Par Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff – Le 31 janvier 2016
Si quelque chose définit bien la dislocation sociale en cours, c’est l’incertitude autour du travail-emploi. La déconnexion radicale et rapide de l’économie par rapport à la société, provoquée par les politiques néolibérales, a transformé l’enjeu du chômage massif et de la précarisation de l’emploi en un enjeu de survie pour la société actuelle, et en défi fondamental pour la société qu’il faudra créer dans l’avenir.
Des faits têtus demeurent. Le travail reste la clef de la production, et donc de l’activité économique, et la forme privilégiée de la répartition de la richesse produite. Sa validation sociale continue de passer par la collectivité et le marché. Le défi de taille dans la présente phase de l’évolution du système socioéconomique sera de réussir à donner plus de poids à la collectivité dans la validation sociale du travail. Cela faciliterait sa réappropriation, ne serait-ce qu’en sortant le secteur de l’économie sociale et solidaire (ou tiers secteur) de son rôle actuel d’amortisseur social, dans le cadre du désengagement de l’État, pour en faire pleinement le lieu de développement d’une nouvelle société dans laquelle l’économique sera encastré dans le social. Une telle démarche commandera toutefois d’inscrire dans une perspective plus large la réflexion sur la place du travail dans le changement de décor en cours. Partant du constat de l’impossibilité de reconduire les schémas antérieurs dans la lutte au chômage, cette réflexion devrait tenir compte de l’existence de besoins sociaux non satisfaits par le marché et des possibilités nouvelles de revoir les proportions de temps consacrées au travail emploi, aux activités sociales et aux activités personnelles. Elle devrait faire cas aussi des possibilités nouvelles de refonder la citoyenneté sur de nouvelles bases et de s’avancer ainsi sur la voie de la démocratie productive.
La traduction des conclusions d’une telle réflexion en projet politique d’abord, et en une stratégie de mise en œuvre de ce dernier par la suite, représentera un autre défi de taille. Il se posera d’ailleurs avec une acuité particulière dans le redéploiement et le développement de l’économie sociale et solidaire qui est un enjeu stratégique. Dans la phase actuelle de l’évolution du système socioéconomique, les monopoles et oligopoles dominent le marché et influencent fortement les politiques, les lois et les règlements. Les pouvoirs publics, qui ont la haute main sur les collectivités, sont profondément imprégnés par cette influence. Les monopoles et oligopoles des secteurs industriels, agricoles, commerciaux et de service, usent et abusent de leur pouvoir pour préserver leur rente de situation, en entravant l’émergence de toute initiative issue du milieu économique ou social qui pourrait y porter atteinte. Et ce comportement déteint sur les pouvoirs publics. Des contraintes réglementaires et des exigences de fonctionnement, compatibles seulement avec une production ou une organisation à grande échelle, étouffent la production de petite échelle, qu’elle soit à but lucratif ou non. Elles nuisent de la sorte à l’innovation économique, sociale et culturelle. Plus fondamentalement, ces contraintes et exigences de fonctionnement nuisent également à la préservation de la plupart des savoir-être et des savoir-faire qui sont les fruits de connaissances et de pratiques de très longue date, qui ont contribué à la survie et au progrès de l’humanité et sans lesquelles toute société éprouverait des difficultés à prospérer et s’épanouir. Tout un terrain de lutte politique se dessine ainsi, puisqu’il s’agira finalement de travailler à ramener l’économie dans le giron de la société.
Pour revenir à ce besoin d’une perspective plus vaste, un exemple intéressant est fourni par une proposition avancée par Guy Aznar, un chercheur indépendant français, vers la fin des années 1980. Ce dernier avait lancé l’idée d’une société sans chômage où l’on pourrait vivre à trois temps, équilibrant production, activités sociales et temps individuel. Chacun y organiserait librement son projet de vie autour de trois pôles : le travail dans la sphère productive, l’activité dans la sphère sociale, l’activité ou la non-activité dans l’espace individuel. Une personne pourrait ainsi occuper un emploi dans le secteur productif (PME, grandes entreprises, etc.), mais en travaillant moins pour permettre au plus grand nombre possible d’avoir un emploi. Elle pourrait aussi consacrer un certain nombre d’heures dans la semaine à des activités sociales, par exemple dans un organisme à dimension communautaire. Et enfin, elle pourrait occuper son temps libre soit à des activités individuelles à but récréatif, et parfois même à but lucratif, soit plus prosaïquement à la détente et au repos. Aznar partait de la constatation que la proportion relative de ces trois temps pouvait être changée, par suite de la diminution marquée de l’emploi.
Le temps de travail productif serait partagé entre tous. Le temps social existerait déjà sous la forme de la vie associative actuelle, mais de nombreuses autres fonctions sociales resteraient évidemment à développer pour répondre, entre autres, aux besoins non satisfaits par le marché. Le temps libre relèverait des choix personnels de chacun et pourrait éventuellement servir à inventer un nouveau travail à côté du premier. L’essentiel dans ce mode d’organisation est que chacun puisse avoir accès à ces trois temps de vie.
À chaque temps correspondrait son revenu. Au temps de travail productif, un salaire lié au temps consacré aux tâches assignées ; au temps social, un deuxième chèque lié à la productivité de la société, à sa croissance économique, et dont ne pourraient bénéficier que les personnes qui auraient accepté de réduire leur temps de travail et jamais des personnes professionnellement inactives ou occupant un emploi à temps plein ; au temps libre, un revenu facultatif fruit d’une éventuelle autoproduction sous le signe de la valeur d’usage.
Dans le contexte spécifique de la France de la fin des années 1980, Guy Aznar retenait trois stratégies parallèles pour mettre en œuvre ce système : la réduction générale du temps de travail pour atteindre par palier la semaine de quatre jours ; la réduction individuelle choisie du temps de travail productif, en recourant à différentes dispositions existantes (préretraite, année sabbatique, temps partiel volontaire, etc.), la stratégie du temps choisi reposant sur le choix libre de périodes d’interruption en alternance avec des périodes de travail sur la durée de la vie active ; la création massive et volontariste d’un vaste secteur d’emplois sociaux, le secteur des activités d’utilité collective qui répondrait aux besoins collectifs non satisfaits ou aux besoins reliés au service de la personne.
Une des orientations de fond défendues par Guy Aznar était qu’il fallait cesser de considérer le salaire comme l’unique source de revenus et qu’en conséquence, une réorganisation des sources de revenus s’imposait. De là est venue la proposition d’un deuxième chèque pour lequel l’auteur avait d’ailleurs proposé trois modes de fonctionnement et de financement non exclusifs entre eux. L’objectif commun demeurait toutefois de favoriser la réduction du temps de travail productif, de faciliter l’exercice d’activités sociales et de permettre demain à l’homme de disposer plus librement des trois temps de la vie pour devenir véritablement le fils de ses œuvres.
Rappelons que cet exemple a été choisi pour illustrer l’importance d’aborder dans une optique d’ensemble le défi du travail pour tous plutôt que de se laisser piéger par des formules miracles ou des revendications à la pièce dictées par l’urgence d’agir. L’important aussi est de retenir l’approche suivie dans l’exemple. Elle peut se résumer dans la volonté de partir de la réalité, en ouvrant bien les yeux sur les transformations en cours, d’imaginer ensuite une société sans chômage et de revenir à la réalité en vue de déterminer les principaux éléments structurants d’une telle société dans le contexte existant. L’idée ne serait plus de lutter simplement contre le chômage, mais de commencer à construire peu à peu une société sans chômage, en avançant des revendications soigneusement orientées vers la mise en place de ces éléments structurants. Ces éléments devraient d’ailleurs pouvoir se traduire en autant d’objectifs intermédiaires dans le souci de rassembler graduellement toutes les forces possibles de changement, celles déjà bien ancrées dans leurs milieux respectifs et forgées dans la lutte contre les politiques néolibérales ainsi que celles encore potentielles susceptibles d’émerger de cet embryon de classe sociale possible qu’est le précariat.
L’incertitude grandissante autour du travail-emploi et l’insécurité stressante qui en découle pour une masse toujours croissante d’individus, désormais incapables de planifier leur vie et d’en tirer le sentiment d’un certain contrôle de leur destinée, constituent des facteurs qui devraient pouvoir jouer en faveur de l’enracinement dans la société de l’exigence d’une société sans chômage. Cette exigence ne pourra toutefois s’imposer dans l’ordre du jour politique sans un important mouvement de mobilisation, un mouvement suffisamment puissant pour ébranler l’intolérance absolue du système envers toute déviation de l’ordre néolibéral.
Alberto Rabilotta est un journaliste canadien indépendant, ancien correspondant au Canada des agences Prensa latina (PL) et Notimex (NTX).
Michel Agnaïeff est un ancien dirigeant syndical québécois et un ex-président de la Commission canadienne pour l’UNESCO.
Relu par nadine pour le Saker francophone
Article précédent |
Ping : Today,s Thought