Par F. William Engdahl – Le 21 juillet 2021 – Source New Eastern Outlook
Au cours des dernières décennies, le commerce maritime mondial s’est développé de manière presque exponentielle, à mesure que la sous- traitance des activités de fabrication des sociétés américaines et européennes se développait, sous l’effet de la mondialisation économique. En conséquence, l’Asie, et plus particulièrement la Chine, est devenue la source essentielle de fabrication de tout, des iPhones aux antibiotiques et de tout ce qui se trouve entre les deux. L’Organisation mondiale du commerce qui a imposé de nouvelles règles au commerce en a été le moteur essentiel. Elle a également rendu les chaînes d’approvisionnement mondiales pour la livraison des marchandises plus fragiles que jamais dans l’histoire. L’augmentation du coût du transport maritime par conteneurs témoigne de cette fragilité. À cette augmentation des prix s’ajoutent d’énormes pénuries de main-d’œuvre dues aux mesures mondiales prises contre la COVID.
Les origines de la crise
Selon le département de recherche de Statista, basé en Allemagne, environ 80 % de toutes les marchandises sont transportées par voie maritime, notamment le pétrole, le charbon et les céréales. Sur ce total, en termes de valeur, le commerce maritime mondial de conteneurs représente quelque 60 % de l’ensemble du commerce maritime, évalué à environ 14 000 milliards de dollars US en 2019. Ce transport maritime est devenu le pivot de l’économie mondiale, pour le meilleur et pour le pire.
Il s’agit d’une conséquence directe de la création de l’OMC dans les années 1990, avec de nouvelles règles favorisant l’externalisation de la fabrication vers des pays où la production était bien moins chère, tant que le transport maritime était bon marché. Après son adhésion à l’OMC en 2001, la Chine, appelée « l’atelier du monde », est devenue la plus grande bénéficiaire de ces nouvelles règles. Des industries entières telles que l’électronique, les produits pharmaceutiques, les textiles, les produits chimiques ainsi que les plastiques ont été transférées en Chine, où les salaires étaient alors les plus bas au monde, pour y être assemblées en usine. Cela a fonctionné car le coût de l’expédition vers les marchés occidentaux était comparativement faible.
Au fur et à mesure de la croissance de sa production économique, la Chine est elle-même devenue un géant mondial du transport maritime, expédiant ses marchandises à bas prix vers des endroits tels que Long Beach ou Los Angeles, en Californie, aux États-Unis, ou Rotterdam, en Europe. Le géant du commerce de détail Walmart a été le destinataire d’une part considérable des marchandises chinoises, puisque 80 % de ses produits sont d’origine chinoise. Ce n’est pas de la petite bière comme on dit au Texas. Walmart est la plus grande entreprise au monde en termes de chiffre d’affaire, avec des ventes annuelles de 549 milliards de dollars. Aujourd’hui, grâce à cette mondialisation, la Chine dispose de 8 des 17 plus grands ports du monde en termes de volumes de transport pour gérer ses exportations.
L’expansion du transport maritime chinois, combinée à celui du Japon et de la Corée du Sud, constitue le principal trafic maritime de conteneurs dans le monde. Ce flux économique vital est aujourd’hui soumis à une pression sans précédent, qui pourrait bientôt avoir des conséquences économiques mondiales catastrophiques sur les chaînes d’approvisionnement en marchandises.
Lorsque ce que l’OMS a qualifié de nouveau coronavirus, apparu pour la première fois à Wuhan, a été déclaré pandémie mondiale en mars 2020, l’impact sur le commerce mondial a été immédiat et énorme, les pays verrouillant leurs économies, ce qui est sans précédent en temps de paix. Les commandes de produits en provenance de Chine et d’autres producteurs asiatiques ont été gelées par les acheteurs occidentaux. Les porte-conteneurs ont été annulés partout en 2020. Puis, maintenant que les gouvernements des États-Unis et de l’Union européenne débloquent des milliers de milliards de dollars de mesures pour une relance sans précédent, la demande de conteneurs en provenance d’Asie et à destination de l’Occident a explosé en termes relatifs, par rapport à l’offre, car les gens ont commencé à utiliser les mesures de relance, en particulier aux États-Unis, pour acheter en ligne des produits dont la plupart étaient toujours « Made in China ».
Cela a eu un impact perturbateur sérieux sur ce qui était autrefois un coût mineur – le transport maritime par conteneurs. Les ports à conteneurs, en particulier ceux de Chine, sont ultramodernes, automatisées, chargeant des milliers de conteneurs par jour au moyen de grues automatisées. Dans les ports de destination tels que Long Beach ou Hambourg, les conteneurs sont ensuite déchargés dans des camions ou des trains et acheminés vers leur ville de destination avant d’être renvoyés au port pour être réexpédiés. C’est cette chaîne d’approvisionnement complexe qui est aujourd’hui en crise.
En 2019, avant la crise de la pandémie, le coût de l’expédition par voie maritime d’un conteneur de 40 pieds de long, de la Chine vers l’Europe, se situait entre 800 et 2500 USD. Pour l’essentiel des produits tels que les textiles, les produits pharmaceutiques ou les smartphones, les conteneurs maritimes étaient clairement la meilleure option à faible coût pour le commerce Asie-Europe, malgré la possibilité du rail. Pour le commerce entre l’Asie et l’Amérique du Nord, c’est quasiment la seule option, l’avion étant une alternative coûteuse. Aujourd’hui, avec une réduction de 50 % des voyages aériens liée à l’effet corona, les porte-conteneurs sont pratiquement la seule option sur les longues distances.
Aujourd’hui, les tarifs de port à port, par exemple de Shanghai, le plus grand port à conteneurs de Chine, à Los Angeles, ont explosé, passant d’environ 1 500 dollars par conteneur de 40 pieds juste avant la pandémie de l’OMS au début de 2020, à 4 000 dollars en septembre 2020, et à 9 631 dollars au jour du 8 juillet 2021, selon Drewry Supply Chain Advisors. Il s’agit d’une augmentation de plus de 600 % par rapport au début de 2020, avant la pandémie. Et ce n’est là qu’une des origines de l’inflation mondiale que nous voyons maintenant arriver.
Ce n’est pas le pire. Selon Drewry, « Nous avons entendu des rapports faisant état de 15 000 dollars de la Chine vers la côte ouest et nous savons que les transporteurs facturent des primes supplémentaires en plus pour donner la priorité au chargement d’une réservation tardive avant les cargaisons normales au tarif FAK [Freight All Kinds]. » Passer de 1 500 à 15 000 dollars en deux ans représente une multiplication par dix. Et les tarifs de Shanghai à Rotterdam ont également explosé, passant de moins de 2 000 dollars début 2020, à plus de 12 000 dollars en juillet, soit 600 %.
Pour citer un produit qui a connu des achats de panique au début de la pandémie, la Chine est le leader mondial des exportations de papier toilette, avec 11 % de l’offre mondiale. Une augmentation de 600 % du coût du fret maritime rend inévitable une hausse significative du prix d’un produit aussi ordinaire que le papier toilette, ou alors une pénurie dans des endroits clés du monde. Lorsque de telles pressions s’exercent sur l’ensemble de la gamme de produits, les tarifs des conteneurs maritimes deviennent un facteur important de l’inflation générale.
Des goulots d’étranglement de conteneurs
Au début de l’année 2020, alors que les nations du monde entier se sont confinées dans une panique sans précédent par crainte des coronavirus, le transport maritime mondial s’est paralysé. Les usines ont été fermées partout. Plus tard en 2020, les flux ont lentement repris avec l’ouverture de la Chine. Lorsqu’il est devenu évident, à la fin de l’année 2020, que les diverses mesures de relance économique mises en place par les gouvernements allaient relancer la demande de produits asiatiques, notamment via des plateformes de commerce électronique comme Amazon, une pénurie dramatique de conteneurs disponibles s’est développée. Rien qu’aux États-Unis, un total combiné de 9 000 milliards de dollars de mesures de relance budgétaire et monétaire a été débloqué depuis le début de 2020. C’est un record mondial.
Les flux commerciaux mondiaux peuvent être comparés au système de circulation sanguine du corps humain. Lorsque des goulets d’étranglement se développent avec la congestion des ports, ou le blocage du canal de Suez, cela fait comme des caillots de sang pour le système de circulation sanguine. En mars 2021, le blocage dans le canal de Suez du porte-conteneurs géant Ever Given appartenant à la société taïwanaise Evergreen Co., a interrompu le trafic maritime pendant près d’une semaine sur l’une des principales voies navigables du monde entre la Chine et l’Europe, provoquant des goulets d’étranglement dans les livraisons de conteneurs qui ne sont pas encore complètement résolus. Ensuite, en Chine, de nouveaux cas de corona dans le grand port à conteneurs de Yantian – qui fait partie du quatrième port à conteneurs du monde, Shenzhen – ont provoqué de nouvelles perturbations majeures du transport maritime, aggravant encore la hausse des tarifs. Ces perturbations sont susceptibles de se poursuivre.
Lorsque les confinements ont touché le monde entier en avril 2020, des millions de conteneurs se sont soudainement retrouvés bloqués dans divers ports, incapables de retourner en Chine. Ces boîtes vides ont été laissées dans des endroits où elles n’étaient pas nécessaires, et aucun repositionnement n’a été prévu. Les perturbations massives de la main-d’œuvre dues aux confinements à travers les États-Unis en 2020 et en 2021 ont affecté non seulement les ports, mais aussi les dépôts de cargaisons de conteneurs de tout le pays ainsi que les lignes de transport intérieures. Il n’y avait aucun moyen de ramener les conteneurs en Chine lorsque celle-ci a commencé à relancer l’industrie. De plus, comme les transporteurs ont introduit des « traversées à vide », ou ont sauté des escales, l’inadéquation entre l’offre et la demande de conteneurs vides a été exacerbée, car ces boîtes vides ont été laissées derrière et n’ont pas pu être repositionnées vers les ports chinois. Des « caillots de transport » mondiaux sont apparus.
La société de conseil danoise Sea-Intelligence estime que pas moins de 60 % du déséquilibre en conteneurs en Asie est dû à l’Amérique du Nord, la plupart en raison du manque d’investissements en Californie et dans d’autres ports de la côte ouest qui connaissent les pires problèmes de congestion portuaire.
Une société de conseil japonaise a estimé que la productivité des terminaux en Amérique du Nord était jusqu’à 50 % inférieure à celle de ses homologues asiatiques, en partie à cause de la réduction du nombre d’heures de travail et de l’opposition des syndicats à une automatisation accrue qui leur ferait perdre des emplois. La déclaration selon laquelle l’autorité de régulation américaine, la Federal Maritime Commission, « examine » la question de la disponibilité des équipements dans le cadre d’une vaste enquête sur le chaos de la chaîne d’approvisionnement qui a frappé les ports, les détaillants et les exportateurs du pays au cours des huit derniers mois, n’est guère rassurante. Les problèmes de goulots d’étranglement dans les ports à conteneurs américains sont chroniques et graves depuis au moins 2015. Le travail de la Commission maritime est de surveiller justement ces goulots d’étranglement avant qu’ils ne deviennent problématiques. Elle n’y arrive manifestement pas.
Lorsque la demande de produits en provenance de Chine a repris fin 2020, tout cela a eu un impact sur les taux de conteneurs. Aux pénuries de conteneurs se sont ajoutés les blocages au niveau mondial qui ont gelé d’énormes pans du commerce mondial. La construction des nouveaux conteneurs nécessaires est également fortement limitée en raison des pénuries d’acier et de bois de construction ainsi que de main-d’œuvre, en raison des mesures de lutte contre la pandémie.
