Eurasisme : à quoi pourrait ressembler un meilleur Moyen-Orient ?


Par Andrew Korybko – Le 10 octobre 2016 – Source geopolitica.ru


Une dizaine d’année s’est écoulée depuis la publication de l’article provocateur de Ralph Peters « Les Frontières de sang : À quoi pourrait ressembler un meilleur Moyen-Orient » dans le journal des forces armées américaines de 2006. On peut considérer, rétrospectivement, que ce texte ne constituait pas seulement une proposition théorique, mais s’inscrivait comme schéma directeur de Brzezinski dans la quête des USA pour casser les « Balkans eurasiens » en s’appuyant sur les différences identitaires, dans le but de maintenir le statu quo hégémonique « diviser pour régner » du monde unipolaire. Il est temps de prendre en compte les changements sismiques géostratégiques de ces dix dernières années et de proposer un contre-projet solide face à Ralph Peters, et une feuille de route multipolaire visant à intégrer les « Balkans eurasiens » et consolider la connectivité multipolaire de la Nouvelle Route de la Soie.

Que le lecteur ne voie rien d’exhaustif ou d’utopique à ce qui suit ; il va de soi que des études détaillées devront prendre en compte les éléments gouvernementaux, d’infrastructure, et être expertisées pour déterminer la viabilité de chaque route et lien projetés ici. On peut supposer, par excès de prudence, que la plupart de ces projets auront une multitude de raisons de ne jamais voir le jour, mais pour ceux qui seront accomplis, ils pourront se concrétiser sous forme de route, de voie de chemin de fer, ou multimodale. L’objectif de cette étude est d’établir une liste complète de toutes les connexions possibles dans les « Balkans eurasiens » et d’ouvrir une discussion collective sur les mutations que la Nouvelle Route de la Soie et d’autres initiatives d’intégration complémentaires pourraient induire sur la géopolitique fracturée de la région. Ces transformations pourraient la muer en une entité cohérente prenant sa place dans un monde multipolaire, où chaque élément de l’assemblage bénéficierait de l’union ainsi constituée.

Eurasian Middle East

Points rouges : Nœuds/Villes

  • Rose : Hejaz 2.0
  • Bleu foncé : Route royale de Riyad
  • Violet : Couloir CCG [Conseil de Coopération du Golfe, NdT]
  • Gris : Ligne transcontinentale Yémen-Djibouti
  • Jaune : Interconnexion Irakienne
  • Orange : Couloir du « Kurdistan”
  • Bleu clair : Connexion Caucase-Turquie
  • Noir : Route du sud de la Russie
  • Marron : Anneau centre-asiatique
  • Lavande : Route afghane
  • Doré : Couloir économique Chine-Pakistan (CPEC)
  • Vert : Ligne islamique

Description des nœuds (connexion par rail, autoroute, etc.)

    • Hejaz 2.0 (du nord au sud)
      • Syrie
        • Alep/Lattaquié/Damas
      • Liban
        • Beyrouth
      • Jordanie
        • Amman/Aqaba
      • Arabie saoudite
        • Djeddah
        • Route royale de Riyad
        • Riyad
        • Couloir du CCG (du nord au sud)
      • Koweït
        • Koweït City
      • Arabie Saoudite
        • Dammam (d’où elle bifurque vers Bahreïn)
      • Qatar
        • Doha
      • Émirats Arabes Unis
        • Abou Dabi/Dubaï/Fujairah
      • Oman
        • Muscat/Duqm/Salalah
    • Ligne transcontinentale Yémen-Djibouti
      • Yémen
        • Sanaa/Aden
      • Djibouti
        • Tadjourah
    • Interconnexion irakienne (du nord au sud)
      • Irak
        • Kirkouk/Bagdad/Bassorah
    • Couloir du « Kurdistan »
      • Irak
        • Kirkouk/Erbil/Mosoul
      • Turquie
        • Diyarbakir/Gaziantep
    • Connexion Caucase-Turquie (d’ouest en est)
      • Turquie
        • Istanbul/Ankara/Ceyhan/Erzurum
      • Géorgie
        • Batoumi/Poti/Tbilissi
      • Arménie
        • Erevan
      • Azerbaïdjan
        • Bakou
    • Route du sud de la Russie (du sud vers le nord)
      • Russie
        • Makhatchkala/Sotchi/Sébastopol/Rostov sur le Don/Astrakhan/Volgograd
    • Anneau centrasiatique
        • Kazakhstan
          • Atyraou/Aktioubé/Astana/Almaty/Janaozen/Chimkent
        • Ouzbékistan
          • Tachkent/Samarcande
        • Kirghizistan
          • Och/Bichkek
        • Tadjikistan
          • Khodjent/Douchanbé
        • Turkménistan
          • Turkmenbashi/Bereket/Achgabat/Mary/Atamyrat
    • Route afghane
      • Afghanistan
        • Kondôz/Mazar-e-Sharif/Hérat/Kaboul/Delaram/Kandaha
    • Couloir économique Chine-Pakistan
      • Pakistan
        • Islamabad/Quetta/Karachi/Gwadar
  • Ligne islamique
        • Iran
          • Mashad/Gorgan/Téhéran/Tabriz/Ispahan/Bandar Abbas/Chabahar/Zabol

Description des projets régionaux

Hejaz 2.0

Cette ancienne ligne de chemin de fer ottomane fut fermée en 1920, mais un siècle plus tard, les sous-jacents géostratégiques n’ont pas changé. En fait, son importance s’est accrue et elle pourrait constituer la clé de la réussite de la reconstruction après-guerre de la Syrie. La ligne Alep–Damas–Amman–Aqaba constitue une plaque tournante pour l’activité commerciale à l’est du pays, et les branches vers Lattaquié et Beyrouth ouvrent l’accès à la mer Méditerranée. Côté saoudien, il n’y a peut-être pas d’impératif économique pour établir la connexion jusque Aqaba et pousser vers l’est, l’infrastructure du port de Djeddah existant déjà, mais il n’est pas exclu que cette route devienne un jour intéressante pour les Saoudiens, qui sont soucieux de diversifier leur économie au-delà du secteur des ressources naturelles.

Hejaz 2.0 présente le potentiel fondamental de relier Damas à Bagdad après la défaite de Daech et, par extension, Beyrouth à Téhéran. Les Saoudiens approfondissant leur influence sur la Jordanie, on peut prédire que, dans les dix ans à venir, ils vont vouloir intégrer cette dernière au CCG, et ils voudront s’assurer une connectivité complète avec ce nouveau partenaire. Dans cette perspective, Riyad pourrait être à l’initiative d’une route commerciale (par route ou par chemin de fer) directement vers Amman, et la considération stratégique d’ancrer la Jordanie au plus près de la monarchie saoudienne pourrait tenir lieu de pilote à une extension de Hejaz 2.0 d’Aqaba à Djeddah.

Route royale de Riyad

Suivant ce train de pensées, les Saoudiens, avant de considérer des projets en dehors du CCG, vont probablement s’employer à créer du lien sur leur propre territoire. Ils ont certes insisté lourdement sur leur volonté de diversifier leur économie, mais le consensus est que les secteurs de la finance, de l’immobilier et du conseil (que la plupart des observateurs voient comme cibles de cette nouvelle politique économique) ne suffiront pas à assurer le plein emploi à la population. On peut s’attendre à ce que les Saoudiens en viennent à développer le commerce et les industries légères, qui devraient les inciter à développer leur infrastructure nationale. La desserte de la capitale du Royaume est déjà assurée par un réseau de routes goudronnées, mais celui-ci pourrait être étendu vers une connexion plus solide entre le port de Djeddah à l’ouest et celui de Dammam, son homologue côté est, le long du couloir du CCG. Des oléoducs ont déjà été déployés le long de ce chemin, ce qui fait apparaître comme judicieux le développement d’une structure plus ouverte sur la route déjà tracée par les sociétés de l’énergie.

Couloir CCG

Les États du CCG ont dans leurs cartons un projet de chemin de fer les interconnectant tous et, au vu de leurs plans de développement post-pétrole, on peut s’attendre à ce que ce projet ambitieux et coûteux finisse par être bel et bien mis en œuvre, malgré les nombreux délais et complications survenus depuis la pose de sa première pierre en 2011. Le plan consiste à relier les zones côtières du Koweït jusque Mascate. Le projet présente des possibilités de branches complémentaires, sous forme de rail ou de routes.

La première, et la plus évidente de toutes, est le projet de jonction avec le Bahreïn, via la ville côtière saoudienne de Dammam. De là, le Qatar pourrait relier le Bahreïn et les EAU par deux chemins disjoints, même si les Saoudiens s’y opposeront sans doute par peur de voir Doha, leur ancienne rivale, usurper l’influence de Riyad sur ces deux États. Quoiqu’il en soit, au vu de la faisabilité technique de ces routes, elles méritent d’être mentionnées, au cas où la situation stratégique viendrait à changer, ce qui pourrait les rendre politiquement viables.

Ligne transcontinentale Yémen-Djibouti

Partant d’Abou Dabi, deux chemins sont possibles. Le premier part vers Dubaï, et de là soit vers le port de Fujaïrah (EAU) et/ou à Mascate, la capitale d’Oman ; le second prend directement la direction de Duqm, le nouveau port où la Chine s’est décidée à investir dans le cadre de sa stratégie de Route de la Soie [One Belt One Road, NdT]. Dans les deux cas, il est crédible de s’attendre à ce qu’une route Dubaï-Mascate-Duqm voie le jour, ainsi que son extension au sud vers Salalah, la deuxième ville du royaume d’Oman.

Relier Aden et Mascate et ainsi rejoindre le couloir CCG et la ligne transcontinentale aurait du sens, mais même si cela n’est jamais mis en œuvre, il est très probable que les Saoudiens veuillent relier Djeddah au plus grand port de leur voisin du sud. Ceci fera partie, ou pas, de la vision étendue de Hejaz 2.0. Quelle que soit la forme que prendrait ce lien, un pont au dessus de Bab-el-Mandeb pourrait relier les états du CCG et l’Éthiopie, leur producteur agricole, par Djibouti, et passant par Tadjourah, la troisième plus grande ville du pays (et plus grande ville de la zone nord peu peuplée du pays). En outre, l’Éthiopie développe rapidement son économie, et ce pont profiterait également à ses exportations textiles et industrielles, permettant des ventes à bon prix sur les marchés du Golfe.

Interconnexion irakienne

La fonction de l’Irak, dans cette matrice régionale, est de relier la Méditerranée et l’Iran d’une part, et le Golfe et la Turquie d’autre part. Le pays constitue également un marché de bonne taille en soi, et il paraîtrait sage de miser sur sa position géographique centrale pour tirer profit du croisement des deux grandes routes commerciales. Bassorah relierait l’Irak au couloir du CCG et à la ligne islamique en Iran, ce qui constitue une chance de faciliter le commerce entre deux grands marchés, en y tirant son épingle du jeu.

Le couloir du « Kurdistan »

Le concept derrière cette route commerciale à 46 milliards de dollars est extrêmement simple : il s’agit de relier l’ouest de la Chine avec le port de Gwadar sur l’Océan indien. Urumqi, capitale régionale du Xinjiang, est le premier nœud de ce réseau, qui plus au sud au Pakistan, doit traverser Kachgar, qui lui permettrait en fin de compte de rejoindre la ville kirghize d’Och, au bord de la vallée de Ferghana – si jamais Pékin en venait à décider de construire des infrastructures de transport onéreuses dans ces zones montagneuses. En continuant sur cette route, Islamabad constitue le joyau central de cette couronne économique, et la capitale du Pakistan apporte également au projet l’intégration de l’Afghanistan, par le couloir de Kaboul (à supposer que les violences pachtounes transnationales puissent être contrôlées).

Islamabad devrait trouver moyen d’intégrer Baloch, capitale régionale du Quetta, dans ce réseau transnational ambitieux, car les développements que ce projet pourrait apporter à cette région permettraient d’y dissiper les ambitions séparatistes, en contenant le ressentiment que certains habitants, considérés comme périphériques, nourrissent des griefs contre le centre du pays qui ne prend pas en compte leurs intérêts. Amener le Quetta dans ce projet serait un coup de maître, car cela lui permettrait de se connecter directement à Kandahar au sud de l’Afghanistan et au réseau de transport global du pays. Le Quetta se verrait ainsi également relié à Gwadar et au réseau côtier pakistanais de Karachi, et ces deux liens contribueraient énormément au développement de Baloch, la capitale, étouffant à la source les rebellions avec le temps.

Ligne islamique

Le dernier tronçon à considérer sur la grille d’infrastructure Moyen Orient-Russie-Asie Centrale-Asie du sud est la partie qui devrait traverser l’Iran. Comme déjà exposé, la ville de Masshad au nord-est dispose d’une position géographique privilégiée, ouvrant la voie vers la route du rail de l’est de la région Caspienne, ainsi que la ligne Tachkent vers la très peuplée vallée de Ferganah, et enfin le couloir de l’est vers Kaboul et Islamabad, dont le dernier tronçon amène à Téhéran, la capitale nationale. L’autre avantage de cette ville, est qu’elle constitue le point de transit le plus logique pour l’Inde au vu des accords d’Achgabat, visant à s’appuyer sur le port de Chabahar comme point d’entrée vers le marché de l’Asie du centre. Entre les deux villes est sise la ville de Zabol, qui est l’homologue iranienne de la ville afghane de Zarandj, conduisant à Kandahar par la route construite par l’Inde.

En poursuivant à l’ouest de la république islamique, Chabahar pourrait être reliée à Bandar Abbas, plus grand port iranien, sans grands frais suite à quoi elle pourrait relier Ispahan, soit en suivant la boucle du golfe persique vers Bassorah en Irak et le couloir du CCG qui commence à Koweït City, soit en s’aventurant au nord de Téhéran. La capitale iranienne propose également un lien avec la ville frontalière de Gorgan, qui relie le cœur économique du pays au chemin de fer caspien. L’autre point qui rend Téhéran importante est sa proximité avec Tabriz, qui présente le potentiel impressionnant de servir de nœud commercial pour l’Iran vers Bakou, Erevan, Erzurum, Diyarbakir, ainsi que Mossoul, deuxième ville irakienne.

Observations stratégiques

  • Le couloir indien nord-sud depuis Chabahar présente le potentiel de bifurquer vers la Russie et l’Union européenne (via l’Azerbaïdjan), l’Asie centrale (par le Turkménistan), et l’Afghanistan, lui apportant une flexibilité si des infrastructures peuvent être construites et tenues en état.
  • Il est peu probable que les projets proposés par l’Afghanistan progressent dans le futur proche, mais la vision économique intégrée et le rôle du pays comme facilitateur commercial entre l’Iran et le Pakistan pourraient tenir lieu de moteur à ses parties prenantes internes, pour se coordonner dans une démarche gagnant-gagnant et en tirer un compromis politique (il en va de même pour leurs soutiens extérieurs qui pourront les inciter à le faire).
  • La route commerciale la plus rentable reliant la Chine à l’Iran traverse l’Asie Centrale, mais c’est aussi la plus compliqué géopolitiquement, à cause de son passage obligé par la vallée de Ferganah. Dans l’hypothèse de changements de dirigeants au Kazakhstan, en Ouzbékistan et au Tadjikistan (soit par limite d’âge, soit par guerre hybride) ce centre de gravité régional pourrait rapidement devenir un nœud de terreur, d’insurrection, et de déstabilisation. La route d’Asie centrale, présentant un potentiel considérable de retours économiques, porte également un niveau de risques maximal dans le futur proche.
  • L’Iran dispose d’une situation prépondérante comme croisement de nombreuses routes commerciales à venir, qu’elles soient relativement « locales » comme la route Téhéran–Beyrouth ou étendues, comme Islamabad–Istanbul. En outre, aucun pays ne pourrait remplacer l’Iran, dans l’importance que lui donne la vision chinoise de la Route de la Soie, comme nœud dans l’intégration avec le Moyen Orient et pour établir un couloir sud-eurasien vers l’UE, en complément des routes centrales à travers la Russie et la route maritime du nord via l’Océan Arctique.
  • Tabriz présente le potentiel de connectivité le plus diversifié avec les nœuds recherchés, proposant de relier Téhéran, Bakou, Erevan, Erzurum, Diyarbakir et Mossoul.
  • La connectivité de l’Iran vers Istanbul et Beyrouth ne peut pas fonctionner sans une stabilisation de la zone sud-est de la Turquie (le « Kurdistan ») et de la région frontalière irako-syrienne (Daesh). Sans cette stabilité, Téhéran n’est pas en mesure de remplir son destin géo-intégré multipolaire le long de la Route de la Soie. Il n’est pas surprenant de voir que les troubles dans ces deux régions sont reliés entre eux, et reliés aux USA à divers niveaux.
  • La rivalité qatari-saoudienne s’est beaucoup résorbée depuis que les deux parties se sont « réconciliées » fin 2014 [L’article date de 2016 et ne prend pas en compte les récents évènements, NdT], après que Riyad ait eu la main lourde contre Doha. Mais si la Maison de Thani réussissait d’une manière ou d’une autre à établir des transports directs avec le Bahreïn et les EAU, au travers des deux propositions citées ci-dessus, elles réussiront à repousser la Maison des Saoud et à rompre la dépendance de ces deux royaumes de l’influence prédominante saoudienne, ce qui n’arrivera de toute façon pas sans conflit (quels qu’en soient les degrés de manifestation).

Andrew Korybko

Traduit par Vincent relu par Cat pour le Saker Francophone

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