La chute du Biafra


Par Adeyinka Makinde − Le 15 Janvier 2019 − Source adeyinkamakinde via Katehon

Le 15 janvier est une date significative de l’histoire du Nigeria. Ce jour-là, en 1966, un groupe d’officiers militaires de grade intermédiaire avait organisé une émeute qui renversa le gouvernement civil, au pouvoir depuis l’octroi de l’indépendance par le Royaume-Uni en Octobre 1960. Elle débuta par une avalanche de violence qui conduisit à une guerre civile de 30 mois, s’achevant officiellement le 15 janvier 1970.


On peut tracer clairement une ligne entre 1966 et 1970 : l’émeute conduite par des officiers issus principalement de l’ethnie Igbo peut être considérée comme une tentative de mettre en place une hégémonie ethnique sur le reste du pays, ligne qui fut confirmée par le Décret d’Unification émis par le chef d’État Igbo, le Major Général J. T. U. Aguiyi-Ironsi en Mai 1966. Ce décret abolissait la structure  fédérale du Nigeria et créait un système unitaire de gouvernance. Des réactions
vinrent sous forme de pogroms anti-Igbo au Nord du pays au mois de mai et septembre, de même qu’un contre coup d’État en Juillet 1966 qui permis de perpétrer des meurtres d’officiers militaires et de soldats de l’ethnie Igbo. L’échec des efforts de paix, notamment de la réunion à Aburi des membres du Conseil militaire suprême, et de celui du lieutenant-colonel Chukwuemeka Odumegwu Ojukwu, gouverneur militaire de la région orientale dominée par l’Igbo, contestant la légitimité de la sécession d’Aguiyi-Ironsi, conduisit à la sécession de la Région de l’Est, et à la création de la République du Biafra en mai 1967. Cela fraya le chemin de la guerre civile qui débuta officiellement le 6 Juillet 1967.

Mais la dérive du Nigeria vers la violence régionale et ethnique ne commença pas en 1966. État composite concocté par les dessinateurs impériaux au début du XXe siècle, le pays était composé de plus de 250 groupes ethniques parlant plus de 500 dialectes différents. La région du Nord était en grande partie islamique tandis que le Sud, avec ses régions Occidentale et Orientale (une région Moyen occidentale fut tirée de l’Ouest), fut largement christianisé. Le Sud avait une prééminence sur le Nord en termes de développement économique et de niveau
d’instruction. Ainsi, la stabilité de cet État multi-ethnique créé artificiellement était sous le coup d’une menace permanente.

Les multiples éléments de la politique Nigériane ont souvent signifié la perpétuelle concurrence d’une multiplicité de perspectives. Par exemple, l’hégémonie redoutée par les autres parties du pays, au début du premier coup dominé par les Igbos, fut une pratique réelle des dirigeants de la région du Nord sur le reste du pays, à savoir une violence inhérente au désir des dirigeants du Nord de ce que la domination du Nord s’étende à la région de l’Ouest, ainsi qu’à la « ceinture moyenne » principalement chrétienne de la région du Nord. La
corruption parmi l’élite politique, un recensement frauduleux, la fraude électorale, et les grèves syndicales formèrent une poudrière dont l’explosion conduisit finalement à une guerre civile sanglante.

La déclaration d’indépendance d’Ojukwu fut une mesure entreprise avec un soutien généralisé parmi les Igbos qui dominaient la région de l’Est. La plupart estimèrent qu’ils avaient été chassés de la Fédération, et qu’on ne leur avait pas laissé le choix. La position fédérale énoncée par Gowon exerça également son influence. Si la Région de l’Est était autorisée à faire sécession du reste de la Fédération, il y avait toutes les raisons de croire que le Nigeria se déliterait de façon chaotique en de plus petites parties, et que les puissances étrangères interviendraient en soutien à chacune des entités belligérantes.

La machine de propagande du Biafra fut conduite par Mark Press, une société de relations publiques genevoise, remarquable pour son habileté à mettre en relief les griefs à l’encontre des Igbos. Les thèmes diffusés en premier lieu justifiaient la création du Biafra en se fondant sur la nécessité d’une émancipation tribale. La cause Igbo fut également interprétée comme étant fondée sur un conflit religieux causé par un dirigeant musulman d’esprit féodal, arc bouté sur la restauration du Califat de Sokoto pré-colonial, qu’il avait l’intention d’étendre au Sud, au  préjudice des peuples animistes et chrétiens, jusqu’à ce que, par euphémisme, le Coran soit plongé dans l’océan Atlantique. Et au fur et à mesure que la guerre se développa, la propagande du Biafra utilisa les images de la famine pour affirmer qu’il était délibérément soumis à une politique de génocide.

Les éléments de preuve rassemblés semblaient étayer leurs revendications. La série de pogroms contre les civils Igbos, le massacre des soldats Igbos, l’accession des soldats musulmans du Nord à des postes de pouvoir dans l’armée et la politique, ainsi que la famine massive symbolisée par les enfants affligés de Kwashiorkor sont autant de fortes preuves corroborantes.

Mais il ne s’agit là que d’une vue unilatérale et simplificatrice des choses.

