Perspectives énergétiques de British Petroleum pour 2016 : une évaluation de scénario de référence raisonnable ?


Par Roger Boyd  – Le 19 avril 2016 – Source resilience.org

La publication annuelle Perspectives énergétiques de BP 1 fournit un bon examen objectif allant de pair avec l’enthousiasme du mouvement autour de la croissance verte, tandis qu’il offre dans le même temps un tableau hautement optimiste des ressources en combustible liquide et de l’acceptation du gaz naturel en tant que ressource respectueuse du climat.


Examen objectif de la croissance verte

Tant que le taux de croissance économique mondial annuel (accroissement du produit intérieur brut – PIB) sera plus élevé que la baisse mondiale annuelle en intensité énergétique (quantité d’énergie requise pour chaque unité de PIB), il faudra plus d’énergie d’année en année. Les perspectives de BP supposent une croissance historique moyenne du PIB mondial de 3,5%, ce qui représente plus que le doublement du PIB mondial d’ici 2035, et une réduction annuelle historique en intensité énergétique de 2,1% (contre 1,5% au cours des deux dernières décennies). La première dépasse la seconde, et la consommation énergétique globale augmente approximativement d’un tiers. Si la différence n’est pas compensée par une diminution de l’intensité des émissions de carbone dans la consommation d’énergie (la quantité d’émissions de carbone par unité d’énergie), principalement par l’augmentation de la consommation de carburants non fossiles, alors les émissions de carbone continueront de s’accroître. Cette compensation ne se fait pas, de sorte que les émissions de carbone persistent à grimper, à un taux simplement moins élevé qu’auparavant (0,9% par an, contre 2,1% par an durant la dernière décennie).

Il existe des limites financières, infrastructurelles, sociales, politiques, etc. quant à la capacité du secteur de l’énergie renouvelable à développer sa production, et ainsi réduire l’intensité des émissions de carbone liées à la consommation énergétique. En outre, le secteur renouvelable produit de l’électricité, ce qui compte pour moins de la moitié de la consommation d’énergie (BP envisage une augmentation des 42% actuels à 48% d’ici 2035). Durant la période de prévision, les énergies renouvelables seront les sources d’énergie connaissant la croissance la plus rapide, se développant à un taux de croissance annuelle de 6,6% pour accroître leur part de production énergétique de 3% à 9% d’ici 2035. Même avec des augmentations en hydroélectricité de 0,9% par an, et en nucléaire de 1,8% par an (principalement à cause d’une multiplication par 9 en Chine et du redémarrage des réacteurs du Japon), la consommation énergétique accrue nécessite toujours une utilisation d’énergie fossile plus importante. Le charbon augmente de 0,5% par an (principalement à cause de l’industrialisation de l’Inde basée sur le charbon), le pétrole de 0,9% par an, et le gaz naturel de 1,8% par an. Il en résulte au final une augmentation annuelle de 0,9% des émissions de carbone, ce qui constitue un progrès, mais dont on ne peut se satisfaire à l’heure où des réductions sont nécessaires.

L’une des prévisions les plus surprenantes concerne la croissance en nombre des voitures et des véhicules utilitaires passant de 1,2 milliard à 2,4 milliards, en tenant compte des pays non-membres de l’OCDE, dont le nombre de véhicules triple pour passer de 0,5 milliard à 1,5 milliard. BP prévoit que la voiture moyenne sera capable de voyager sur 80,5 km avec un gallon d’essence, contre 48 km aujourd’hui, mais là encore, l’efficacité accrue est largement contrebalancée par la croissance en nombre de véhicules. L’impression générale qui ressort du rapport est qu’entre aujourd’hui et 2035, l’Europe et l’Amérique du Nord pourraient ne tenir qu’un rôle secondaire dans la dynamique de la consommation énergétique mondiale. Quel que soit le nombre de centrales au charbon qui fermeront dans ces régions, ou le nombre de leurs habitants qui conduiront des voitures électriques, ce qui se passe en Chine, en Inde et dans d’autres pays en voie de développement, décidera du système énergétique mondial. Une autre observation intéressante est que vers la fin de la période de prévision, de multiples pays d’Europe pourraient avoir atteint un niveau d’énergies renouvelables intermittent, où le défi d’intégration au réseau électrique deviendra un obstacle grandissant. Ce qui donne du poids à une thèse selon laquelle lorsqu’une société réduit drastiquement ses émissions de carbone, l’ampleur et la difficulté des changements requis pèsent plus lourd.

En résumé, un triplement de la contribution des énergies renouvelables, conjointement avec un record historique de réduction de l’intensité énergétique, ne peut contrebalancer la croissance du PIB. Il en résulte une augmentation continue des émissions de carbone jusqu’en 2035.

