Des fourmis et des hommes


Par Antonio Turiel – Le 9 mai 2017 – Source The Oil Crash via entelekheia.fr

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Photo Pixabay

Chers lecteurs, imaginez un moment que vous soyez transformés en fourmi, mais que vous puissiez encore raisonner comme un homme. Si l’on pense seulement à la survie, votre nouvelle condition aurait quelques inconvénients, mais aussi des avantages. En tant que fourmi, vous seriez minuscule, vous n’auriez donc besoin que de très peu de nourriture, et le monde serait plein de choses à manger ; malgré tout, votre taille réduite vous rendrait l’accès à certains endroits plus difficile, et vous pourriez passer moins de temps sans manger avant de mourir des privations qu’un homme pourrait supporter.

Notre homme-fourmi ou notre fourmi-homme serait, comme toutes les fourmis, soit aveugle, soit très myope. Malgré tout, il aurait d’autre sens très aiguisés, et en particulier l’odorat.

Ensuite, imaginons notre homme-fourmi au milieu d’une prairie arborée. Il a faim et il n’a pas d’autres fourmis à suivre. Il ne sait pas quoi faire, mais il sait qu’il doit agir vite s’il ne veut pas être terrassé par la faim. Mais il ne sait pas où aller. Il va d’abord dans une direction, puis dans une autre, sans savoir où il va, jusqu’à ce qu’il perçoive une odeur. Une odeur délicieuse, de quelque chose de comestible : une pomme. S’il arrive à la trouver, il est sauvé.

Au début, l’odeur est subtile, presque indiscernable au milieu des senteurs de la prairie. Mais notre homme-fourmi contrôle suffisamment ses nouveaux sens pour avancer dans la direction de cette odeur. Et il la perçoit désormais très clairement, la pomme est proche, il peut en sentir le goût. Il y est presque.

Mais quelque chose tourne mal. Il avançait et l’odeur se faisait plus présente, mais il ne la sent plus. Il ne sait plus où aller. Où qu’il se tourne, l’odeur s’affaiblit, et notre homme-fourmi recule pour ne pas en perdre la trace ; ainsi, à plusieurs reprises, il avance dans différentes directions, d’abord dans un sens, puis en sens contraire. Désespéré de ne pas toucher au but, il commence à décrire une spirale, faisant des cercles de plus en plus amples centrés sur le point où l’odeur est la plus forte, mais il n’arrive à rien. La pomme est là, mais il ne la trouve pas. Notre malheureux homme-fourmi, attrapé dans une logique de recherche d’humain et non de fourmi, tourne en rond sans jamais trouver la pomme et finit par mourir de faim.

Une vraie fourmi n’aurait pas ce problème. Elle suivrait une trajectoire erratique, sans but fixe. Peut-être n’arriverait-elle pas jusqu’à la pomme, mais une vraie fourmi n’est jamais seule, et nombre de ses congénères comprendraient qu’il faut grimper sur le tronc d’un arbre situé un peu plus loin, et quelques-unes finiraient par trouver la branche où la pomme que cherchait notre homme-fourmi est accrochée. Ensuite, après avoir en arraché quelques morceaux pour les ramener, elles marqueraient le chemin du retour et d’autres fourmis n’auraient plus qu’à suivre la piste. À la fin, toutes les fourmis rentreraient à la fourmilière, où elles partageraient le butin.

Le problème de l’homme-fourmi est qu’il ne comprend pas qu’il avance dans deux dimensions, alors qu’il tente d’arriver à quelque chose qui se trouve dans une troisième dimension, juste au-dessus de sa tête. L’homme-fourmi est aussi myope sur cette troisième dimension que sur les deux autres, mais il peut expérimenter les deux autres avec ses pattes et ses antennes. Il se place au sol juste au-dessous de la pomme, en sent clairement l’odeur mais ne peut pas l’atteindre, et entame une recherche, d’abord dans un sens, puis son contraire, finalement en courant en spirale sans réellement savoir où il va, et sans oser s’éloigner du point le plus proche de la pomme – un point d’où il ne pourra jamais l’atteindre.

La métaphore de l’homme-fourmi nous sert à illustrer le dilemme dans lequel les sociétés occidentales sont enlisées depuis longtemps : le manque d’amplitude des débats. Au cours de ces deux dernières années, nous avons vu divers pays se confronter à des élections cruciales, et toujours dichotomiques : le référendum en Grèce ; le Brexit, l’élection de Donald Trump… et puis, la présidentielle française, avec la victoire d’Emmanuel Macron sur Marine Le Pen – au grand soulagement des marchés financiers et de la Commission européenne. Dans tous ces cas, une société qui voit son mode de vie en danger, une société qui se sait en dérive lente mais inexorable vers un effondrement final, cherche de nouvelles directions où se tourner. Tout comme l’homme-fourmi de notre histoire, la société va d’abord en ligne droite, au début sur l’axe classique droite-gauche, mais ces partis sont si discrédités (en France, aucun des deux partis historiques, l’UMP et le PS, n’ont pu placer un candidat au second tour) que la population cherche de nouvelles directions. Comme je l’ai dit, ces élections étaient toutes dichotomiques : le mouvement entre deux points extrêmes est une recherche en ligne droite, unidimensionnelle. C’est la stratégie la plus banale, mais en tant que société, elle fonctionnait bien pour nous. Nous n’avions besoin de rien de plus compliqué.

Mais, la recherche linéaire ne permet pas de sortir du problème, seulement d’osciller « sous la pomme » sans rien résoudre. C’est-à-dire, les deux options qui se présentent identifient correctement le problème à résoudre (trouver la pomme), qui typiquement consiste à rendre son bien-être à une classe moyenne qui se sent menacée ; malgré tout, la direction qu’elles proposent ne fait en rien progresser la résolution du problème, et plus elles avancent, plus les problèmes s’aggravent, ce qui déclenche le réflexe de partir dans l’autre sens. Il n’est donc pas étonnant que face à des élections dichotomiques, les sociétés apparaissent « divisées », et que fréquemment, les deux options soient proches du 50%, la gagnante ne l’emportant que de quelques points. Cette division en scores à peu près égaux démontre que les arguments des deux côtés sont également convaincants (ou également peu convaincants), et qu’en définitive, les élections sont proches du hasard, comme un lancer de pièce à pile ou face. C’est naturel, étant donné qu’aucune des deux options n’est la bonne. Pour revenir au cas Macron-Le Pen (assez proche de Clinton-Trump), nous ne sortirons de la crise ni en « stimulant la croissance » (une chose désormais impossible), ni en « encourageant le nationalisme » (quand nous dépendons tant des matières premières venues de l’étranger).

À mesure de la réalisation de l’inutilité de chacune des deux options par la population, l’abstention progresse, comme on l’a vu en France au cours de cette dernière présidentielle, où la participation, malgré l’aspect crucial du moment, a été la plus réduite depuis des décennies (même si le niveau d’abstention, 25%, serait considéré comme bas en Espagne). De là, la population va commencer à abandonner la progression linéaire entre deux options opposées, et aussi inutile l’une que l’autre, et entamer une progression en spirale, probablement quand les niveaux d’abstention seront si élevés que les élections dichotomiques n’auront plus aucune légitimité.

L’arrivée à cette étape de recherche fébrile viendra sous l’impulsion des besoins de la majorité de la population. Nous en faisions le commentaire il y a peu, dans notre discussion sur la fin de la croissance : plus du quart de la population espagnole risque la pauvreté et l’exclusion, alors que le taux de croissance est reparti à la hausse depuis deux ans – contrairement aux pays qui nous entourent. Toutes nos chances de remonter du trou où nous étions tombés dépendent d’une continuation de la croissance, mais c’est une chimère : en Espagne, nous croîtrons tant que le pétrole continuera d’être bon marché et qu’aucune crise financière ne se déclenchera, mais ce dernier point dépend d’un monumental château de cartes de produits dérivés mondiaux sur lequel personne, et l’Espagne a fortiori, n’a le moindre contrôle ; quant au premier point, ce n’est qu’une question de temps, et cela arrivera rapidement, que le très fort désinvestissement des compagnies pétrolières mène à une chute abrupte de la production, et que le prix du baril grimpe en flèche. Mais de toutes façons, nos experts complètement désorientés continuent à croire que le pétrole de schiste va remonter aux USA, parce qu’ils confondent les ventes au rabais pour cause de liquidation et de fermeture des compagnies avec des améliorations de leur efficacité, et parce qu’ils n’anticipent pas les problèmes. En ce moment, étant données leur myopie et leur arrogance, le fait de penser que les problèmes du pétrole et du reste des ressources naturelles sont réglés va mener à une gifle épique. Sans changement rapide de cap, la Grande récession qui se déclenchera laissera celle de 2008 très loin derrière en terme de puissance, à cette différence près qu’aujourd’hui, socialement, notre état s’est dégradé par rapport à cette époque.

Ce sera précisément cette instabilité sociale qui fera abandonner la recherche unidimensionnelle par de plus en plus de pays occidentaux. L’axe bipolaire de candidats opposés (Clinton vs Trump, Macron vs Le Pen) ou d’alternatives oui-non (référendum grec, Leave vs Remain au Royaume-Uni) sera délaissé au profit de dynamiques plus complexes, les spirales de l’homme-fourmi. Ce moment sera particulièrement délicat, parce qu’il se caractérisera par le surgissement d’une masse d’initiatives et d’une tendance à la désorganisation à cause d’acteurs agissant chacun de son côté ; les diverses administrations mettront en route des plans différents et parfois contradictoires et, en général, il y aura une perte de crédibilité du pouvoir. Le mouvement en spirale peut accélérer notre effondrement social, surtout parce que des choses qui avaient pu se maintenir dans l’étape antérieure (par exemple, la stabilité du réseau électrique) pourraient se perdre en route. 1

Qu’un mouvement en spirale ou que quelque chose de plus utile et efficace succède à notre inutile oscillation dichotomique dépend complètement de notre compréhension des racines du problème. Le problème tient à notre attachement à ce point central de la prairie, où l’odeur de la pomme est intense, mais où elle est inaccessible. Nous devons explorer d’autres voies, et le faire non pas individuellement, mais collectivement.

Notre problème est que la société, telle qu’elle est structurée, ne peut plus garantir les niveaux de bien-être général qu’elle a connu au cours des décennies passées. Notre bien-être reposait sur une grande disponibilité d’énergie accessible et bon marché, dont la quantité s’accroissait chaque année. C’est fini. Nous avons probablement déjà dépassé le pic pétrolier. Le pic du charbon et de l’uranium semblent dépassés aussi, et le pic du gaz sera atteint en moins d’une décennie. Les énergies renouvelables ont des limitations sévères, et n’offrent pas la possibilité de compenser le vide que laisseront les non-renouvelables, surtout à la vitesse où elles décroîtront.

De sorte que notre cap est celui de la décroissance énergétique, mais cela ne signifie pas que notre effondrement soit inévitable. Non. Il est vrai que dans notre paradigme économique actuel, cette crise n’aura pas de fin. Il faut abandonner l’idée de la croissance et explorer de nouvelles options ; nous devons nous lancer à la recherche du tronc du pommier pour y grimper.

Nous avons cessé d’être l’homo invictus, l’homme qui se croyait tout-puissant, confortablement installé dans ses avancées technologiques fondées sur une énergie apparemment inépuisable. Quand elle a commencé à manquer, nous nous sommes mués en un autre homme, l’homme-fourmi, mais pas un homme-fourmi quelconque, parce que nous avons refusé notre nouvelle condition, les nouvelles règles du jeu, avec ses nouvelles limitations (par exemple la myopie) et aussi ses avantages (par exemple, la capacité de grimper aux murs). Si nous cessons d’être l’homme-individu et si nous commençons à être l’homme-société, si nous avançons ensemble dans notre exploration de tous les chemins pour trouver notre pomme, nous pouvons obtenir le bien-être de la majorité. Nous devons, simplement, nous libérer de notre arrogance.

Antonio Turiel

Note du traducteur

Un article recommandé par Ugo Bardi, du blog Cassandra’s Legacy, dont les publications sont régulièrement traduites par nos amis du Saker Francophone. Même si le texte d’Antonio Turiel, un physicien théoricien espagnol, reflète avant tout ses préoccupations quant à l’avenir énergétique de nos sociétés, il peut être lu à beaucoup d’autres niveaux aussi. Capitalisme néolibéral, prédation de pays du tiers-monde par des multinationales, troubles mentaux en expansion dans tout l’Occident en conséquence de divisions sociales irréductibles causées par l’individualisme obtus de nos sociétés, politiques publiques de plus en plus souvent contre-productives… nous ressemblons de plus en plus à ce personnage décrit par Turiel, l’homme-fourmi qui tourne en rond, à l’aveuglette, dans sa quête d’un bonheur inaccessible – et qui finit par mourir de faim à quelques mètres d’une source de nourriture.

La solution : trouver la sortie en pensant autrement, ensemble ?

Traduction entelekheia.fr

Notes

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  1. Malheureusement, l’auteur n’exagère pas : aux USA, un pays beaucoup plus dégradé que le nôtre, dans certaines villes comme Flint (Michigan), l’eau n’est plus potable depuis des années. Toujours dans le Michigan, la ville de Détroit, qui compte 40% de pauvreté, a fait défaut sur sa dette en 2014 et coupé l’eau des habitants incapables de payer ; en février 2017 à Oroville, en Californie, un barrage a failli céder et engloutir 200 000 habitants situés en contrebas ; à Porter Ranch, en Californie, une méga-fuite dans une cuve de méthane, découverte en octobre 2015, a empoisonné les habitants pendant quatre mois avant d’être réparée – en février 2016…
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