Kamala Harris risque-t-elle d’être « molle » en matière de politique étrangère ?


Les stratégies de politique étrangère des États-Unis ne font pas l’objet d’un large débat public et sont pourtant considérées par la strate dirigeante comme vitales et essentielles.


Par Alastair Crooke – Le 29 juillet 2024 – Source Strategic Culture

Époque extraordinaire : Biden renonce à sa candidature aux élections via le plus mince des messages du dimanche après-midi ; il se retranche dans un silence qui est finalement rompu par un « long adieu » prononcé depuis le bureau ovale. Le personnel de Joe Biden n’a appris son renoncement qu’une minute avant la publication de sa lettre. Ensuite, l’internet a été frappé par CrowdStrike, et le chef du Secret Service américain donne un compte rendu de la tentative d’assassinat de Trump qui laisse les deux côtés de l’allée du Congrès consternés par l’apparente incompétence – ou qui évoquent quelque chose de « pire » .

Tout le monde est ébranlé.

Tous les flux d’information des médias étant entachés, et sans « personne crédible » pour expliquer ce qui se passe, nous sommes complètement repoussés vers « l’extérieur » . Pour l’instant, il est impossible de s’orienter. De plus en plus, les médias n’ont qu’une idée en tête : « Laissez-nous penser pour vous. Laissez-nous être vos yeux et vos oreilles. Transformez nos nouveaux mots et nos nouvelles phrases en votre langue. Les explications et les hypothèses proposées semblent si peu convaincantes qu’elles évoquent plutôt une tentative délibérée de désorienter le public – et de lui faire perdre pied avec la réalité » .

Néanmoins, même si l’essence du conflit interne aux États-Unis est occultée, un voile sur le fonctionnement de l’État profond a été levé : il est largement admis que l’éviction de Biden a été orchestrée – derrière le rideau – par Barack Obama. Pelosi était l’exécutrice (« Nous pouvons faire cela [l’éviction de Biden] de la manière la plus facile – ou de la manière la plus difficile » ,a averti Pelosi au cercle de Biden).

Rod Blagojevich (qui connaît Obama depuis 1995) explique l’essentiel de ce qui se passe dans le Wall Street Journal :

Nous [Obama et lui] avons tous deux grandi avec la politique de Chicago. Nous savons comment cela fonctionne : les patrons prennent le pas sur le peuple. Obama en a bien tiré les leçons. Et ce qu’il vient de faire à Biden est ce que les leaders politiques font à Chicago depuis l’incendie de 1871 : des sélections déguisées en élections. Obama et moi-même connaissons mieux que quiconque ce type de politique à la manière de Chicago. Nous avons tous les deux grandi dans ce milieu et il m’a conduit à la ruine.

Si les patrons Démocrates d’aujourd’hui ne ressemblent pas à l’homme au cigare et à l’anneau du petit doigt, à l’ancienne, ils opèrent de la même manière : dans les coulisses. Obama, Nancy Pelosi et les riches donateurs – les élites d’Hollywood et de la Silicon Valley – sont les nouveaux patrons du parti Démocrate d’aujourd’hui. Ce sont eux qui mènent la danse. Les électeurs, pour la plupart des travailleurs, sont là pour qu’on leur mente, qu’on les manipule et qu’on les contrôle.

Depuis le début, Biden et les politiciens Démocrates prétendent que la course à la présidence de cette année a pour but de “sauver la démocratie” . Ils sont les plus grands hypocrites de l’histoire politique américaine. Ils ont réussi à se débarrasser de leur candidat dûment élu à la présidence […] L’inaptitude [de Biden] à se présenter aujourd’hui à la réélection n’est pas le fruit du hasard. Les Démocrates l’ont dissimulée pendant longtemps. [Cependant, après] le débat présidentiel de juin, Obama et les chefs Démocrates ne pouvaient plus cacher son état. Les jeux étaient faits, et Joe devait partir.

La Convention nationale du parti Démocrate, qui se tiendra à Chicago le mois prochain, constituera la toile de fond et le lieu parfaits pour permettre à Obama de terminer le travail et de choisir son candidat, et non celui des électeurs. Démocratie, non. La politique de patrons de Chicago, oui.

Eh bien, il semble que Kamala Harris – qui n’a jamais gagné de primaire – soit à nouveau sur le point de contourner le processus des primaires par des acclamations orchestrées, dont la rumeur suggère qu’elles sont organisées par la famille Clinton, tandis que la famille Obama (les Dons de la mafia politique de Chicago) est contre elle, et se tait tranquillement.

Est-ce fait ? Kamala Harris sera-t-elle la candidate Démocrate ?

Peut-être, mais si une crise internationale majeure survenait, par exemple au Moyen-Orient ou avec la Russie, les choses pourraient alors changer.

Comment cela se passe-t-il ?

Pour en arriver là, Kamala Harris « est passée d’une position de procureur sévère en Californie à une position d’extrême gauche » , ont expliqué à The American Conservative des délégués californiens présents à la RNC :

Elle et Gavin Newsom, dans leur ascension au sein du Parti Démocrate de 2024, ont essayé de continuer à virer à l’extrême gauche. Ils devaient être les plus extrêmes en matière de criminalité, d’avortement, de DEI [Diversité, Equité, Inclusion], d’ouverture des frontières, de politique économique et d’imposition au niveau de la confiscation. Cela ne passe pas bien dans la majeure partie du pays .

Harris s’est également démarquée de la politique étrangère de Biden en se montrant explicitement plus favorable au sort des Palestiniens de Gaza.

Les stratégies de politique étrangère des États-Unis ne font toutefois pas l’objet d’un large débat public et sont pourtant considérées par la strate dirigeante comme vitales et essentielles. L’électorat n’est pas informé de la nature de ces relations au niveau structurel, car elles relèvent du secret d’État. Néanmoins, une grande partie de la politique américaine repose sur cette base « moins divulguée » .

Harris s’engagera-t-elle à respecter ces fondements des structures de la politique étrangère (comme la doctrine Wolfowitz) ? Sera-t-elle plus souple à l’égard de ces structures parce qu’elle souhaite se rapprocher de l’aile progressiste du parti Démocrate en ce qui concerne Gaza ? Sera-t-elle partisane et brisera-t-elle le canon bipartisan (déjà mis à l’épreuve) ?

Ignorez ce qui concerne le blanchiment d’argent des dépenses de politique étrangère. Ce qui importe, c’est que personne ne soit autorisé à faire preuve de laxisme à l’égard de ces politiques et de ces traités dont le « monde libre » dépend structurellement aujourd’hui, et ce depuis des décennies. Telle est la position de l’État profond.

Si Harris devait « s’assouplir » , cela ne serait pas bien vu aux États-Unis. Le discours de Netanyahou devant le Congrès a clairement montré que le consensus bipartisan de longue date en faveur d’Israël s’est érodé. Cela ne manquera pas d’inquiéter les grands noms de la politique étrangère.

« La seule colle qui a maintenu la résilience des relations avec Israël est le bipartisme » , a déclaré Aaron David Miller, ancien négociateur pour le Proche-Orient et conseiller des administrations Républicaine et Démocrate. « Cette relation est mise à rude épreuve. » Il a ajouté : « Si vous avez un point de vue Républicain et deux ou trois points de vue Démocrates sur ce que signifie être pro-israélien, la nature de la relation va changer » .

Netanyahou était manifestement conscient de ce risque. Il a adopté un ton résolument bipartisan tout au long de son discours. Et ce discours a sans aucun doute été une démonstration magistrale de sa perception de la psyché politique américaine. Il a touché les points sensibles et s’est soigneusement intégré dans le mode de présentation et la structure de l’« État de l’Union » .

Bien sûr, il y a eu des dissidents, mais Netanyahou a séduit l’auditoire avec son grand thème du « carrefour de l’histoire » , qui dépeint « l’axe du mal » iranien confrontant l’Amérique, Israël et leurs alliés arabes. Il a renforcé son emprise sur une grande partie de l’auditoire en promettant qu’ensemble, l’Amérique et Israël l’emporteraient : “Lorsque nous sommes unis, il se passe quelque chose de très simple : nous gagnons, ils perdent. Et mes amis », a-t-il promis, “nous gagnerons” .

Il s’agissait d’une reprise du thème « Israël est l’Amérique et l’Amérique est Israël » .

Les questions de politique étrangère relatives à la candidature de Harris sont donc doubles : premièrement, Harris, en tant que candidate présumée à la présidence, pourrait-elle choisir de démolir, d’affaiblir ou d’exposer les « acquis » de la politique étrangère aux yeux de l’establishment ?

Et deuxièmement, quelle devrait être la position des magnats de l’État profond si une grave crise internationale survenait dans un avenir proche ?

Une clameur s’élèvera alors certainement pour qu’une personne expérimentée en matière de politique étrangère prenne la barre – ce qui n’est pas le cas de Harris. Le fait qu’une personne sans expérience en matière de politique étrangère mette à bas certaines « structures » politiques sur lesquelles repose une grande partie de la politique américaine serait une véritable calamité.

Obama attend-il donc le moment d’imposer son choix définitif comme nouvelle figure de proue du parti (comme le soupçonnent les participants à la convention du GOP), ou est-il convaincu que Harris ne l’emportera pas en novembre, et préfère-t-il, en tant que doyen du parti, recoller les morceaux du parti – dans l’après-coup – et le modeler à sa guise ?

Pour être clair, c’est précisément une crise internationale que Netanyahou a l’intention de commencer à développer au cours de sa visite à Washington. Bien entendu, le traitement du « grand thème » de Netanyahou se fera discrètement, à l’abri des regards du public. Le président de la Chambre des représentants, Mike Johnson, organise une réunion privée avec Netanyahou et certains des plus influents méga-donateurs et acteurs politiques Républicains.

Netanyahou a déclaré que la journée du 7 octobre s’est transformée en une guerre contre Israël menée à partir de tous les points cardinaux et qu’Israël a besoin du soutien et de l’assistance pratique du « monde libre »« à un moment où il est diabolisé plus violemment que jamais » .

Alors que le Hezbollah est confronté quotidiennement aux forces de défense israéliennes, il n’a manifestement pas été démantelé ni dissuadé. Israël ne peut donc pas vivre avec des « armées terroristes » , ouvertement vouées à la destruction d’Israël, campées à ses frontières et à proximité de celles-ci, se plaint Netanyahou.

C’est ce qui constitue « la crise imminente » : la future opération militaire israélienne au Liban pour repousser le Hezbollah de la frontière. Les États-Unis se seraient déjà engagés à apporter un soutien limité à cet objectif militaire.

Mais Netanyahou insiste également sur le fait qu’Israël a besoin du soutien et de l’assistance pratique du « monde libre » « pour contrer le régime à la source de la menace existentielle – l’Iran ». Que se passerait-il si l’Iran intervenait au Liban en réponse à un assaut israélien massif ? Netanyahou présente cette éventualité comme l’arrivée des « barbares » dans la civilisation occidentale – une arrivée qui concerne aussi bien l’Amérique qu’Israël.

La récente attaque israélienne contre le port de Hodeida au Yémen – du moins en partie – peut être considérée comme un teaser israélien visant à montrer au monde occidental qu’Israël est capable d’affronter des adversaires éloignés (1 600 km) en mettant en avant ses propres capacités de ravitaillement en vol pour une grande phalange d’aéronefs. Le raid a infligé de lourds dommages au port. Le message était clair : si Israël peut faire cela au Yémen, il peut (théoriquement) aussi frapper l’Iran.

Bien entendu, frapper l’Iran est une toute autre affaire. Et c’est la raison pour laquelle Netanyahou recherche le soutien des États-Unis.

Il existe une photo de Netanyahou et de sa femme à bord de l’Aile de Sion (le nouvel avion d’État israélien) avec une casquette de baseball de type MAGA sur le bureau à côté de lui, sauf qu’elle est bleue, et non rouge, et qu’elle porte deux mots en guise d’emblème : « Victoire totale ».

La « Victoire totale » signifie clairement qu’Israël « gagnera associé aux États-Unis, en affrontant l’axe du mal de l’Iran » : les États-Unis sont-ils de la partie ? Ou bien les cercles de politique étrangère américains sont-ils tellement distraits par les événements extraordinaires qui se succèdent aux États-Unis et en Ukraine que les élites ne peuvent pas, dans le même temps, s’occuper du « carrefour de l’histoire » de Bibi ? Nous verrons bien.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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