Par Ugo Bardi – Le 28 décembre 2020 – Source CassandraLegacy
Il y a environ 50 ans, j’ai reçu comme cadeau de Noël un livre intitulé « Science-fiction russe ». Toutes les histoires de ce livre m’ont fait une profonde impression, mais il y en a une qui est restée dans mon esprit plus que les autres ; une curieuse histoire intitulée « Un conte du Nouvel An ».
J’avais peut-être 12 ans à l’époque et, bien sûr, je ne pouvais pas tout comprendre de cette histoire et je n’ai pas fait attention au nom de l’auteur. Mais, au fil du temps, je ne l’ai pas oubliée ; elle s’est plutôt ancrée dans mon esprit, acquérant progressivement plus de sens et plus d’importance. Je l’ai relue il n’y a pas longtemps et elle m’est revenue à l’esprit lors d’un récent voyage en Russie. Alors, laissez-moi vous raconter cette histoire telle que je m’en souviens.
« Un conte du Nouvel An » raconte une année de la vie du protagoniste, un chercheur dans un laboratoire scientifique quelque part en Union soviétique. Dudintsev parvient à raconter l’histoire sans jamais donner de détails précis sur quoi que ce soit : pas de noms de lieux, pas de noms de personnages, pas même du protagoniste. C’est un exploit de virtuosité littéraire ; il donne à l’histoire une atmosphère de conte de fées mais, en même temps, il est très, très spécifique.
Il m’a fallu du temps avant de comprendre les allusions que Dudintsev donne dans tout le texte, mais après de nombreux voyages en Russie, tout s’est mis en place. Il est curieux de voir comment Dudintsev a réussi à si bien saisir l’atmosphère d’un laboratoire de recherche en Union soviétique ; il n’était pas un chercheur scientifique. Mais c’est ce qui fait un grand conteur, après tout : comprendre ce que l’on décrit – et ressentir quelque chose pour cela.
L’histoire commence par un débat – plutôt une querelle – que le protagoniste a avec quelqu’un appelé « un universitaire de province » (on ne nous dit pas son nom). Cet universitaire de province ne doit être qu’une nuisance, mais le protagoniste ne peut pas éviter de s’engager dans le débat. Il comprend qu’il perd du temps, qu’il devrait faire quelque chose de plus utile, de plus important. Mais il ne peut pas s’asseoir et faire son travail.
Pendant que le protagoniste est empêtré dans cette querelle inutile, le chef du laboratoire (encore une fois, on ne nous dit pas son nom) s’adonne à l’archéologie et un jour, il parle à ses collègues d’un de ses travaux quelque part dans le Caucase, où ils ont trouvé une tombe ancienne. Sur la pierre tombale était gravée une chouette et une inscription qu’ils ont pu déchiffrer. Elle dit « …et les années de sa vie étaient 900…. »
Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? L’homme qui y est enterré aurait-il pu vivre 900 ans ? Non, bien sûr que non. Mais alors, que signifie l’inscription ? Eh bien, quelqu’un dit que cela doit signifier que cet homme a passé sa vie si bien et si pleinement que c’était comme si sa vie avait duré 900 ans.
La discussion se poursuit. Que signifie vivre une vie aussi bien remplie ? Les chercheurs tentent de trouver une réponse mais, à un moment donné, ils entendent la voix de quelqu’un qui, d’habitude, se tait lors de ces réunions. On nous dit qu’il vient de loin, qu’il n’est pas russe, c’est pour dire. Nous pouvons imaginer que cet homme n’a pas de nom russe, mais on ne nous donne pas de noms. Donc, c’est un étranger et il vient avec un point de vue complètement différent ; c’est « le scientifique étranger » même si dans l’ancienne Union soviétique, théoriquement, il n’y avait pas cette distinction. « Vous voyez, camarades », dit-il, « c’est très simple. Pour vivre une vie pleine, vous devez toujours choisir les plus grandes satisfactions, les plus grandes joies que vous pouvez trouver ».
À ce stade, nous entendons la voix du commissaire politique du laboratoire. Apparemment, il y avait généralement quelqu’un dans les académies scientifiques d’Union soviétique qui était chargé de veiller à ce que les scientifiques soviétiques ne tombent pas dans la décadence de la science capitaliste. Alors, il se lève et dit au scientifique étranger : « Eh bien, camarade, ne pensez-vous pas qu’il faut aussi travailler pour le peuple ou quelque chose comme ça ? » Et le scientifique étranger lui répond : « Tu es tellement arriéré, camarade. Tu ne comprends pas ? La plus grande satisfaction, la plus grande joie que l’on puisse avoir dans la vie est exactement cela : travailler pour le peuple ! »
Après que la discussion soit terminée, le protagoniste de l’histoire réfléchit aux paroles du scientifique étranger et il décide de commencer à faire quelque chose de sérieux dans sa vie. Il décide de commencer à faire des expériences, de faire avancer sa théorie. On ne nous dit pas exactement ce qu’il fait, mais nous comprenons qu’il travaille sur quelque chose d’important ; des recherches qui ont trait à la capture et au stockage de la lumière solaire. Et il parvient à y travailler pendant un certain temps. Ensuite, ses collègues lui apportent un autre document rédigé par son antagoniste en province. Il sent alors qu’il doit répondre, et l’académicien en province écrit une réponse…. et le protagoniste se retrouve à nouveau empêtré dans cette controverse.
Les choses reviennent à la normale, mais il se passe alors quelque chose. Le protagoniste découvre qu’il est traqué. Quelqu’un, ou quelque chose, le suit tout le temps. Lorsqu’il le voit en entier, il découvre qu’il s’agit d’une chouette. Une chouette géante, presque aussi grande qu’un homme, qui le regarde. Il pense qu’il s’agit d’une hallucination, ce qui doit bien sûr être le cas. Mais il continue à voir cette chouette encore et encore.
Alors, le protagoniste va voir un médecin et il lui parle de la chouette. Le médecin pâlit. Après un examen physique approfondi, le médecin lui dit : « Vous avez un an à vivre, plus ou moins. » On ne nous dit pas de quelle maladie spécifique souffre le protagoniste. Il demande : « mais pourquoi la chouette ? » Et le médecin répond : « Nous étudions cela. Vous n’êtes pas le seul. La chouette est un symptôme ». Ensuite, le médecin regarde le protagoniste droit dans les yeux et lui dit : « Je peux vous dire quelque chose. Ceux qui voient la chouette ont une chance d’être sauvés ».
Entre-temps, il y a eu une longue discussion entre le protagoniste et le scientifique étranger, celui qui avait si bien fait taire le commissaire politique. Ainsi, le scientifique étranger avait raconté au protagoniste son histoire, de manière détournée, certes, mais clairement compréhensible. Ses compatriotes n’avaient pas aimé l’idée qu’il ait quitté le pays pour devenir un scientifique. Ils sont décrits comme des gangsters et des criminels, mais nous avons le sentiment qu’il y avait quelque chose de plus en jeu que de simples petits délits. Cet homme avait fait un choix et cela avait signifié une rupture nette avec son pays et sa culture ; cela avait signifié accepter la nouvelle société communiste soviétique. Aujourd’hui, il passe son temps dans ce nouveau monde à essayer d’obtenir ses « plus grandes satisfactions et ses plus grandes joies » en travaillant pour le peuple. Et, pour cette raison, ses anciens compatriotes l’avaient condamné à mort. Il avait donc changé de nom et d’identité, et il avait même changé de visage chirurgicalement pour devenir méconnaissable. Mais il savait qu’« ils » le cherchaient et qu’ils le trouveraient à un moment donné.
Ainsi, le destin du protagoniste et celui du scientifique étranger sont en quelque sorte parallèles, ils ont tous deux un temps limité. Après avoir vu le médecin, le protagoniste comprend la situation et se précipite à la recherche du scientifique étranger. Ils peuvent travailler ensemble, ils peuvent unir leurs forces, de cette façon, peut-être qu’ils peuvent…. mais, horrifié, il découvre que le scientifique étranger a été tué.
Dans la panique, le protagoniste cherche désespérément les notes qu’il avait recueillies au fil des ans. Mais la femme de ménage lui dit qu’elle les avait utilisées pour allumer le feu dans le poêle. Elle n’avait aucune idée qu’elles pouvaient être importantes. Le protagoniste a l’impression de marcher dans un cauchemar. Un an seulement et il a perdu ses notes. Il repart de zéro…. sa grande découverte…. comment faire ? Pourtant, il décide d’essayer.
Il est absorbé par son travail. Il travaille de plus en plus dur. Il reste dans le laboratoire jour et nuit et, quand il rentre chez lui, il continue à travailler. Ses collègues constatent le changement ; ils sont surpris qu’il ne réagisse plus aux attaques de l’académicien de province, mais qu’il s’en moque (ce qui est d’ailleurs une bonne leçon sur la façon de gérer nos flammes modernes sur Internet). Il voit toujours la chouette ; toujours plus grande et se rapprochant de lui, la chouette est devenue une créature familière, presque un ami.
Puis, quelqu’un apparaît. Il s’agit d’une femme, décrite comme ayant « des épaules bien formées » (bien sûr, on ne nous dit pas son nom !). Le protagoniste la reconnaît. Ce n’est pas la première fois qu’il la voit. Il se souvient l’avoir vue avec le scientifique étranger, aujourd’hui décédé.
Le protagoniste n’a pas le temps pour une histoire d’amour. Il doit travailler. Il essaie d’ignorer la femme mais il est aussi attiré par elle. Il peut lui concéder quelques mots. Dix minutes, peut-être. Alors ils parlent et la femme lui raconte. « C’est toi, je te reconnais ! Tu ne peux pas me tromper ! » Le protagoniste se souvient de quelque chose que le scientifique étranger lui avait dit ; qu’il avait fait changer son visage chirurgicalement pour échapper à ses ennemis. Maintenant, cette femme pense que le protagoniste est en réalité son ancien amant, qui a encore changé de visage et d’apparence et ne le lui a pas dit, même à elle.
Le protagoniste tente de nier qu’il est l’ancien amant de la femme mais, curieusement, il n’y parvient pas, pas même à lui-même. D’une certaine manière, il devient l’autre, agissant comme lui dans son immersion totale dans son travail. Le protagoniste découvre que le scientifique étranger avait monté un laboratoire complet chez lui, bien mieux que le laboratoire de l’académie. Il s’y installe donc, avec la femme aux épaules bien formées (et la chouette vient, elle aussi, se percher sur une branche juste devant la fenêtre). Puis, le protagoniste découvre même que le scientifique étranger copiait secrètement ses notes et qu’il les a données à la femme, qui les a gardées pour lui. Grâce à ces notes, il peut gagner des mois de travail. Il peut peut-être y arriver en un an, peut-être…..
La dernière partie de l’histoire se déroule à un rythme effréné. Le protagoniste devient de plus en plus malade ; au point qu’il doit rester au lit et que c’est la femme aux épaules bien formées qui prend le relais au laboratoire. Et la chouette se perche sur la tête du lit. Mais ils parviennent à obtenir des résultats importants et cela suffit à attirer l’attention du chef de laboratoire. Il ordonne à tout le monde dans le laboratoire de venir aider la protagoniste (et la femme aux épaules bien formées) à poursuivre les expériences.
Dans la scène finale, l’année est terminée et nous voyons la protagoniste au lit, en train de mourir. Mais ses collègues lui montrent les résultats de l’expérience : quelque chose de si brillant, si beau, incroyablement brillant et beau. On ne nous dit pas exactement ce que c’est, de toute façon c’est une façon de capter la lumière du soleil sous une forme compacte : une nouvelle forme d’énergie, une nouvelle compréhension du fonctionnement du soleil – nous ne savons pas, mais c’est quelque chose de fantastique. Même la chouette regarde cette chose, curieuse. Le protagoniste entend le son des cloches de la fenêtre. Une nouvelle année commence. On ne nous dit pas s’il vit ou non, mais en tout cas, c’est un nouveau départ et, quoi qu’il arrive, on nous dira de lui que les années de sa vie valaient bien 900 années terrestres.
Et nous y voilà. Vous voyez, c’est une histoire magique. Elle retient votre attention ; vous voulez savoir si le protagoniste vit ou non et vous voulez savoir s’il parvient à faire sa grande découverte. Mais c’est aussi l’histoire de la vie et de l’esprit des scientifiques qui, je pense, n’est pas facile à trouver dans les romans ou les nouvelles. Il est curieux que Dudintsev ait si bien réussi car, comme je l’ai dit, il n’était pas un scientifique, mais un romancier. Mais il a réussi à saisir de façon si incroyable la vie d’un scientifique – d’un scientifique travaillant en Union soviétique, oui, mais pas seulement. Le portrait de Dudintsev de la science et des scientifiques va au-delà des bizarreries de l’ancien monde soviétique.
Oui, dans la science soviétique, il y avait des choses qui nous semblaient étranges, comme le fait d’avoir un commissaire politique dans le laboratoire pour surveiller ce que font les scientifiques. Mais ce n’est qu’une caractéristique mineure et aujourd’hui, à l’Ouest, nous avons beaucoup de contraintes différentes – et plus lourdes – sur ce que nous faisons qui n’impliquent pas un commissaire politique stupide. Le fait est que les scientifiques travaillent souvent comme si leur vie ne devait durer qu’un an ; au moins pendant la période productive de leur vie ; quand ils essaient de comprimer chaque année comme si elle devait durer 900 ans. C’est leur lot : la recherche de la découverte, être si profondément absorbés par leur travail, être éloignés des autres ; obsédés par des chouettes qu’eux seuls peuvent voir.
Et pourtant, l’histoire de Dudintsev est si universelle qu’elle dépasse l’esprit particulier des scientifiques. C’est l’histoire de tous les hommes, partout dans le monde, de ce que nous faisons et de la façon dont nous passons notre vie. Et la clé de l’histoire est la femme aux épaules bien formées. Elle reconnaît son ancien amant dans le protagoniste, ou elle fait semblant de le reconnaître. C’est lui ou ce n’est pas lui – on ne nous le dit pas, mais cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est son dévouement à son homme. C’est tellement touchant : on perçoit le véritable amour dans cette attitude. En fin de compte, c’est la clé de toute l’histoire : quoi que nous fassions dans la vie, nous le faisons pour ceux que nous aimons.
Certains d’entre nous sont des scientifiques, d’autres non. Mais ce n’est pas un mauvais conseil que de vivre sa vie comme si l’on voulait que chaque année dure 900 ans. Et chaque nouvelle année est un nouveau départ.
Ugo Bardi
Note de l'auteur Cette histoire nous vient de l'ancienne Union soviétique, écrite par l'écrivain russe Vladimir Dudintsev, qui nous enseigne encore des choses aujourd'hui. Je l'avais déjà publié en 2013.
Traduit par Hervé, relu par Wayan pour le Saker Francophone
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