On commence à travailler pour l'ONU par idéalisme, mais cela peut se terminer dans le cynisme. Pour un ancien employé, l’important était de maintenir le système en place afin de garder sa position – The Guardian
Par un ancien employé des Nations Unis – Le 4 juin 2016 – The Guardian
Vous venez d’être admis pour votre premier emploi au sein des Nations Unies. Félicitations ! Certes, l’ensemble du processus de recrutement a pris 284 jours, avec une épreuve écrite que votre meilleur ami aurait pu rédiger à votre place et un entretien téléphonique que votre mère aurait pu passer. Et bien sûr, personne n’a jamais vérifié vos références ni vos diplômes. Tout à coup, on vous demande – au moment même où vous aviez perdu tout espoir – de partir en mission dans un délai d’une semaine. En plein désert…
Pas grave. Dopé à l’accumulation de vaccinations indispensables mais faites à la dernière minute, ce que votre médecin vous a sérieusement déconseillé – la fièvre jaune, le choléra, le tétanos et la mauvaise humeur, pour n’en citer que quelques-uns – et équipé du billet d’avion envoyé par courriel à peine deux heures avant le départ, vous êtes prêts pour la grande aventure de votre vie.
Ça y est, vous y êtes : vêtu d’un T-shirt des Nations unies, armé de votre croyance en les principes de l’ONU et d’un ordinateur portable, et bravant les bombardements occasionnels sous un soleil brûlant. Vous couvrez courageusement et systématiquement votre zone de responsabilité, à enregistrer les mouvements armés, les tragédies humanitaires et, de temps en temps, les violations des droits de l’homme. Vous allez là où les anges et la plupart des gens craignent d’aller. En grande partie en raison du fait que les rebelles et les troupes gouvernementales sèment des mines à tout va.
Parfois, vous ne pouvez pas vous empêcher de vous demander si un peu plus de formation – sur votre rôle, à propos de la situation dans le pays – n’aurait pas été utile. Ces trois jours dans la capitale au cours desquels vous avez été mis en garde contre les habitudes d’accouplement des hippopotames et la force de la liqueur locale vous paraissent soudainement insuffisants.
A quoi servent des gardiens de la paix s’ils ne gardent pas vraiment la paix?
Vous vous demandez également comment vous êtes censé faire face, psychologiquement, au passage d’un village tranquille où les combats entre vaches font les gros titres, à un autre village où vous devez compter les cadavres et soigner la blessure par balle de votre chauffeur, après qu’il avait décidé d’accélérer pour franchir un check-point suspicieux.
Vous commencez aussi à douter du sérieux de certains collègues, notamment de votre chef, au chaud dans son bureau à la capitale. Les rapports que vous lui soumettez n’entraînent aucune réaction. Sauf si vous omettez de lui en envoyer un, auquel cas, bien sûr, vous êtes réprimandé immédiatement et sérieusement. Par conséquent, vos avertissements sur une guerre imminente sont laissés sans réponse jusqu’au jour où vous êtes évacué, avec préavis de deux heures, parce que les rebelles frappent à la porte du gouverneur avec l’artillerie lourde.
Plus tard, stationné temporairement dans la capitale, vous commencez à comprendre comment les choses fonctionnent réellement. Pas étonnant que vos rapports ne suscitent aucune réaction. La politique, comme vous êtes en train de le réaliser, est beaucoup plus importante que les dommages collatéraux occasionnels, comme ces 10 hommes qui ont disparu d’une prison avant d’être retrouvés morts avec des signes évidents de torture.
Au fil des ans, vous rencontrerez un schéma similaire au cours des missions sur le terrain; combien semblent être inversement proportionnelles à votre intelligence et à l’éthique professionnelle ? Puis, un beau jour, vous êtes appelé à partager votre expérience : un travail peinard au siège social vous attend.
Vous vous dites maintenant, enfin je vais être en mesure de faire la différence. Voici votre chance de changer le système qui vous a empêché d’avoir un impact que vous saviez possible dans votre domaine de connaissance. Maintenant, vous allez montrer à ces pleutres de gratte-papier ce que les gens de terrain savent faire, ceux qui ont envoyé faire face à la mort et à la mutilation, aux attentats terroristes, aux vendettas humanitaires, au syndrome de stress post-traumatique, à une solitude déchirant l’âme et à un début d’alcoolisme. Vous n’allez pas vous reposer jusqu’à ce que des réformes et une bonne restructuration aient enfin créé l’organisation de vos rêves.
Puis vous découvrez la Vraie vie. Vous avez un bureau. Pas une tente ni un conteneur – un vrai bureau, avec un téléphone de travail, un ordinateur et une connexion internet fiable. Vos collègues arrivent en veste Armani, un café à la main, à 10 heures moins le quart, et regardent la pile de dossiers sur votre bureau qui indique que vous travaillez dur depuis déjà deux heures. Leurs regards cachent mal leur plus profond mépris pour votre zèle. Il n’y a pourtant rien d’urgent à faire, tout peut attendre, ce n’est que du papier.