Optimisme quant aux projections de ressources en carburant liquide

Le document prévoit que les ressources mondiales en carburant liquide vont s’accroître de 19 millions de barils par jour (mbj), conduites par le schiste et d’autres pétroles de réservoirs étanches, les eaux profondes du Brésil, ainsi que les sables bitumineux et les biocarburants du Canada. Dans leur ensemble, elles vont augmenter de 16 mbj, de concert avec l’OPEP, rehaussant la production de 7 mbj, et compensant les baisses de production dans les pays d’Europe et d’Asie Pacifique. On ne trouve dans le document aucune mention de la réduction d’énergie nette, ni de l’augmentation du coût énergétique de l’extraction de l’énergie du sol (ou de la culture de l’énergie) et de la baisse de l’énergie brute par unité de production.

En dehors de la production d’éthanol brésilien, les biocarburants ont tendance à consister en un processus de conversion d’énergie plus qu’en une production énergétique, fournissant peu ou pas d’énergie nette en tenant compte de l’apport énergétique. Les gaz naturels liquéfiés (les GNL) ne sont pas du pétrole brut, et ne contiennent qu’environ 60% de l’énergie par volume, alors qu’ils nécessitent des processus de raffinage divers. En considérant les GNL, les biocarburants et autres liquides de gaz naturel qui représentent 9 des 19 mbj d’augmentation de liquides de gaz naturel envisagés, il en résulte une surestimation significative de l’énergie fournie. Il faut ajouter à cela le coût relativement élevé du pétrole de schiste, des ressources en eau profonde et des sables bitumineux, ainsi que l’épuisement des puits de pétrole brut conventionnel à moindre coût énergétique. La question reste ouverte de savoir quelle quantité d’énergie nouvelle nette sera fournie à la société, et sera donc disponible pour mener la croissance économique en dehors du secteur de l’énergie.

Une hypothèse supplémentaire est celle de la capacité à investir les gigantesques quantités d’argent requises pour développer ces sources de carburants liquides, dont beaucoup nécessitent de larges investissements, combinés à un laps de temps significatif de flux de liquidités négatifs. De tels investissements dépendent hautement des hypothétiques prix futurs des carburants liquides. L’extrême volatilité des prix des deux dernières décennies pourrait induire des prévisions de prix bien plus prudentes, réduisant le nombre de projets qui peuvent être financés avec succès. Les problèmes financiers actuellement rencontrés par l’industrie des carburants liquides (ainsi que leurs investisseurs et banquiers), après une période de vastes investissements, pourraient également créer une situation invitant à des investissements bien plus mesurés. Cela pourrait considérablement limiter, voire différer, toute future réponse à une augmentation des prix des carburants liquides.

Le résultat net pourrait être une augmentation de moindre ampleur de la production de combustibles liquides bruts, ainsi qu’une hausse encore plus faible de l’énergie nette fournie. Cela limitera la croissance du PIB, et impliquera peut-être aussi des prix plus élevés menant à de meilleurs gains d’efficacité énergétique et carbone. Il pourrait en résulter une légère réduction des émissions de carbone, à travers la période induite par une croissante économique plus faible et des prix de carburants liquides plus élevés.

Le gaz naturel comme carburant transitoire

Étant donné la capacité avérée de l’industrie énergétique nord-américaine à externaliser les coûts environnementaux et sociaux de la production de gaz de schiste2, les hypothèses quant à la production future semblent raisonnables. En particulier si les exportations de gaz naturel font évoluer les prix nord-américains vers un niveau plus proche de celui des prix les plus élevés dans d’autres régions. Des hypothèses d’augmentation significative en Chine semblent également pertinentes, étant donnée la capacité de son état à passer outre les oppositions locales aux développements du gaz de schiste, et l’urgence de réduire la pollution de l’air due aux centrales électriques alimentées au charbon3. BP envisage une hausse significative de la production de gaz de schiste à 5,6% par an, ainsi qu’une augmentation de la part de sa production globale de gaz naturel de 11% à 24% d’ici 2035. Il est prévu que la grande majorité de cette hausse provienne d’Amérique du Nord et de Chine. Comme pour les combustibles liquides, il n’y a aucune estimation de l’énergie nette. Étant donnée la forte intensité énergétique de la production de gaz de schiste, particulièrement dans les régions arides et retirées où la plupart des réserves chinoises se situent, l’énergie nette supplémentaire fournie pourrait s’avérer nettement inférieure à la hausse de la production brute. Cela ne peut que s’exacerber avec l’épuisement des sources conventionnelles d’énergie à moindre coût.

Il y a une quantité croissante de recherches qui établissent que le gaz naturel est au moins aussi mauvais, si ce n’est pire, pour le changement climatique, que le charbon, en prenant en compte les émissions de méthane au niveau des sites de production et dans l’ensemble du réseau de distribution 4 5. Toute diminution de sulfates atmosphériques et de particules bloquant le soleil générée par l’incinération de charbon, pourrait également intensifier le changement climatique régional en permettant une conservation accrue des radiations solaires dans l’atmosphère terrestre.6 7. Si cette réalité venait à alerter les militants écologistes et le grand public, la construction de sites de production électrique alimentée au gaz naturel pourrait se heurter à la même opposition que la construction de centrales au charbon. Dans la mesure où une importante augmentation de l’usage de gaz naturel est attendue en Europe et en Amérique du Nord, où la société civile et les militants écologistes pourraient peser plus, cela pourrait atténuer la croissance de la consommation de gaz naturel. En Chine et au Moyen-Orient, de telles pressions émanant de la société civile pourraient être vigoureusement contenues.

Alternatives

Les perspectives de BP envisagent quelques options différentes.  Si on observe un taux de croissance moins élevé du PIB (non induit par des contraintes relatives à l’approvisionnement en combustibles fossiles), cela suppose que les prix les plus bas des combustibles fossiles auront tendance à dépasser ceux des énergies renouvelables, hydrauliques et nucléaires, avec pour conséquence une baisse des émissions de carbone qui sera moins importante que celle des énergies brutes dans la consommation énergétique. Une diminution de 3,5 % à 3 % de la croissance annuelle est supposée réduire les émissions de carbone de seulement 7 %, au cours de la période prévisionnelle de 20 ans relative au scénario de base (elles continuent d’augmenter de 13 %). En extrapolant de manière simpliste, pour maintenir les émissions stables durant la période, une croissance annuelle de 2 % serait nécessaire. Étant donnés les taux de croissance plus élevés attendus dans les pays en voie de développement, un tel scénario pourrait donner lieu à une stagnation prolongée en Europe et en Amérique du Nord.

Dans un scénario où le prix du carbone serait fixé à 100 dollars la tonne au sein de l’OCDE et 50 dollars la tonne en dehors de l’OCDE (en dollars de 2015), conjointement avec d’autres initiatives politiques et réglementaires en faveur du climat, BP prévoit que le secteur de l’énergie renouvelable croîtra à un rythme de 9 % par an (doublant de volume tous les 8 ans !). Sa part dans l’approvisionnement énergétique mondial augmentera de 3 % à 15 % d’ici 2035. On estime que les émissions de carbone en 2035 seront inférieures de 8 % aux niveaux de 2014. Cela constituerait toujours une diminution insuffisante pour prévenir un changement climatique dangereux, et cela ne tient pas compte des effets de contrepoids d’une utilisation accrue des gaz naturels (c’est-à-dire les émissions accrues de méthane). On ne trouve dans l’analyse aucune évaluation des répercussions sur les secteurs industriels à grande consommation d’énergie, tels que la production d’acier et de ciment, ou des divergences entre pays quant au prix du carbone. Ce ne sont pas de bonnes nouvelles pour l’Europe et l’Amérique du Nord.

Les énergies renouvelables ont tendance à avoir une énergie nette moindre en comparaison des combustibles fossiles, particulièrement lorsque les coûts d’équilibrage de production intermittente (variations du vent et du soleil) sont prises en compte8. Avec un tel accroissement de l’utilisation d’énergies renouvelables à faible énergie nette (de 3 % à 15 %), et des sources de combustibles à plus faible énergie nette, la véritable augmentation de l’énergie à disposition de la société pourrait s’avérer significativement moins consistante que la hausse de la production énergétique brute. Cela tendra à limiter la croissance du PIB. De surcroît, des changements aussi importants dans les sources d’approvisionnement énergétiques auront des effets financiers et économiques majeurs, qui ralentiront la croissance économique. Les actuelles organisations en charge de fournir l’énergie, l’infrastructure énergétique en place et les modèles de gestion pourraient être grandement dévalués, voire même rendus complètement obsolètes. Alors que des niveaux de transition de plus en plus importants sont envisagés, l’ampleur de ces effets va s’accroître de façon exponentielle et les dislocations économiques et sociales en résultant deviendront toujours plus problématiques.

Conclusions (les miennes, pas celles de BP)

L’économie mondiale rejette actuellement environ 10 milliards de tonnes de carbone dans l’atmosphère chaque année. On a estimé qu’alors que dès 2011, 269 milliards de tonnes supplémentaires amèneraient les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone à excéder 450 parties par million (ppm), niveau fixé par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) comme susceptible d’induire une probabilité inacceptable d’effets délétères du changement climatique9. Un simple calcul donne à appréhender 2038 comme l’année où la société humaine aura épuisé son budget carbone, compte tenu des taux actuels d’émissions. Étant données les probables rétroactions accroissant les émissions naturelles de dioxyde de carbone et de méthane, conjointement à l’impact probable d’une disparition de la calotte glacière dans l’océan Arctique en période estivale, provoquant l’absorption de l’énergie solaire plutôt que sa réflexion vers l’espace, et les émissions accrues de méthane dues à l’utilisation de gaz naturel, cette date critique pourrait advenir bien plus tôt dans cette décennie.
Le rapport de BP montre qu’eu égard aux niveaux historiques de croissance économique, même un décollage fulgurant du secteur des énergies renouvelables ne réduira pas significativement les émissions de carbone. Des réductions conséquentes en émissions de carbone nécessiteraient à la fois un vaste développement du secteur des énergies renouvelables et une restriction de la croissance économique. Cela suppose que l’objectif 450 ppm soit valide. Cet objectif a été de plus en plus la cible de critiques le considérant trop élevé, des niveaux aussi modestes que 350 ppm ont ainsi été proposés10. Ce dernier objectif demanderait des transitions économiques qu’on n’a vues que dans les économies étatisées des deux guerres mondiales, allant de pair avec des pertes financières et économiques combinées à des troubles sociaux majeurs. Le niveau des 400 ppm a déjà été franchi. C’est le sujet sensible dont peu de gens veulent débattre,  et c’est très certainement la raison pour laquelle les rapports du GIEC admettent de plus en plus la réalité d’un dépassement de l’objectif des 450 ppm, avec les futures technologies non éprouvées captant le dioxyde de carbone à la source, rejetant le dioxyde de carbone directement hors de l’atmosphère, ou encore le stockant de manière fiable.

Il y a également un silence assourdissant concernant l’accroissement rapide de l’exploitation de sources d’énergies renouvelables ayant rendement net faible, combiné à un déclin de l’énergie nette des sources de combustibles fossiles, ce qui pourrait entraver sensiblement l’augmentation de l’énergie disponible et ainsi le développement de la croissance du PIB11. Pour une société humaine qui se trouvera déjà aux prises avec une transition massive dans son infrastructure énergétique, avec en sus les effets croissants du changement climatique, ce sera un paramètre supplémentaire qui suscitera des tensions économiques et sociales.

En considérant les actuelles tendances à l’inertie qui règnent au sein de nos sociétés, il se pourrait qu’une réalité profondément inconfortable fasse que le scénario de base de BP soit, dans les faits, assez fidèle au cours que les choses suivront pendant un certain temps. Seule une secousse majeure au système, ou une série de secousses, qui infirmerait foncièrement le statu quo, semble à même de détourner la société de la trajectoire qu’elle suit à l’heure actuelle.

Roger Boyd

Note du Saker Francophone

Il faut noter que ce document et son analyse par Resilience.org, se basent sur l'acceptation inconditionnelle du réchauffement climatique anthropique et de l'hypothèse que c'est le carbone qui en est le vecteur et qu'il faut donc le taxer. Il existe d'autres visions du changement climatique.

Traduit par François, relu par nadine pour le Saker Francophone

Notes

  1. British Petroleum (2016), BP Energy Outlook 2016 Edition: Outlook to 2035, British Petroleum. Accessible ici
  2. Josh Fox (2013), Gas Land Part 2, Docurama
  3. Jaeah Lee & James West (2014), America’s Fracking Boom Comes To China, The Atlantic. Accessible ici
  4. Robert W. Howarth (2015), Methane emissions and climatic warming risk from hydraulic fracturing and shale gas development: implications for policy, Energy and Emission Control Technologies. Accessible ici
  5. Daniel Zavala-Araiza (2015), Reconciling divergent estimates of oil and gas methane emissions, Proceedings of the National Academy of Sciences. Accessible ici
  6. Tom Wigley (2011), SWITCHING FROM COAL TO NATURAL GAS WOULD DO LITTLE FOR GLOBAL CLIMATE, STUDY INDICATES, AtmosNews. Accessible ici
  7. Associated Press (2011), China’s pollution temporarily slowed climate change, CBC News. Accessible ici
  8. Weißbach et al.. (2013), Energy intensities, EROIs (energy returned on invested), and energy payback times of electricity generating power plants, Energy Vol. 52 April 2013. Accessible ici
  9. Roz Pidcock (2013), Carbon briefing: Making sense of the IPCCs new carbon budget, Carbon Brief. Accessible ici
  10. James Hansen et. al. (2008), Target Atmospheric CO2: Where Should Humanity Aim?, The Open Atmospheric Science Journal. Accessible ici
  11. Charles Hall et. al. (2014), EROI of different fuels and the implications for society, Energy Vol. 64. Accessible ici
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