La Chine se tourne vers la France pour y pêcher des idées.
La révélation qu’un groupe de porte-avions de l’US Navy pourrait être très vulnérable à un sous-marin nucléaire n’a pas fait la une des grands médias… Cependant la presse chinoise de la Défense n’a pas laissé passer grand chose.
Par Lyle J. Goldstein – Le 13 décembre 2015 – Source The National Interest
Au début de 2015, un article étrange et inquiétant a émergé brièvement puis a disparu – presque sans laisser de trace. L’article, apparemment rapidement retiré après publication, avait été diffusé par le ministère français de la Défense et concernait les opérations réussies du sous-marin nucléaire français Safir dans un exercice l’opposant au groupement tactique du porte-avion de la Marine américaine, le Theodore Roosevelt. Le contenu quelque peu choquant de l’article – que le sous-marins français avait réussi à couler «la moitié du groupement tactique» au cours de l’exercice – peut expliquer sa suppression rapide sur internet. Après tout, des frères d’armes proches peuvent démontrer leurs prouesse tactiques et opérationnelles dans un exercice naval, mais ils ne devraient pas s’en glorifier, et surtout pas en public – n’est-ce pas ?
La révélation que le groupement tactique d’un porte-avion de l’US Navy pourrait être si vulnérable à un sous-marin nucléaire n’a pas fait la une des grands médias, et aucune mention n’en a été faite par les nombreux analystes militaires sur ce site, semble-t-il [sauf sur le Saker Francophone, le 13 mars 2015, NdT]. Pourtant, la presse chinoise de la Défense n’a pas laissé passer grand-chose, notamment en ce qui concerne les capacités des groupements tactiques des porte-avions de la Marine américaine. En fait, un numéro spécial de Ordnance Industry Science and Technology (2015, no. 8) a couvert cet événement, annonçant en couverture une interview du professeur d’académie sous-marine chinois Chi Guocang sous le titre : A Single Nuclear Submarine ‘Sinks’ Half of an Aircraft Carrier Battle Group [Un seul sous-marin nucléaire «coule» la moitié du groupement tactique d’un porte-avion].
Le professeur Chi dit clairement qu’«un exercice peut difficilement être comparé à un combat réel» et qu’en outre, il estime que la lutte anti-sous-marine (ASM) de l’US Navy est «très efficace» et que c’est un système composé de multiples couches de défense pour le porte-avion. Pourtant, il conclut dans l’interview que l’article français avait un degré de crédibilité raisonnablement élevé et que ce numéro de Dragon Eye examinera sa logique à cet égard, pour tenter de mieux comprendre les visions chinoises émergentes sur l’utilité de sous-marins nucléaires dans la guerre navale moderne.
Au début de l’entretien, le professeur Chi affirme que les sous-marins sont la nemesis des porte-avions. Il explique qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, pas moins de dix-sept porte-avions ont été coulés par des sous-marins. Avec un autre clin d’œil à la prouesse de l’US Navy, le professeur souligne que huit sur dix-sept l’ont été par des sous-marins américains. Pourtant l’épisode historique qui revient dans l’interview ne date pas de la Seconde Guerre mondiale, mais plutôt de la guerre de Malouines. Ce conflit, bref mais intense, du début des années 1980 semble avoir eu un effet démesuré sur le développement naval chinois, poussant Beijing à se concentrer en particulier et de manière constante sur le développement de missiles de croisière antinavires (ASCM dans leur sigle anglais). Il présente une étude très précise de ce conflit, par exemple en décrivant l’explication probable des défaillances des lance-torpilles de l’Argentine (dans des conditions hydrogéologiques complexes et difficiles). Il insiste sur le fait que dans ce conflit, le sous-marin nucléaire britannique HMS Conqueror a été capable de suivre sa proie, le General Belgrano, pendant cinquante heures sans être détecté, avant de lui infliger le coup de grâce, comme exemple de la prouesse des sous-marins nucléaires modernes. Pourtant, il reconnaît que la Marine argentine ne pouvait pas être comparée aux ASW de l’US Navy, évidemment.
L’intervieweur chinois pose ensuite une question franche : comment se fait-il que la Marine française ait été en mesure de pénétrer le formidable écran américain ASW autour du porte-avion USS Roosevelt, coulant, pour ainsi dire, ce grand bâtiment ainsi que quelques-unes de ses escortes ? Le professeur Chi propose de nombreuses hypothèses au sujet de cette question, mais met un accent particulier sur la faible taille du sous-marin français. Il observe que le sous-marin de la classe Rubis est le plus petit sous-marin nucléaire au monde (2 670 tonnes submergées) et que cela pourrait rendre sa détection plus difficile.
Selon cette analyse d’un expert chinois, les sous-marins de classe Los Angeles protégeant ce porte-avion ont un tonnage à peu près trois fois plus important – ce qui les désavantage, en particulier dans une situation où les deux équipages ont un niveau de formation leur assurant des compétences similaires. Ce n’est pas la première fois que les experts chinois en sous-marins ont admiré le petit tonnage des sous-marins nucléaires français, dont ils semblent penser qu’ils pourraient être particulièrement bien adaptés aux eaux peu profondes du Pacifique occidental. Cette analyse chinoise soutient, en outre, que la vitesse relativement lente des sous-marins français (25 nœuds) ne semble guère être une déficience majeure.
Le professeur Chi note les faiblesses comparatives des sous-marins diesel. Dans le même ordre d’idées, il explique que les équipements aériens de lutte anti-sous-marine (ASW) américains sont assez fiables pour la détection radar de sous-marins au-dessus ou près de la surface des eaux. Contre les sous-marins nucléaires, par contre, il conclut que la recherche avec les équipements aériens ASW est «aussi difficile que la pêche d’une aiguille dans le vaste océan». D’autres points soulevés dans cette analyse chinoise remarquent que plus le groupe de combat est important, plus il est facile de tracer cette cible très visible sur de longues distances. Le professeur Chi note aussi que l’usage d’armements ASW peut aider par inadvertance un sous-marin à s’échapper à la suite d’une attaque, parce que les armes peuvent considérablement compliquer l’environnement acoustique, donc empêcher la recherche du sous-marin qui attaque.
Une autre explication pour l’adroite attaque (simulée) du Safir pourrait être la capacité du commandant français à utiliser les conditions hydro-acoustiques complexes qui se présentaient. Le professeur Chi décrit une longue liste de ces conditions, y compris les phénomènes bien connus tels que les zones de convergence, les gradients de vitesse du son, ainsi que les plus mystérieux cold eddy et afternoon effect. De même, l’expert chinois mentionne que le temps peut être un atout majeur pour un sous-marin qui traque puisqu’il peut gravement entraver les opérations en surface et en particulier les forces aériennes anti-sous-marines sans avoir d’effet significatif sur les opérations sous-marines.
A la fin de l’interview, on demande au professeur CHI lequel des modèles de développement naval, le sous-marin nucléaire soviétique ou le porte-avion américain est intrinsèquement supérieur. Mais l’expert chinois refuse la question, elle est trop simpliste. Il dit que l’amiral soviétique Sergei Gorshkov voulait une flotte équilibrée, mais que les efforts de Moscou dans le domaine naval n’ont pas pu satisfaire cette aspiration. Pendant ce temps, l’US Navy, soutient Chi, a fait cet effort, si bien que la flotte de Washington a «une puissance et des capacités de combat sans égales» dans tous les domaines de la guerre maritime. Il est probablement positif du point de vue de la dissuasion que les experts chinois éprouvent une telle estime pour les prouesses navales américaines, bien sûr, mais l’article illustre aussi comment les analystes militaires chinois examinent soigneusement les failles dans l’armure de l’US Navy, puisqu’ils cherchent à développer leurs propres capacités navales qui elles aussi «incitent les gens à admirer et les poussent à craindre.»
Lyle J. Goldstein est professeur associé à l’Institut chinois d’études maritimes (CMSI dans son sigle anglais) à l’US Naval War College à Newport, Rhodes Island. Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne représentent pas les positions officielles de l’US Navy ou de toute autre agence du gouvernement américain.
Traduit par Diane, édité par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone