La route menant à la falaise de Sénèque est pavée de mauvaises intentions


Un nouveau cycle de destruction des forêts du monde pourrait commencer


Par Ugo Bardi – Le 23 avril 2018 – Source CassandraLegacy

Les histoires les plus anciennes de la tradition humaine ont à voir avec la coupe des arbres et avec les désastres qui ont suivi. Ci-dessus, les légendaires héros sumériens Gilgamesh et Enkidu tuent le gardien des arbres, Huwawa. Plusieurs milliers d’années après, nous ne semblons pas avoir beaucoup appris sur la gestion de nos ressources naturelles.


Je m’attendais à ce que cela arrive, peut-être pas si tôt et pas sous cette forme, mais cela devait venir. Avec l’ère des combustibles fossiles bon marché qui se termine, ce qui reste comme carburant à bas prix, c’est le bois qui devait être la cible de la prochaine vague d’exploitation.

Naïvement, je pensais que la ruée vers les forêts aurait pris la forme de personnes désespérées se déplaçant vers les montagnes avec des haches et des tronçonneuses, mais non, en Italie, il s’agit d’une manière beaucoup plus destructrice. C’est un décret gouvernemental approuvé le 1er décembre 2017 qui permet aux administrations locales de couper des arbres, même contre la volonté des propriétaires des terres. C’est le début d’une nouvelle vague de déforestation en Italie, probablement un exemple que le reste du monde pourrait suivre dans un proche avenir.

C’est une longue histoire qui remonte aux racines de l’histoire italienne. Déjà à l’époque romaine, la déforestation était un problème majeur, qui aurait généré les marais encore présents en Italie de nos jours. Au Moyen Âge, les bois sont revenus. Parfois, les gouvernements régionaux prenaient bien soin des forêts (comme en Toscane, par exemple) mais un nouveau cycle de déforestation a eu lieu avec l’unification politique de l’Italie en 1861. À cette époque, le gouvernement piémontais considérait les terres nouvellement acquises comme un butin de guerre, rasant les forêts anciennes sans aucun regret. L’histoire est rapportée sous une forme romancée par l’écrivain britannique Ouida, dans Une commune villageoise (1881).

Progressivement, les combustibles fossiles devenant de plus en plus importants − d’abord le charbon, puis le pétrole et le gaz − les arbres ont cessé d’être la ressource économique cruciale qu’ils étaient auparavant. Dans les années 1920, le gouvernement italien s’est engagé dans une politique sérieuse de reboisement dont les effets sont encore visibles de nos jours. Après la fin de la guerre, en 1945, le système économique italien prospéra principalement grâce à l’industrie. Pour les administrations locales, la principale source de revenus était le béton, ce qui a conduit à paver de grandes surfaces avec des bâtiments de toutes sortes, mais les forêts dans leurs montagnes ont été laissées plus ou moins en paix. Avec les terres agricoles abandonnées, dans de nombreux endroits, les bois ont avancé et couvert de nouvelles zones.


Puis, il y a eu le XXIe siècle et avec lui les coûts croissants des combustibles fossiles. Les prix ont été en hausse et en baisse, générant des joies occasionnelles de « siècles d’abondance ». Mais, à l’heure actuelle, personne, en étant sain d’esprit, ne peut ignorer le fait que le bon vieux temps des carburants bon marché ne reviendra plus. Une conséquence a été la diffusion de poêles à granulés en Italie, souvent au nom de la « sauvegarde de l’environnement ». Théoriquement, les granulés de bois sont un carburant renouvelable, mais seulement théoriquement. Si le bois est consommé plus vite que les arbres peuvent repousser, ce n’est plus une énergie renouvelable. Et l’appétit de l’Italie pour les pellets est insatiable : les Italiens consomment 40% de tous les granulés brûlés en Europe alors que l’Italie ne produit qu’environ 10% du bois brûlé.

Avec la stagnation du marché du logement, quelqu’un devait se rendre compte que la seule source de profit restante provenant de la terre serait de transformer les forêts en boulettes. La conséquence est cette loi diabolique tout juste approuvée. Tout cela au nom du concept universellement accepté selon lequel un arbre ne vaut quelque chose qu’après avoir été abattu, la nouvelle loi donnant aux administrations locales le pouvoir de tout couper, quand elles le veulent, comme elles le veulent. Laissez-moi vous diriger vers la description de cette catastrophe faites par mon ami et collègue Jacopo Simonetta, qui l’a écrit dans un post récent, « Apocalottimismo ».

« [La loi] dit que si les propriétaires refusent de couper les bois qu’ils possèdent, les administrateurs locaux peuvent occuper − même sans l’accord du propriétaire − la terre et laisser la « récupération productive » (c’est-à-dire couper les arbres) aux entreprises ou coopératives de leur choix (ce qui signifie « les amis de leurs amis »). Et pas seulement ça. Les entreprises qui obtiennent le droit de couper les arbres fourniront une compensation économique à l’administration de la ville sous une forme que l’administration définira. Par exemple, de nouvelles rues, de nouveaux parcs de stationnement, de nouveaux éclairages publics ou tout ce que le maire jugera nécessaire pour sa campagne électorale. Ou sous la forme d’argent, cette fois au gouvernement régional, afin d’« encaisser » quelque chose − comme on dit.

Il est facile de voir ici la main cachée de l’industrie des granulés, mais il y a − ou du moins il y aura − beaucoup plus. Quiconque a une connaissance minimale du fonctionnement des administrations des petites villes d’Italie peut comprendre que cette loi est une formidable incitation pour toute administration à installer une bande de notables locaux qui organiseront des équipes de sbires financés par la coupe des bois des autres. Et ceux qui, comme moi, ont 40 ans d’expérience dans ces domaines savent que la ligne qui sépare une escouade d’une escouade fasciste (une « squadraccia ») est mince et tend à s’amincir au fur et à mesure que le pouvoir de l’État s’estompe. »

De mon expérience personnelle, je peux complètement confirmer l’analyse de Simonetta. Même dans la Toscane théoriquement civilisée, les administrations locales ont peu ou pas de ressources pour appliquer la loi en dehors des zones urbanisées. Ce qui avait sauvé les forêts jusqu’à présent, c’est qu’au moins les lois nationales étaient assez strictes pour protéger les arbres et qu’elles offraient au moins un vernis de protection. Maintenant, le gouvernement central a même abandonné la prétention de gouverner le territoire, laissant tout cela entre les mains des parrains locaux. C’est normal, l’effondrement des civilisations vient d’abord et avant tout avec l’effondrement de l’autorité centrale.

Vous vous demandez peut-être si quelqu’un en Italie parle contre une loi si horrible ; le gouvernement ne devrait-il pas protéger les biens des gens, y compris les forêts ? En pratique, seuls quelques-uns des suspects habituels ont protesté : des associations environnementales, quelques experts, des professeurs d’université, etc., tous sans aucun pouvoir réel dans la société italienne. Dans le reste de la population, surtout au niveau politique, le silence a été assourdissant.

C’est compréhensible : combattre cette loi implique d’aller à l’encontre d’une alliance profane :

  1. Des politiciens locaux à la recherche de fonds pour leur réélection ;
  2. Des gens vivant à la campagne, désespérés de trouver un revenu quelconque ;
  3. L’industrie du pellet qui y voit une source de développement ;
  4. Les citadins qui veulent chauffer leurs maisons.

Et si vous songez à défendre une forêt qui, selon vous, ne devrait pas être détruite, vous n’avez pas besoin de vivre dans des endroits où la mafia règne pour comprendre qu’« ils » savent où vont vos enfants à l’école.

Au final, c’est le résultat de la dure loi de l’EROI, le retour d’énergie sur l’énergie investie. Les humains exploitent d’abord les ressources qui leur donnent le meilleur rendement (EROI élevé) et, dans l’histoire récente, ces ressources ont été les combustibles fossiles. Ensuite, ils se déplacent progressivement vers les ressources à l’EROI plus faible. Maintenant, c’est au tour des forêts en Italie, mais ce n’est pas limité à l’Italie. La plupart des civilisations du passé sont tombées ensemble avec une vague de déforestation qui a détruit leurs dernières ressources. La notre n’est pas différente, pourquoi devrait-elle l’être ?

En dernier lieu, vous avez sûrement noté que j’ai mentionné le gouvernement fasciste comme ayant protégé les arbres en Italie. Vraiment, il l’a fait mieux que les gouvernements démocratiques qui l’ont précédé et suivi. Vous pouvez également connaître le cas du Japon : pendant la période d’Edo, le gouvernement japonais a adopté des lois draconiennes pour protéger les forêts japonaises : la coupe non autorisée d’un seul arbre pourrait être punie de mort.

Est-ce que cela signifie que nous avons besoin d’un gouvernement autoritaire pour maintenir vivantes les forêts du monde (et avec elles, l’humanité) ? Peut-être, mais le problème est plus complexe que cela. Un gouvernement autoritaire coûte cher,  il a besoin d’une police, d’une armée, d’une bureaucratie, d’un système de propagande, etc. Tout cela nécessite des ressources. En période d’effondrement, un gouvernement autoritaire ne peut pas mieux survivre qu’un gouvernement démocratique. À l’heure actuelle, nous évoluons clairement vers des formes de gouvernement de plus en plus autoritaires, mais cela ne semble pas mener à une meilleure gestion de l’écosystème. Au contraire, ces gouvernements semblent être plus aptes à parrainer le pillage de ce qui reste.

Ce qui est nécessaire pour maintenir l’écosystème en vie, c’est un système économique stable, ce qui est exactement ce que nous n’avons pas et que nous n’aurons pas dans un avenir prévisible. Donc, il semble que nous devons nous effondrer. Ensuite, nous réapparaîtrons peut-être plus sages qu’avant. En attendant, nous devons supporter les limites de la nature humaine.

Ugo Bardi est professeur de chimie physique à l’Université de Florence, en Italie. Ses intérêts de recherche englobent l’épuisement des ressources, la modélisation de la dynamique des systèmes, la science du climat et les énergies renouvelables. Il est membre du comité scientifique de l’ASPO (Association pour l’étude du pic pétrolier) et des blogs en anglais sur ces sujets à « Cassandra’s Legacy ». Il est l’auteur du rapport du Club de Rome, Extrait : Comment la quête de la richesse minière mondiale pille la planète (Chelsea Green, 2014), Les limites de la croissance revisitée (Springer, 2011) et L’effet Sénèque (Springer 2017) parmi de nombreuses autres publications savantes.

Traduit par Hervé, relu par Cat pour le Saker Francophone

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