Par Dmitry Orlov – Le 23 mai 2022 – Source Club Orlov
Il est généralement bon d’éviter d’attribuer des intentions malveillantes à des actions qui s’expliquent par la simple stupidité. Mais dans le cas présent, la simple stupidité ne peut expliquer la longue et régulière procession d’erreurs de politique étrangère sur trois décennies, toutes visant spécifiquement à renforcer la Russie. Il n’est pas possible d’affirmer qu’un surplus d’orgueil démesuré, d’ignorance, de cupidité et d’opportunisme politique et un manque d’analystes de politique étrangère compétents peuvent produire un tel résultat, car cela reviendrait à affirmer que quelques singes armés de perceuses, de moulins et de tours peuvent produire une montre suisse. Mais la seule alternative serait de prétendre qu’il existe un réseau d’agents du Kremlin infiltrés dans les entrailles de l’État profond américain et qu’ils travaillent tous de concert pour promouvoir les intérêts de la Russie tout en maintenant méticuleusement un déni plausible à tous les niveaux de l’opération.
Ostensiblement, le plan consistait à affaiblir et à détruire la Russie ; mais ensuite, après l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie s’est très bien affaiblie et détruite toute seule, sans qu’aucune intervention ne soit nécessaire. Ensuite, chaque effort américain pour affaiblir et détruire la Russie l’a rendue plus forte ; s’il avait existé un mécanisme de rétroaction, même rudimentaire, un écart aussi important entre les objectifs et les résultats de la politique aurait été détecté et des ajustements auraient été effectués. Superficiellement, cela peut s’expliquer par la nature du simulacre de démocratie américaine, où chaque administration peut imputer ses échecs aux erreurs commises par l’administration précédente, mais l’État profond reste au pouvoir tout au long du processus, et il serait simplement forcé d’admettre par lui-même qu’il y a un problème avec le plan visant à affaiblir et à détruire la Russie après quelques cycles de ce fiasco. Le fait qu’il n’ait pas détecté un tel problème nous ramène à hypothèse de départ, au soupçon que des agents de Poutine travaillent sans relâche au sein de l’État profond.
Mais c’est de la pure théorie du complot et nous ne devrions pas nous en approcher. Il suffit de dire qu’il n’existe actuellement aucune explication adéquate de ce qui s’est passé. Après l’effondrement de l’Union soviétique, il a fallu très peu de choses pour accélérer l’effondrement de la Russie elle-même. Mais aucune de ces mesures n’a été prise, et les mesures qui ont été prises (dans le but ostensible d’affaiblir et de détruire la Russie) ont fait exactement le contraire. Pourquoi ? Vous trouverez ci-dessous une liste de 10 des initiatives les plus réussies de ce qui semble être une campagne MRGA de l’État profond américain. Si vous avez une explication alternative, j’aimerais l’entendre.
1. Si la Russie avait été immédiatement acceptée dans l’Organisation mondiale du commerce (qu’elle voulait rejoindre), elle aurait été submergée par des importations à bas prix, détruisant toute l’industrie et l’agriculture russes. La Russie vendrait simplement son pétrole, son gaz, son bois, ses diamants et ses autres ressources et achèterait ce dont elle a besoin. Au lieu de cela, les États-Unis et les autres membres de l’OMC ont passé 18 ans à négocier l’entrée de la Russie dans l’organisation. Au moment de son adhésion, en 2006, il ne restait que très peu de temps avant l’effondrement financier de 2008, après quoi l’OMC n’a plus vraiment joué de rôle.
2. Si la Russie se voyait immédiatement accorder l’exemption de visa pour se rendre à l’Ouest (comme elle le souhaitait), la plupart des Russes en âge de travailler auraient rapidement quitté la Russie, laissant derrière eux une population d’orphelins et de personnes âgées, un peu comme cela se produit dans l’Ukraine contemporaine. Après avoir perdu une grande partie de sa population productive, la Russie n’aurait pas constitué une quelconque menace économique ou militaire. Au lieu de cela, la Russie n’a jamais obtenu l’exemption de visa et a dû faire face à des restrictions qui n’ont fait qu’augmenter au fil du temps. Aujourd’hui, la plupart des Russes ont intériorisé l’idée qu’ils ne sont tout simplement pas désirés en Occident et qu’ils doivent chercher fortune dans leur pays.
3. Après l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie elle-même s’est transformée en une mosaïque peu cohérente de centres régionaux. Beaucoup d’entre eux (Tatarstan, Bashkortostan, République d’Oural, Tchétchénie) ont envisagé la sécession. Si elle n’avait pas été touchée, la Russie se serait transformée en une confédération lâche, incapable de formuler une politique étrangère commune. Au lieu de cela, des ressources et des mercenaires ont été injectés en Tchétchénie, la transformant en une menace existentielle pour l’autorité de Moscou et la forçant à s’affirmer militairement. Le fait que des volontaires tchétchènes se battent aujourd’hui aux côtés des Russes en Ukraine souligne l’échec de la politique américaine en Tchétchénie.
4. Si, à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique, l’OTAN avait simplement reconnu que la menace qu’elle était censée contrer n’existait plus et qu’elle s’était dissoute ou était simplement devenue calme, la Russie n’aurait jamais jugé nécessaire de se réarmer. En effet, la Russie était heureuse de découper ses navires et ses missiles pour en faire de la ferraille. Au lieu de cela, l’OTAN a jugé bon de bombarder la Yougoslavie (pour une raison humanitaire inventée de toutes pièces), puis de s’étendre sans relâche vers l’Est. Ces actions ont transmis de la manière la plus adéquate le message selon lequel ce n’était pas à l’URSS, et au communisme, que l’Occident s’opposait, mais à la Russie elle-même. Et si, à l’aube des années 1990, peu de Russes étaient prêts à se battre et à mourir pour la gloire du communisme, se lever pour défendre la mère patrie est une toute autre histoire.
5. Si l’étranger proche de la Russie était simplement laissé tranquille, la Russie n’aurait jamais envisagé de s’aventurer en dehors de son territoire déjà vaste et sous-peuplé. Mais il y a eu une provocation : agissant avec l’aval des États-Unis, les forces géorgiennes ont attaqué les soldats de la paix russes en Ossétie du Sud pendant les Jeux olympiques de Pékin en 2008, obligeant la Russie à réagir. Le fait que la Russie ait pu démilitariser la Géorgie en quelques jours seulement lui a donné confiance et lui a appris que l’OTAN et les forces formées par l’OTAN sont légères et molles et ne posent pas de problème. Le territoire russe s’est étendu à l’Ossétie du Sud, avec l’Abkhazie en prime, ouvrant la voie à une nouvelle expansion territoriale (Crimée, Donbass, Kherson… Nikolaev, Odessa…).
6. Si les États-Unis avaient laissé tranquille la Syrie, proche alliée de la Russie depuis près d’un siècle, la Russie ne se serait pas étendue dans la région méditerranéenne. En l’état actuel des choses, le gouvernement syrien a invité la Russie à l’aider à renverser la vapeur dans sa guerre contre ISIS, soutenu par les États-Unis, et la Russie a détruit ISIS avec l’aide d’un contingent plutôt réduit de forces aériennes et spatiales logées sur une seule base aérienne. L’action en Syrie a mis en valeur les systèmes d’armes russes modernes et a entraîné un retard de 20 ans dans les commandes d’armes du monde entier. En outre, les alliés de la Russie dans le monde savent que si les États-Unis, l’OTAN ou leurs mercenaires leur posent des problèmes, ils n’ont qu’à siffler et Moscou se précipitera avec ses bombes de précision et empilera soigneusement les cadavres.
7. Après le putsch de Kiev en 2014 et la ré-adhésion de la Crimée, les sanctions américaines/occidentales ont été immensément utiles pour aider à lancer un programme à grande échelle de remplacement des importations, rajeunissant à la fois l’industrie et l’agriculture russes. La Russie est aujourd’hui largement autosuffisante sur le plan alimentaire et constitue un exportateur majeur de produits alimentaires. Sa position de principal grenier à blé du monde sera encore améliorée par l’ajout des régions à « terres noires » de l’est et du sud de l’Ukraine, dont les terres sont d’une fertilité exceptionnelle. Les sanctions ont été accompagnées d’attaques spéculatives sur le rouble qui ont fait chuter sa valeur de 30 pour un dollar à 60 (où elle se situe aujourd’hui), rendant les produits russes beaucoup plus compétitifs au niveau international et stimulant le commerce extérieur.
8. Les interminables menaces creuses visant à empêcher la Russie d’utiliser le système de messagerie interbancaire SWIFT ont incité la Russie à créer son propre système de paiement, qui est désormais intégré à celui de la Chine. La mise en séquestre des 300 milliards de dollars du fonds souverain russe qui étaient en dépôt dans les banques occidentales, ainsi que le gel des fonds des oligarques russes, ont appris aux Russes à ne plus faire confiance aux banques occidentales et à éviter de garder leur argent à l’étranger. Toutes ces actions hostiles dans l’espace financier ont ouvert la voie à une réponse plutôt mesurée qui a instantanément fait du rouble la monnaie la plus précieuse et la plus stable de la planète, laissant le dollar et l’euro vulnérables à l’hyperinflation.
9. La guerre de huit ans menée par l’armée ukrainienne, avec le soutien inconditionnel des États-Unis et de l’OTAN, contre la population civile russe dans le Donbass, a produit une compréhension très spécifique au sein de la population russe : que l’Occident veut l’exterminer. Lorsque les Ukrainiens ont déclaré vouloir fabriquer des bombes nucléaires, lorsqu’on a découvert que les laboratoires d’armes biologiques de Pentagone en Ukraine travaillaient à la création d’agents pathogènes ciblant spécifiquement les Russes, et lorsque, enfin, il est apparu clairement que ce n’était pas seulement les Ukrainiens mais l’OTAN tout entière qui était derrière tout cela, que les Ukrainiens plus l’OTAN étaient sur le point de lancer une attaque générale, la Russie l’a devancée en lançant sa propre opération spéciale. Aussi cynique que cela puisse paraître, les huit années précédentes de bombardements de bâtiments remplis de personnes âgées, de femmes et d’enfants, diffusées en direct dans les journaux télévisés russes mais fermement ignorées par l’Occident, ont contribué à obtenir des taux d’approbation pour l’Opération spéciale qui ont atteint 76 %, avec des taux similaires pour Poutine, son gouvernement et même de nombreux gouvernements régionaux. Maintenant que, malgré les livraisons d’armes de l’Occident, l’armée ukrainienne est en train d’être décimée à un rythme qui l’achèvera dans environ 20 jours (le « jour Z » calculé), la Russie est sur le point de sortir victorieuse de la troisième guerre mondiale qui, tout comme la guerre froide, qu’elle avait perdue, a à peine eu lieu. Cela restaurera la mystique de l’armée russe d’être perpétuellement victorieuse.
10. Enfin, la Russie devrait être reconnaissante pour les fonds somptueux fournis au fil des ans par les États-Unis et l’ensemble de l’Occident pour soutenir la liberté d’expression et la liberté de la presse en Russie, ce qui signifie la propagande pro-occidentale. Premièrement, ces fonds ont contribué à libérer l’espace médiatique russe, à tel point que la Russie est aujourd’hui beaucoup plus ouverte à la liberté d’expression que n’importe quel pays européen ou que les États-Unis, avec à peine un soupçon de la censure ou de la culture de l’annulation qui sévit en Occident. Deuxièmement, l’assaut de la propagande occidentale a été si maladroit et si stupide que les Russes, après l’avoir observé pendant plusieurs années, se moquent maintenant ouvertement du récit pro-occidental, et les agences d’études d’opinion ne signalent que des traces de soutien russe aux politiques pro-occidentales. Le processus a été facilité par le caractère purement ridicule de divers développements en Occident : la culture de l’annulation, MeToo, LGBT, les opérations de changement de sexe des enfants, la promotion de la pédophilie et tout le reste, qui ont produit une vague de répulsion. Ce retournement de situation, depuis les opinions majoritairement pro-occidentales du début des années 1990 jusqu’à la situation actuelle, est le couronnement de la campagne menée par l’État profond depuis trois décennies pour « Make Russia Great Again » (MRGA).
Je ne veux pas prétendre que l’existence du MRGA au sein de l’État profond américain est une vérité démontrable et prouvable. Mais je vous invite à suivre le célèbre dicton d’Arthur Conan Doyle : « Une fois que vous avez éliminé l’impossible, tout ce qui reste, aussi improbable soit-il, doit être la vérité » et faites-moi savoir ce que, de votre côté, vous avez trouvé.
Dmitry Orlov
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Il vient d’être réédité aux éditions Cultures & Racines.
Il vient aussi de publier son dernier livre, The Arctic Fox Cometh.
Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone