Obrador cherche à rétablir la souveraineté du Mexique


Depuis des décennies, le spectre d’Andrés Manuel López Obrador hante les élites dirigeantes du Mexique. Son triomphe de dimanche dernier (aux élections présidentielles mexicaines, NdT) pourrait changer la perspective nationale, régionale et internationale du pays, nous explique Dan Steinbock.


 

Par Dan Steinbock – Le 2 juillet 2018 – Source Consortium News

Les médias internationaux vantent les réformes néolibérales du président Enrique Peña Nieto depuis un an ou deux. Mais, comme le récit sur les « réformes » s’est avéré vide de contenu, le taux d’approbation de Nieto a chuté, passant de près de 50 % à un petit 10 %. Le récit de l’establishment s’est donc adapté : il a commencé à imposer une représentation déformée d’Andrés Manuel López Obrador, le présentant comme un Hugo Chávez mexicain qui mettra en danger l’avenir du Mexique.

C’est peut-être la raison pour laquelle, avant sa victoire écrasante à l’élection présidentielle de dimanche, The Economist a qualifié Obrador de « réponse du Mexique à Donald Trump », dont le « populisme nationaliste » offre « de nombreuses raisons de s’inquiéter du probable prochain président mexicain ». De même, les tueurs économiques américains et les groupes d’analyse politique, comme le groupe Eurasia de Ian Bremmer, présentent la base populaire d’Obrador comme un « risque important pour les marchés ».

Le même récit a été reproduit dans les médias de l’établissement, à quelques variantes près. Le Washington Post, le New York Times, le Time, le Newsweek et le Financial Times ont mis en garde contre un « gauchiste enflammé » dont la biographie est « pleine de signes du danger ».

Ce que ces articles très idéologiques ne disent pas, c’est qu’Obrador n’est ni un phénomène apparu du jour au lendemain, ni un dommage collatéral provoqué par l’élection de Trump. En réalité, le mouvement Obrador est le triomphe tardif de la volonté populaire mexicaine après des décennies de fraude électorale.

Au cours des six dernières années, l’administration Nieto a vendu les biens publics mexicains à des acheteurs étrangers et a ouvert les marchés financiers à la spéculation, tout en suivant fidèlement les décisions politiques de Washington. Dans le même temps, la corruption, la criminalité, la narco-violence et le taux d’assassinats ont grimpé en flèche. Alors que les élites néolibérales décrivent la dernière décennie comme celle d’une compétitivité croissante, les réalités du marché prouvent le contraire. La croissance du PIB réel du Mexique a été nettement inférieure à ses partenaires des BRICS au cours des années Felipe Calderon (2006-2012) et Nieto (2012-2018).

Mais le changement peut être proche. Obrador sera investi en décembre. Sa coalition « Juntos Haremos Historia » (Ensemble nous ferons l’histoire) repose sur la volonté populaire, et non sur les besoins de l’élite économique et politique oligarchique, ou ce qu’Obrador appelle la « mafia du pouvoir ».

Il compte rajeunir le secteur agricole. En particulier, il aimerait développer l’économie agricole du sud du Mexique, qui a souffert d’importations d’aliments américains bon marché (et tacitement subventionnés). Contrairement à la « réforme énergétique » de Nieto – qui a mis fin au monopole d’État de Pemex dans l’industrie pétrolière et a amené des investisseurs étrangers sur les marchés mexicains de l’énergie – Obrador veut un référendum populaire sur le secteur de l’énergie, sachant bien que de nombreux Mexicains s’opposent ou sont très sceptiques quant à la vente d’actifs nationaux à des spéculateurs étrangers.

Un livre sur Trump

Après l’investiture de Trump, Obrador a publié un best-seller intitulé Oye, Trump, dans lequel il jette un regard critique sur le « Caligula du Twitter » américain. Bien qu’il soit politiquement trop astucieux pour défier Trump de front, il n’est pas un déférent comme Nieto. Et contrairement à ce dernier, Obrador n’a aucune hâte de conclure les pourparlers sur l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) avec Trump. Pendant la campagne électorale, il a soutenu le report de la renégociation de l’ALENA jusqu’aux élections, de sorte qu’il puisse avoir son mot à dire sur le résultat final.

Obrador cherche à augmenter les dépenses pour la santé, ce qui, selon lui, devrait être l’objectif politique central de toute grande économie émergente. Il est également un fervent partisan de la réduction des salaires de l’élite politique pour éviter de pénaliser les Mexicains ordinaires. Il est prêt à joindre le geste à la parole : il a réduit à plusieurs reprises son propre salaire dans la fonction publique.

Delfina Gómez, une alliée d’Obrador qui se présente au Sénat mexicain, a déclaré au Guardian : « Il trouve honteux que quelqu’un affiche ses richesses alors que d’autres meurent de faim. »

Au lieu de promouvoir des objectifs éducatifs élitistes, Obrador cherche à réformer l’éducation par l’accès universel aux collèges publics et propose d’augmenter l’aide financière aux étudiants et aux personnes âgées.

Ayant été maire de Mexico, il ne sait que trop bien comment l’élite dirigeante opère dans la métropole impériale. En conséquence, il est fortement en faveur de la décentralisation du cabinet exécutif en déplaçant les secrétaires de la capitale vers les États pour qu’ils soient plus proches des gens qu’ils doivent servir, et plus loin des lobbies avec lesquels ils ont tendance à être de connivence.

Contrairement aux candidats soit-disant pour la loi et l’ordre qui, dans le passé, étaient de connivence avec les barons de la drogue, il veut rétablir l’ordre public et donc la paix et la stabilité, afin de se concentrer sur le développement économique. Il pourrait même chercher à négocier une amnistie avec les principaux narcocriminels.

La plate-forme d’Obrador reflète la volonté populaire. C’est pourquoi il a été marginalisé par les élites oligarchiques pendant des décennies – en particulier par la fraude électorale.

Des décennies de fraude électorale

Né en 1953, Andrés Manuel López Obrador, souvent abrégé en AMLO, est tout sauf un nouveau venu ou un phénomène apparu du jour au lendemain dans la politique mexicaine. Il a commencé sa carrière en 1976 au sein du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) à Tabasco, dans le Golfe du Mexique, et en est rapidement devenu le chef. En cette qualité, Obrador a vu intimement comment le monopole politique de longue date du PRI a commencé à s’effondrer lorsque les élites nationales et les intérêts étrangers ont ouvert la voie à la présidence de Carlos Salinas (1988-1994).

Après un processus électoral très controversé et une fraude électorale documentée, Salinas, qui avait été formé dans des universités d’élite américaines, a soumis le Mexique à des réformes néolibérales, ce qui a conduit à des années de montagnes russes économiques, culminant avec l’ALENA. Une série d’autres présidents ont pris leurs fonctions – d’Ernesto Zedillo et Vincente Fox à Calderón et Nieto – promettant tous des réformes économiques, une guerre contre la drogue et un avenir meilleur. Pourtant, chacun, bien qu’appartenant à des partis différents, partageait un dénominateur commun : les politiques économiques néolibérales, qui reposaient sur l’adoption continue de l’ALENA, l’expansion des cartels et le rattachement aux politiques américaines.

Ces objectifs politiques n’ont jamais été ceux d’Obrador. Il a démissionné du PRI des années avant l’ALENA et s’est joint au Parti de la révolution démocratique (PRD), une coalition social-démocrate formée après l’élection contestée de 1988. Bien que les premiers résultats de cette élection aient suggéré la victoire évidente de Cuauhtemoc Cárdenas, c’est un Salinas corrompu qui a été déclaré le nouveau président.

Obrador : l’espoir  des Mexicains pauvres.

Dans les années 1990, Obrador a succédé à Cárdenas dans la hiérarchie du nouveau parti. En 1994, il s’est présenté comme gouverneur de Tabasco, mais il a perdu contre le candidat du PRI. Après l’élection, un partisan a informé Obrador que le PRI avait dépensé 95 millions de dollars pour une élection où un demi-million de personnes ont voté. En 2000, Obrador est devenu maire de Mexico. Après plus d’exposition nationale, il est entré dans l’élection présidentielle de 2006, représentant une coalition de partis de centre-gauche dirigée par le PRD. La « Coalition pour le bien de tous » d’Obrador semblait gagner jusqu’à ce qu’on déclare qu’il avait perdu de 0,58 %. Cela a conduit à des manifestations monstres sur le Paseo de la Reforma et les places du Zocalo à Mexico, qui ont duré des mois.