La dépendance mondiale écrasante à l’égard des marchandises expédiées par la Chine ces dernières années est devenue un talon d’Achille flagrant de l’économie mondiale dans le contexte de ces blocages. Une telle interdépendance mondiale n’a pas été un facteur de la dépression mondiale des années 1930, contrairement au mythe économique selon lequel la loi sur les tarifs douaniers Smoot-Hawley en était la cause principale. Il s’agissait alors des structures de la dette internationale centrées sur les banques de New York.
Crise de la main-d’œuvre maritime
La crise de la disponibilité des conteneurs et les embouteillages dans les principaux ports mondiaux sont aggravés par une crise croissante de la main-d’œuvre maritime. La plupart des marins non officiers qui travaillent pour le transport de conteneurs sont recrutés en Asie. Selon la Chambre internationale de la marine marchande, les Philippines sont le plus grand fournisseur de marins qualifiés, suivies par la Chine, l’Indonésie, la Fédération de Russie et l’Ukraine. Les confinements mondiaux et, plus récemment, l’inquiétude suscitée par le variant dite « indien » ou « Delta », malgré le manque de données sur sa létalité, ont augmenté la catastrophique situation de la main-d’œuvre des navires. Avant la déclaration de la pandémie de corona en 2020, l’offre de main-d’œuvre des navires était déjà très restreinte. Ce problème de main-d’œuvre a également un impact sur les taux de fret des navires.
En juillet, on estime que 9 %, soit 100 000 marins travaillant à bord de porte-conteneurs et d’autres navires, sont restés bloqués sur les navires au-delà de la durée légale de leur contrat, car des pays, de la Chine aux États-Unis, leur interdisent de descendre à terre en raison de restrictions liées à la peur du coronavirus. Cela signifie que les changements d’équipage n’ont pas lieu et que les équipages bloqués en mer sont soumis à un stress psychologique et physique croissant, pouvant même conduire à des suicides. Ensuite, on estime que 100 000 marins supplémentaires, voire plus, sont bloqués à terre dans divers pays en raison des restrictions liées à la pandémie, sans pouvoir travailler. La durée maximale autorisée d’un contrat est de 11 mois, comme le stipule une convention maritime des Nations unies. Normalement, il y a une rotation de quelque 50 000 marins par mois sur et hors des navires. Aujourd’hui, il n’y en a plus qu’une fraction. Selon le syndicat de la Fédération internationale des transports, il y a jusqu’à 25 % de marins en moins sur les navires qu’avant la pandémie. Le secrétaire général du syndicat a déclaré : « Nous avons prévenu que les marques mondiales doivent être prêtes pour le moment où certaines de ces personnes fatiguées et épuisées finiront par craquer. »
À terre, alors que les confinements, en particulier en Californie, ont tenu des milliers de travailleurs éloignés des principaux ports américano-asiatiques de Los Angeles et de Long Beach, il n’a pas été possible de résorber le très important arriéré de conteneurs avant que d’autres ne commencent à arriver. L’Amérique du Nord est actuellement confrontée à un déséquilibre de 60 %, ce qui signifie que sur 100 conteneurs qui arrivent, seuls 40 repartent. Soixante conteneurs sur 100 continuent de s’accumuler.
Drewry estime que ces facteurs négatifs entraîneront également une pénurie d’officiers par rapport aux équipages dans la flotte marchande mondiale au cours des prochaines années. Tout cela souligne à quel point le système de livraison des chaînes d’approvisionnement mondialisées est aujourd’hui extrêmement fragile et au bord de la fracture. Les blocages mondiaux dus à la COVID ont des impacts à long terme bien plus graves que la plupart des gens ne le savent. L’économie mondiale est un réseau interconnecté dynamique et très complexe qui ne peut pas s’éteindre et s’allumer avec une simple pression sur un interrupteur.
William Engdahl
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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