De nombreux groupes minoritaires de la Région de l’Est, ainsi que de la Région Moyen-Occidentale, qui fut envahie par les troupes du Biafra au début de la guerre, ne voulaient pas vivre sous ce qu’ils considéraient comme une domination Igbo. De nombreuses communautés minoritaires ont été soumises à une occupation brutale par les forces du Biafra. Le conflit ne pouvait être réductible à un un djihad de musulmans contre les chrétiens. Beaucoup de soldats impliqués dans le contre-coup de juillet 1966 étaient des chrétiens de la ceinture moyenne. En effet, le chef d’État qui prit le pouvoir après ce coup, Gowon, était lui-même chrétien. En outre, l’affirmation selon laquelle le blocus imposé par le gouvernement fédéral était inflexible dans son refus de faire parvenir des fournitures de secours au territoire du Biafra n’était pas vraie. La
partie Fédérale souhaitait que cette aide puisse traverser le Nigeria, tandis que le gouvernement du Biafra affirmait sa conviction que ces approvisionnements seraient entachés d’un poison délibérément introduit par la partie Nigériane.

Avec la recrudescence des victimes militaires et civiles, la dissidence s’est manifestée dans les rangs du Biafra. Certains y partagèrent des points de vue issus du sein de la communauté internationale : que les millions d’affamés étaient instrumentalisés dans le cadre d’un jeu politique à forts enjeux grâce auquel les dirigeants du Biafra espéraient obtenir une aide militaire ou même une intervention étrangère. La gouvernance d’Ojukwu fut également perçue comme étant au détriment des intérêts de son peuple. Comme Ralph Uwechue l’a  dit :

« Au Biafra, Il y eut deux guerres simultanées : la première pour la survie des Igbos en tant qu’ethnos, la seconde pour le maintien de la gouvernance d’Ojukwu. L’erreur d’Ojukwu, qui s’est avérée fatale pour des millions d’Igbos, fut d’avoir privilégié la seconde. »

Deux factions, la « Milice de Port Harcourt » et la « Milice Nationale » résultèrent des dissensions au sein de l’armée du Biafra. Le sabotage interne, fruit de ces dissensions, sapa gravement le moral, ainsi que l’effort légitime de défense nationale. Le souvenir laissé par les émules d’Uwechue et de N. U. Akpan, ainsi que plus tard par ceux d’Alexander Madiebo avait crûment révélé les divisions existant au sein du Biafra : le fonctionnaire contre l’intellectuel, le soldat contre le mercenaire, l’Igbo contre les groupes minoritaires, et la « clique Nnewi » contre les autres ; une dynamique fondée sur l’allégation selon laquelle Ojukwu favorisait le népotisme envers les ressortissants de son ethnie Nnewi.

À cela s’ajoutait le différentiel de connaissance entre les élites et les masses manipulées par une machine de propagande très efficace et qui, selon Uwechue, n’était en possession « ni des faits, ni de la liberté de se former une opinion indépendante », quant à la possibilité de négocier la paix avec la partie fédérale.

L’utilisation habile de la propagande par le Biafra, par notamment l’organisation de concerts humanitaires, l’intervention de célébrités Igbo comme l’écrivain Chinua Achebe et Dick Tiger, le champion du monde de boxe, réussit à projeter avec un relatif succès les plaidoyers en faveur de l’autodétermination Igbo auprès du public mondial. Mais l’aide décisive des grandes puissances mondiales, exception faite de l’envoi d’une quantité limitée d’armes par la France dans les dernières phases de la guerre, n’y répondit pas. Le Biafra fut soumis à un blocus et fut encerclé au début de la guerre. Et Gowon continuait d’insister pour que le Biafra se rende inconditionnellement, Ojukwu tenta de susciter le réveil de son peuple, dont l’armée, mal équipée, commença de plus en plus à recruter ce qu’on appellerait les « enfants soldats ». Avec un grand retard, le Nigeria commença son offensive finale le 23 décembre 1969, en utilisant la Troisième division d’infanterie.

La fin était bientôt en vue.

Lors d’une réunion de son cabinet tenue à Owerri le 8 janvier 1970, Ojukwu présenta ce qu’il décrirait comme le « sombre désespoir de la résistance militaire formelle continue. » Il quitta le Biafra peu après, affirmant qu’il allait rechercher un règlement pacifique. Son adjoint, Philip Effiong, auparavant lieutenant-colonel dans l’armée nigériane, reprit les rênes du leadership en faveur de la paix. La reddition fut organisée sur le terrain avec le colonel Olusegun Obasanjo, le commandant de la Troisième Division d’Infanterie, et une cérémonie formelle de reddition eut lieu devant le général Gowon à la caserne de Dodan à Lagos. Vêtu d’une tenue civile, Effiong fit la déclaration suivante :

Moi, Philip Effiong, déclare par la présente que je vous donne non
seulement mes assurances personnelles, mais aussi celles de mes
collègues officiers et confrères, et de tout l’ancien peuple du Biafra,
de notre pleine coopération et de nos vœux les plus sincères pour
l’avenir.

J’espère sincèrement que les leçons de la lutte amère ont été bien
apprises par tout le monde, et je voudrais donc saisir cette occasion
pour dire que moi, le major-général Philip Effiong, officier
administrant le gouvernement de la République du Biafra, souhaite
maintenant faire la déclaration suivante :

Que nous affirmons que nous sommes de loyaux citoyens Nigérians, et que nous acceptons l’autorité du gouvernement militaire fédéral du Nigeria.

Que nous acceptons la structure administrative et politique existante de la Fédération du Nigeria.

Que tout arrangement constitutionnel futur sera élaboré par des
représentants du peuple Nigérian.

Que la République de Biafra cesse d’exister.

La déclaration finale d’Ojukwu en tant que leader, publiée par Mark Press à l’agence Reuters, a réitéré l’affirmation selon laquelle il n’y avait pas eu d’alternative à la création de l’État du Biafra. Il a insisté sur la bravoure de son peuple dans la lutte contre de formidables enjeux, tout en endurant des privations énormes, et a critiqué ce qu’il a appelé le « complot international contre l’intérêt de l’Afrique », qui, selon lui, avait joué le plus grand rôle dans la
disparition du Biafra.

Cette disparition, on en avait bien peur en certains lieux, serait accompagnée de meurtres massifs d’Igbos. Du Vatican, le Pape appela rapidement à des efforts concertés pour prévenir les « massacres d’une population sans défense épuisée par la misère, la faim et par un complet dénuement ». De telles craintes, suscitées par la propagande du Biafra, furent évoquées à maintes reprises par Ojukwu, qui, dans sa déclaration, écrivit que le but du gouvernement Nigérian était d’appliquer la solution finale au problème du Biafra, loin des lumières de la curiosité du monde.

Cela n’arriva pas.

Le discours d’après-guerre de Gowon souligna la nécessité d’une réconciliation nationale par la rhétorique du « ni vainqueurs, ni vaincus ». Cette revendication fut soutenue par le fait qu’aucune médaille ne fut décernée aux soldats fédéraux. Certains officiers Igbos furent réintégrés dans l’armée nigériane en qualité de fonctionnaires. Et les Igbos revinrent graduellement au Nord et dans d’autres régions du pays.

La réintégration des Igbos fut cependant accompagnée, au fil des décennies, de plaintes d’ostracisme, souvent centrées sur deux questions principales : le montant alloué au développement de districts composés majoritairement d’Igbos, et le fait qu’aucun Igbo ne fut autorisé à diriger le Nigeria depuis la fin de la guerre.

Ces derniers temps, des mouvements furent créés, appelant à la résurrection d’un État du Biafra, le plus éminent étant celui du Peuple autochtone maintenant proscrit du Biafra (Ipob), et, d’autre part, celui pour la Renaissance de l’État souverain du Biafra (Massob). Mais les protestations organisées par ces groupes furent violemment réprimées, et leurs dirigeants persécutés par les forces de sécurité du Nigeria.

En juillet 2017, une réunion spécialement convoquée de dirigeants Igbos, constituée de gouverneurs d’État, de législateurs, de chefs traditionnels et religieux, publia une déclaration donnant leur « plein soutien » à un « Nigeria uni ». C’était un geste visant à dissiper les tensions croissantes, mais leur vœu d’une restructuration du pays, afin de parvenir à une « société juste et équitable » soulignait le sentiment du préjudice que beaucoup ressentent, des décennies après la guerre civile.

L’agitation séparatiste renouvelée ranima également les craintes parmi les groupes minoritaires de l’ancienne Région de l’Est, qui s’alarmant de l’inclusion de leurs territoires dans diverses versions des cartes d’un nouvel État du Biafra, se sentirent obligés de publier leurs propres déclarations. Par exemple, en juillet 2017, la Efik Leadership Fondation (EFL), après avoir implicitement désavoué son incorporation antérieure dans une entité historique connue sous le nom de Biafra, accusa les dirigeants de l’Ipob de tenter « d’annexer ou d’enrôler subrepticement, ou d’utiliser notre peuple, nos terres et nos territoires comme terme d’échange » dans une négociation visant une sortie de la Fédération.

Outre les réticences persistantes et répandues des groupes minoritaires voisins, on doute de l’existence historique d’un Royaume du Biafra, pour lequel aucun dossier, archéologique ou autre, ne peut être avancé comme preuve. Il n’y a aucune chronologie orale indiquant qui furent ses dirigeants, ni de comptes rendus sur la façon dont il aurait été formé, de même que pour son système législatif.

Aujourd’hui, il semble y avoir un fossé entre les générations, pour ce qui concerne le militantisme en faveur d’une entité distincte du Biafra, une grande partie de la rhétorique venant de jeunes gens sans mémoire de la guerre civile. Et avec d’autres parties de la Fédération qui restent arc-boutées dans leur détermination à maintenir l’unité territoriale du Nigeria, l’échec catastrophique de la guerre vieille de plus de 50 ans doit servir de mise en garde à ceux qui ont l’intention de poursuivre la voie de la sécession.

Adeyinka Makinde

Traduit par Carpophoros pour le Saker Francopĥone

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