Victime des hackers de Nieto

Lors de l’élection de 2012, Obrador représentait à nouveau une coalition du PRD et de divers mouvements ouvriers et citoyens. Cependant, les partisans nationaux et étrangers de Peña Nieto ont pris une position très proactive contre le mouvement populaire d’Obrador. Malgré l’opposition populaire de masse contre Nieto, perçu comme un chantre de la « corruption, de la tyrannie et de l’autoritarisme », les médias imprimés et télévisés, en particulier la Televisa, chaine pro-Nieto, ont minimisé ou laissé de côté une grande partie de ces critiques. Quelques années plus tard, Bloomberg a découvert que des hackers colombiens avaient été embauchés et payés des centaines de milliers de dollars par le PRI de Nieto pour saper ses adversaires et manipuler les médias sociaux. L’élection a été contestée, mais malgré les protestations postélectorales, les allégations de fraude et la demande formelle d’Obrador d’invalider l’élection, la volonté populaire a été écartée – une fois de plus.

Obrador a donc quitté le PRD et a fondé le Mouvement national de régénération (MORENA) et formé sa coalition actuelle, « Juntos Haremos Historia ». Il a conclu que pour gagner au Mexique, un candidat alternatif a besoin d’un front populaire plus large. Il a donc adapté sa plate-forme en conséquence. Du coup, cette fois-ci, ses taux de sondage préélectoraux étaient presque deux fois plus élevés que ceux de ses rivaux les plus proches.

Bien que le succès d’Obrador ait été augmenté par le protectionnisme de Trump et ses phobies sur l’immigration, son succès électoral de 2018 semble être le résultat direct de son intégrité et de sa résilience politique.

Restaurer la souveraineté du Mexique

En même temps que les Mexicains choisissaient un nouveau président pour jusqu’en 2024, ils élisaient également 128 membres du Sénat pour six ans et 500 membres de la Chambre des députés pour trois ans.

Si le Mexique opte pour une nouvelle orientation, les conséquences pourraient être historiques, nationales, régionales et même internationales. Non seulement la Maison-Blanche, mais aussi les Mexicains pourraient bien revoir le rôle de l’ALENA. De plus, le commerce de la drogue, qui est maintenu principalement par la demande américaine, fera également l’objet d’une nouvelle surveillance. Il était temps : la violence des cartels a coûté la vie à plus de 200 000 Mexicains.

Avec plus de 122 millions d’habitants, le Mexique est la 15e économie mondiale et la 11e démocratie la plus peuplée ; une grande économie émergente qui pourrait devenir l’une des principales économies mondiales d’ici 2050. Pour gagner le futur, il faut savoir d’où l’on vient. Ayant écrit une demi-douzaine de livres sur l’histoire du Mexique, Obrador est très conscient du passé de son pays et des territoires qui ont été perdus à la suite des interventions américaines au XIXe siècle.

Contrairement à ses pairs de l’élite moderne, les idoles politiques d’Obrador reflètent les décennies d’industrialisation et de modernisation du Mexique. Il a écrit de façon particulièrement chaleureuse sur Benito Juárez qui avait des origines pauvres et rurales, mais qui a accédé au pouvoir national et à la présidence (1858-1852). Juárez a gagné la Guerre de la Réforme et a battu l’invasion française. Ce n’était pas un idéologue, mais un homme intelligent, pragmatique et, si nécessaire, impitoyable. Bien que les masses l’aiment, le surnom d’Obrador est El Peje, qui fait référence à un poisson d’eau douce de Tabasco – un ancien poisson au visage d’alligator.

En fin de compte, Obrador cherche le développement économique. Dans son monde, « Mexico First » ne correspond pas à une économie globaliste. Contrairement à Nieto et aux néolibéraux, il pense qu’un Mexique souverain appartient au peuple mexicain.

Dr. Dan Steinbock

Traduit par Wayan, relu par Cat, vérifié par Diane pour le Saker Francophone.

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