Il n’y a pas de familles anxieuses attendant, à votre porte, pour entendre parler de leur fils enlevé. Pas de visages affamés, pressés contre la fenêtre de la voiture que vous conduisez à travers un camp. Pas de veuves en pleurs, de pères, de mères mendiant une minute de votre attention. Vous n’êtes pas obligé de travailler le week-end, parce que personne ne le fait et de le faire créerait un mauvais précédent. On vous pousse même à prendre un congé.
De plus, vous pouvez enfin vous marier et avoir des enfants. Après des années de contrats de trois à six mois, vous en avez signé un, bien payé, de deux ans. Assurance santé. Cotisations de retraite. Prime d’éducation pour vos enfants. Prime de logement. Augmentation de salaire régulière.
Vous pouvez même marcher dans la rue sans craindre pour votre vie, ou partir le week-end sans la carte des 10 sites les plus risqués pour les vols, où vous risquez de terminer assassiné au volant.
Avec cette toile d’or vous protégeant délicatement, tout à coup, vous réalisez combien la vie peut être merveilleuse. Et si désespérément fragile. Poussez trop dur, vous fait-on comprendre, et vous pourriez être chassé du paradis. Vous vous rappelez ce gars qui a insisté pour traiter les questions d’abus sexuels par les Casques bleus occidentaux ? La rumeur veut qu’il ait été reconnu coupable de détournement de documents appartenant à l’ONU, rétrogradé à un poste P2 et affecté à un poste précédemment inexistant, en plein milieu d’une jungle tropicale. Mais il a de la chance, il a encore un boulot.
Lentement, vous apprenez ce que veut dire la peur. Devriez-vous faire remarquer à votre patron l’erreur dans sa liste des réalisations du département ? N’est il pas risqué de parler au téléphone avec une partie externe au sujet des allégations de corruption au sein de l’organisation ? Pouvez-vous assister au pot de départ de quelqu’un que vos patrons détestent ?
Parce que vous savez que si vous le faites, ils le sauront ; ces gens là-haut, ces tout-puissants, bercés par leur aura de succès et de gloire, ceux qui détiennent votre avenir entre leurs mains. Ils peuvent vous désapprouver, ils peuvent commencer à répandre des rumeurs sur vous, ils peuvent vous mettre sur la touche. Finalement, ils peuvent vous renvoyer d’où vous venez – un sort auquel vous ne pouvez soudainement plus faire face, que ce soit une mission sur le terrain ou dans le monde réel où il y a peu d’emplois, et quant à ceux encore disponibles, vous n’êtes manifestement plus qualifié pour eux (si jamais vous l’aviez été).
Où tomberiez-vous alors ? Dans un monde sans privilèges, tout bonnement. Sans l’accès aux salons business des aéroports, sans passeport diplomatique, sans achats hors taxes. Plus de regard hautain dans vos yeux; lorsque l’on vous fait éviter les files d’attente grâce au protocole, plus moyen de prendre un air désolé lorsqu’un premier ministre laisse ses gens attendre pour vous faire entrer dans son bureau, tout en vous serrant chaleureusement la main. Que resterait-il de ce personnage auquel vous avez pris goût ?
Donc, vous la fermez. Vous avancez malgré les erreurs, les comportements contraires à l’éthique, les performances non professionnelles. Vous régressez, gardez un profil bas, à moins d’être sûr de pouvoir faire autrement, et vous ne prononcez surtout jamais le mot «problème». Parce qu’il n’y a pas de problèmes à l’ONU – vous le savez bien maintenant – seulement des défis.
Quelque chose se durcit à l’intérieur, au fur et à mesure de votre progression hiérarchique. Vous apprenez à regarder droit devant, en ignorant tout ce qui pourrait compromettre votre position et votre prestige.
Vous apprendrez à recruter des gens qui ne vous menacent pas : les médiocres, ceux qui suivent docilement les règles du jeu. Parfois, vous vous payerez le luxe d’un penseur original, quelqu’un capable de faire bouger les choses, juste ce qu’il faut, pour que quelques supérieurs plus âgés tombent de leur place, vous permettant ainsi d’obtenir un poste plus élevé. Parfois, vous tomberez sur quelqu’un qui est en train de franchir la ligne, qui pense que les choses pourraient être faites différemment – mieux – et vous en ferez un exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Parce que vous le pouvez. C’est vous qui induisez la peur maintenant. Intouchable.
Et alors vous vous rendez compte que tout cela obéissait à un plan plus élevé : le maintien du statu quo. C’est juste que vous ne figuriez pas parmi les puissants qui le savaient. Mais vous y êtes maintenant, et personne ne viendra vous déloger. Il n’y a pas d’âge de retraite pour les patrons à l’ONU, et cela, vous ne l’oubliez pas.
Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone.