La colonie des fourmis et celle des humains
Par Ugo Bardi – Le 15 mai 2017 – Source CassandraLegacy
Cet article a été inspiré par une publication d’Antonio Turiel intitulée Des fourmis et des hommes, où il utilise l’exemple d’une fourmi pour parler des difficultés que les humains ont à percevoir les problèmes réels auxquels l’humanité est confrontée aujourd’hui. Ici, j’examine à nouveau, un peu plus en profondeur, le même problème.
Imaginez-vous en tant que fourmi. Quelle serait votre perception du monde? Principalement, ce serait les autres fourmis de la même colonie. En tant que fourmi, vous êtes presque aveugle, mais vous avez un excellent odorat et la plupart de vos informations sensorielles sont les phéromones que vous recevez de vos sœurs et que vous retransmettez à d’autres fourmis. Ce type d’échange de phéromones basé sur un feedback peut conduire à des comportements remarquablement complexes, cependant la colonie n’a aucune structure que l’on puisse voir comme un cerveau. Si nous définissons la « conscience de soi » comme la capacité d’une créature à se modéliser, la colonie n’a pas cette capacité. Elle peut réagir à des stimuli externes, et elle peut le faire rapidement. Mais elle ne peut pas planifier son avenir. Il en va de même pour les simples fourmis : pour elles, la colonie est un ensemble d’odeurs ; elles ne la perçoivent pas vraiment.
Maintenant, reportez-vous à votre état d’être humain lisant une publication sur ce blog. Quelle est votre perception du monde? Vous êtes probablement plus intelligent que la fourmi moyenne, mais, comme une fourmi, votre perception du monde est principalement façonnée par les contacts directs que vous avez avec d’autres êtres humains, membres de la même colonie. Ces stimuli sont verbaux, pas olfactifs, mais le mécanisme de transmission et de retransmission est le même. Comme une fourmi, vous êtes continuellement exposé aux stimuli des médias et des réseaux sociaux, que vous retranscrivez à l’intention d’autres humains. Cela génère souvent des éclairs transitoires de renforcement des rétroactions qui peuvent générer des réactions collectives rapides, même violentes, de la part de la colonie entière. Mais la « colonie » humaine n’a pas de cerveau, elle peut réagir à des stimuli externes, mais elle ne peut pas planifier à l’avance. Ces grandes colonies humaines appelées « États » ne montrent pas de comportement intelligent, pas plus que les colonies de fourmis. Les États explorent leur environnement, se disputent les ressources, se battent parfois de façon très destructrice. Mais ce sont aussi des comportements de colonies de fourmis.
Bien sûr, les humains ont des capacités que les fourmis n’ont pas : ils sont conscients d’eux-mêmes, en ce sens qu’ils peuvent modeler leur environnement et eux-mêmes. Ils ont même des structures cérébrales spécifiques dédiées à ce but, telles que les « neurones miroirs », utilisés pour modéliser le comportement d’autres humains. Mais tout cela ne semble pas affecter le comportement de la colonie. Les capacités de modélisation sophistiquées du cerveau humain semblent être utilisées principalement pour gagner un avantage à jouer au jeu de la concurrence sexuelle entre les individus. En dehors de ce domaine, la plupart des humains voient probablement leur « pays », principalement comme une entité sémantique créée par des messages simples liés à la défense et à l’attaque.
Théoriquement, cependant, la puissance du cerveau humain pourrait être appliquée à la gestion de la colonie. Dans l’Histoire, nous voyons la tentative répandue de placer un seul être humain au sommet – c’est-à-dire un seul cerveau –, chargé de l’activité de l’État. Cela entraîne parfois des tentatives de planification pour l’avenir de l’ensemble de la colonie, mais il y a souvent des retours de flammes amenant à des catastrophes. Un seul cerveau humain ne peut pas gérer l’immense complexité d’un État. Les dictateurs, les rois, les empereurs, etc. ne sont généralement pas plus clairvoyants sur le système qu’ils sont censés gérer que leurs sujets. Peut-être même pas plus brillants que les fourmis d’une fourmilière.
Pourtant, quelque chose a changé ces derniers temps. Nous avons vu l’apparition de la « modélisation World » dans les années 1970, comme l’éveil réel d’une sorte de conscience dans la colonie humaine. Les ordinateurs numériques ont permis d’effectuer des études telles que The Limits to Growth en 1972, qui ont modelé la société sur la base de données quantitatives et ont projeté les résultats vers l’avenir. C’était la première fois dans l’histoire, que la société pouvait vraiment planifier l’avenir. En particulier, les modèles ont identifié un phénomène à peine connu : cela a été appelé « dépassement », la tendance de la société à surexploiter ses ressources et à s’effondrer. Les modèles pourraient être utilisés pour planifier cela à l’avance et éviter l’effondrement.
Mais, comme on le sait, ces études ont eu peu ou pas d’impact. Les colonies humaines du monde ont poursuivi leur chemin à l’aveugle vers l’effondrement et c’est probablement compréhensible. L’émergence de structures complexes telles que le cerveau est influencée par la concurrence évolutive. Les humains ont développé leurs grands cerveaux comme outils pour la compétition sexuelle à l’intérieur d’un groupe. Mais les États ou les entreprises industrielles concourent en exploitant les ressources disponibles le plus rapidement possible. Ils ne tirent aucun avantage de leur capacité à planifier à l’avance, surtout lorsque les résultats de la planification indiquent qu’ils devraient ralentir leur taux d’exploitation. Faire cela ne donnerait que plus de chances à leurs concurrents qui ne le font pas. Ainsi, le comportement des colonies humaines reste dicté par une règle très simple : grandir autant que possible et ne se soucier de rien d’autre.
Il en est de même pour les fourmis : les colonies de fourmis eusociales sont là depuis plus de 50 millions d’années. Si la fourmilière devait avoir bénéficié d’une conscience de soi, il y a longtemps que la sélection naturelle aurait créée cette caractéristique. Au lieu de cela, il semble que l’intelligence des fourmis individuelles et des colonies de fourmis soit optimisée pour la survie de la fourmilière. Il est prouvé que les insectes sociaux sont moins intelligents que leurs homologues sauvages, et le même phénomène peut avoir lieu dans les colonies humaines : les cerveaux humains se rétrécissent quand la colonie prend la relève de nombreuses tâches qui étaient auparavant gérée par le seul être humain.
En fin de compte, il se peut que l’évolution de l’espèce humaine l’amène à développer un comportement social similaire à celui des insectes sociaux, tels que les fourmis ou les abeilles. Cela entraînerait peut-être une réduction globale de l’intelligence individuelle, non compensée par une augmentation de l’intelligence sociale. Les colonies humaines eusociales continueraient à se disputer les ressources disponibles comme elles le font actuellement. En tant qu’espèce eusociale, les humains pourraient avoir beaucoup de succès, tout comme les fourmis eusociales ont eu beaucoup de succès dans le monde des insectes.
Pourtant, l’avenir reste impossible à prédire : les humains sont des singes intelligents et vous ne savez jamais ce qu’ils peuvent inventer. Il peut y avoir différentes façons de sensibiliser la colonie humaine et cela conduirait à un tout nouveau spectre de comportements que nous ne pouvons que vaguement imaginer à l’heure actuelle. Pour l’instant, il semble que nous ne puissions pas faire beaucoup plus que de nous en tenir, à l’aveugle, à la tâche impossible de rendre la fourmilière Grande à Nouveau.
Quelques références
- Colonie de fourmis en tant que phénomène émergent http://www.ulb.ac.be/sciences/use/publications/JLD/221.pdf
- Le cerveau des insectes sociaux rétrécit de taille http://serious-science.org/ant-wars-6652
- L’hypothèse du cerveau social, Dunbar http://psych.colorado.edu/~tito/sp03/7536/Dunbar_1998.pdf
- L’hypothèse du cerveau social ne s’applique pas aux aspects sociaux http://phenomena.nationalgeographic.com/2015/06/16/the-distributed-brainpower-of-social-insects/
L’évolution des fourmis depuis le début du Crétacé, il y a 100 millions d’années. - Article de Wilson et Holldobler http://www.pnas.org/content/102/21/7411.full
Sur le cerveau humain qui se rétrécit. https://www.scientificamerican.com/article/why-have-our-brains-started-to-shrink/
Ugo Bardi
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone