner le prestige perdu dans de longues entreprises coloniales, qui ont également entraîné des pertes énormes et, comme après chaque guerre mondiale, des risques considérables d’effondrement financier total.

De plus, la domination et l’hégémonie de l’Occident sur l’Asie, l’Afrique et le Proche-Orient n’ont pas été obtenues sans coûts politiques considérables, et la question est de savoir si ces coûts n’étaient pas beaucoup plus élevés que les avantages qui pourraient résulter des échanges et du commerce avec ces pays, à condition qu’ils soient d’abord devenus des partenaires techniquement égaux. C’est l’avis de la Chine, et la politique chinoise actuelle montre, notamment en Afrique, que le gouvernement et l’économie chinois estiment que le développement de l’Afrique, et plus tard le commerce avec cette Afrique plus développée, apportera plus d’avantages que la pratique d’une politique coloniale sur place.

Ils pensent également que le moment est venu de rejeter les limites de la conscience qui empêchent les citoyens du monde de se sentir réellement citoyens du monde. Par exemple, la Chine s’est déclarée prête à mener davantage de coopération et d’échanges internationaux avec les pays engagés dans l’utilisation pacifique de l’espace. « Les astronautes étrangers sont les bienvenus pour visiter la station spatiale chinoise et se joindre aux astronautes chinois pour apporter des contributions plus positives à l’exploration de l’univers et à la construction d’une communauté avec un avenir commun pour l’humanité » (Asia Times, 2022.07).

Quel type de projet faut-il donc lancer pour faire naître chez l’homme le sentiment nécessaire de coopération intelligente sur des projets mondiaux qui en valent la peine ?

A mon avis, il y a actuellement un projet qui pourrait réussir à montrer que le développement commun est d’un grand avantage pour toutes les nations participant à l’effort :

Le reverdissement du désert du Sahara

Actuellement, c’est-à-dire depuis quelques années, le climat du bassin méditerranéen semble montrer une augmentation de l’instabilité climatique. Les pluies cessent plus tôt en Afrique du Nord, le désert s’étend, l’Espagne, l’Italie et la Grèce sont désormais si sèches que même la riche vallée du Pô, dans le nord de l’Italie, voit ses récoltes diminuer. En outre, d’énormes incendies de forêt dévastent chaque été la Grèce, l’Espagne, l’Italie et même la France. Quant aux pays situés plus au nord, leur problème est l’instabilité météorologique : L’Allemagne, qui a été choquée par d’énormes inondations dans la vallée de l’Ahr l’été dernier, connaît également des feux de forêt comme la France cette année.

Tout le monde déplore le changement climatique, mais ceux qui espèrent résoudre ces problèmes avec des techniques aussi peu efficaces que les éoliennes sont comme des enfants qui essaient d’arrêter une inondation en jetant des petites pierres dans la rivière. Le monde a besoin de vraies solutions, et la créativité humaine est la solution.

La créativité humaine commence par l’analyse du problème. Faisons cela.

Pendant les mois d’été, l’alizé du nord-est s’affaiblit dans l’océan Atlantique, et des volumes d’air humide sont amenés au-dessus de la zone du Sahel vers le nord depuis la zone de mousson de l’Afrique de l’Ouest. Cela se produit en juillet et début août, lorsque des précipitations d’environ 100 à 200 mm font pousser l’herbe de la savane au Sahel. De nos jours, cependant, il semble qu’en allant plus au nord, ces énormes volumes d’air humide s’élèvent plus haut qu’auparavant dans l’atmosphère du désert. Ainsi, les masses d’air contenant de la pluie atteignent des altitudes de l’ordre de trente mille pieds au-dessus du niveau de la mer – plus élevées que les années précédentes, car la chaleur émise par le Sahara semble augmenter : Lorsque les masses d’air humide atteignent les premières dunes de sable du désert, l’énorme réflexion de chaleur par les dunes les envoie de plus en plus haut. Tout pilote volant vers le nord depuis Bamako ou Niamey peut le confirmer : dès qu’il atteint le désert, son avion est soulevé plus haut par les masses d’air, même si lui, le pilote, ne tire pas sur ses commandes !

Après que les nuages humides se soient élevés si haut dans l’air au-dessus du désert, il est évident qu’aucune pluie ne tombe sur l’Afrique du Nord et sur le bassin méditerranéen pendant les mois d’été – d’où la sécheresse et les feux de forêt. La pluie tombe lorsque les nuages deviennent plus frais après avoir atteint des latitudes plus septentrionales, après avoir passé les Alpes. C’est le cas par exemple de la pluie « tropicale » qui s’est abattue sur la vallée de l’Ahr en Allemagne au cours de l’été 2021.

La seule solution pour résoudre ces problèmes et résoudre la nuisance de la sécheresse du bassin méditerranéen serait le reverdissement du désert du Sahara.

Or, il y a environ 5000 ans, le désert du Sahara était effectivement vert !

L’étude scientifique du désert du Sahara a montré que cette partie du monde a été alternativement infertile, ou verdoyante : au cours de l’histoire de la Terre, le désert du Sahara a connu 230 périodes de croissance végétale alternant avec des phases de climat sec ! Au milieu de la phase climatique de l’Holocène, il y a environ 6000 ans, le Sahara a connu l’élevage et la culture du bétail. Des gravures rupestres existant dans les régions du Hoggar et du Tibesti du Sahara le montrent. Ces images montrent également des troupeaux de gazelles et de la végétation. La phase actuelle de climat sec a commencé 3500 à 4000 ans avant Jésus-Christ. Mais depuis cette époque, d’énormes réserves d’eau existent encore sous terre, les fameux « aquifères ». Certains aquifères sont salés, mais la plupart sont des eaux douces. Sous le régime de Kadhafi, la Libye a commencé à pomper l’eau des aquifères et à verdir efficacement certaines parties du désert. D’énormes plantations de maïs ont poussé au sud de Benghazi jusqu’à ce qu’elles soient détruites à la suite de la guerre civile provoquée par les États-Unis. La crainte que les réserves d’eau soient bientôt épuisées n’est pas justifiée : les réserves sont si énormes (plus de 100 000 miles cubes, rien que pour l’aquifère de Nubie, la plus grande réserve d’eau souterraine du Sahara !) qu’il faudrait des milliers d’années pour les épuiser. Et jusqu’à ce que cela se produise, l’humanité aura résolu le problème de la fusion atomique et disposera d’une énergie illimitée pour dessaler l’eau de mer.

Mais qu’en est-il des coûts ? Au cours des vingt dernières années, comme nous l’avons dit, l’Occident a dépensé 6500 milliards de dollars pour les guerres en Irak, en Syrie, en Libye, en Afghanistan et au Yémen ! Une partie (seulement une partie !) de cette somme gigantesque aurait suffi pour reverdir le Sahara, et éviter ainsi que les masses d’air humide ne s’élèvent à des altitudes énormes au-dessus du désert chaud. Et la vente de matériel d’irrigation et la construction de canalisations d’eau dans le Sahara auraient assuré d’énormes profits à de nombreuses entreprises en Israël (technologie d’irrigation), aux USA et en Europe. Sans parler des économies considérables réalisées en évitant les futurs incendies de forêt autour du bassin méditerranéen et en stabilisant le climat de l’équateur au nord de l’Europe.

Au lieu de guerres incroyablement coûteuses, qui n’apportent aucun résultat positif ni pour l’Occident ni pour l’Afrique, les nations d’Europe et d’Afrique devraient organiser une conférence pour reverdir le Sahara. Les Nations Unies pourraient organiser une telle conférence et superviser ensuite le projet. Un projet énorme, certes, mais bon marché par rapport aux guerres des vingt dernières années. Et capable d’assurer une énorme contribution à l’alimentation de la moitié nord de l’Afrique.

Si les grandes nations sont capables de s’unir pour réaliser un projet spatial commun comme le Space Lab, pourquoi ne pas travailler ensemble pour reverdir le désert ? Ne serait-ce pas une tâche plus digne des efforts humains que de se battre et de tuer ? Ne contribuerait-elle pas à ce que l’humanité se sente enfin comme une famille, comme une communauté de destin commun, capable de se donner des objectifs raisonnables et positifs ?

Jean-Pierre Voiret

Scientifique et sinologue, pendant près de 30 ans (1975-2003), il s’est rendu en Chine tous les deux ans dans le cadre de diverses fonctions et a ainsi pu se faire une idée plus précise de l’évolution de ce pays, alors arriéré, vers une grande puissance moderne.

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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