Liban : cette semaine ne sera pas la même que la dernière fois pour les manifestants


Par Elijah J. Magnier − Le 26 octobre 2019 − Source ejmagnier.com

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Après moins de deux semaines de manifestations généralisées, impulsives et non organisées dans les rues du Liban, des sommes énormes ont été investies ces derniers jours – par des donateurs non déclarés – afin de fournir aux manifestants nourriture, boissons et produits de première nécessité pour qu’ils restent dans la rue jusqu’à “la chute du régime politique, du gouvernement et du règne des banquiers, en particulier de la banque centrale”.

La plupart des Libanais sont d’accord avec les préoccupations des manifestants concernant la corruption du système politico-sectaire, qui aide une poignée de dirigeants politiques à contrôler le pays tout entier. Ces personnes ont le pouvoir sur tout au Liban et peuvent tout faire sans responsabilité ni contrôle. Pas étonnant, car le système judiciaire est supervisé par ces mêmes politiciens qui suspendent tout jugement qui ne leur convient pas. En outre, tous les officiers supérieurs de l’armée et de la sécurité – sans exception – sont nommés par les mêmes dirigeants politiques qui se partagent le pouvoir. Ils passent leur carrière devant les portes des politiciens auxquels ils «appartiennent»  – selon leur religion – demandant des postes meilleurs et plus élevés au sein de l’appareil de sécurité.

Personne au Liban n’a jamais imaginé que ce système sectaire corrompu pourrait être ébranlé et que les gens l’affronteraient dans la rue. Aucun dirigeant politique ne pensait qu’il aurait du souci à se faire pour garder son «trône», construit au fil de décennies pour que la prochaine génération de sa  famille puisse prendre la relève lorsque le père prendra sa retraite.

Cependant, même si les manifestations ont pris une autre dimension, les revendications justifiées des manifestants ne seront pas satisfaites si le système politique tout entier est renversé. Le Liban a besoin d’une autorité législative pour modifier les lois et d’un gouvernement pour les faire appliquer. Si les personnes nommées par le système tombaient, qui prendrait la relève ? Le président ? Les manifestants demandent sa démission. L’armée ? Ses officiers supérieurs sont nommés par les mêmes hommes politiques accusés de corruption. Il n’est pas difficile d’imaginer une scission possible au sein de l’armée, entraînant le pays dans un chaos total.

Ce serait exactement le résultat souhaité par des pays comme l’Arabie saoudite et Israël, qui seraient heureux de voir le Liban sombrer dans le chaos. Cela empêtrerait le Hezbollah, leur ennemi le plus féroce, dans la situation interne du pays et l’empêcherait de diriger ses efforts vers le but de mettre fin aux ambitions israéliennes au Liban.

Israël n’a peut-être pas envisagé que le chaos au Liban pousserait le Hezbollah à contrôler et à protéger le sud du Liban, y compris la vallée de la Bekaa, la banlieue de Beyrouth et peut-être d’autres endroits du pays. Israël ne pourrait certainement pas dormir paisiblement car le chaos total n’est jamais contrôlable. Néanmoins, il n’est pas dans l’intérêt du Hezbollah de gérer certaines zones. Les membres du Hezbollah, leurs familles et leurs partisans sont libanais et la plupart d’entre eux n’ont pas d’autre pays où aller. Ils représentent la majorité de la partie pauvre de la classe ouvrière et sont parmi les plus touchés par la corruption dont souffre le Liban. Il est dans l’intérêt du Hezbollah que le Liban reste uni et évite le chaos.

L’exemple du désordre en Libye est encore vivant dans les mémoires ; l’occupation américaine en Irak, le contrôle de État islamique et ses conséquences sont toujours là, les tentatives de changement de régime en Syrie et sa longue guerre ne sont pas encore terminées. Le Liban ne voudrait pas s’engager sur une voie destructrice le soumettant à la loi de la jungle, ce qui entraînerait un accroissement de la pauvreté. La plupart des manifestants ne le voudraient pas, même si le prix à payer serait de tolérer certains hommes politiques accusés de corruption.

En Syrie, les manifestations ont commencé assez pacifiquement à Dara en 2011, lorsque les forces de sécurité ont arrêté des enfants et que des personnes ont demandé au gouvernement central de faire rendre des comptes aux forces de sécurité. Peu de temps après, les manifestations ont pris un autre tournant, demandant la chute du régime et prenant les armes. Des groupes organisés se sont répandus dans tout le pays par le biais des islamistes, qui étaient en train de préparer le terrain dans les mosquées pour une révolte islamique. Abou Bakr al-Baghdadi, dirigeant de État islamique, a envoyé ses commandants, dirigés par Abu Mohammad al-Joulani, un émir de État islamique qui s’est retourné contre son patron et s’est lié à al-Qaeda pour former son propre groupe djihadiste, qui suit la même idéologie takfiriste. Les Ansar – partisans locaux – étaient armés et la manifestation innocente s’est transformée en huit années de guerre dévastatrice, détruisant presque la Syrie et tuant de nombreux Syriens. Mais le gouvernement central à Damas est resté en place.

Les événements de ces dernières heures au Liban sont importants, selon des sources bien informées :

L'armée avait 48 heures pour ouvrir toutes les routes principales, sans nécessairement attaquer les manifestants. Si l'armée échoue, le gouvernement prendra la suite et nommera un nouveau chef des armée qui aura le pouvoir, loin des préoccupations politiques - car l'actuel chef de l'armée, le général Joseph Aoun, aspire à devenir président - pour maintenir les routes ouvertes.

Le chef politique des Druzes, Walid Jumblat, et le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, étaient sur le point d'atteindre leur objectif, qui était de forcer la démission du ministre des Affaires étrangères et gendre du président Gebran Basil et celle du ministre des Finances nommé par Amal, Ali Hasan al-Khalil. Des contacts de dernière minute ont mis fin à ce processus : il n'aurait servi que les objectifs de ceux qui souhaitaient demander encore plus de démissions et conduisait le pays au chaos en demandant davantage de concessions imparables. Un processus de réforme du gouvernement a été mis en place, mais un petit gouvernement ne sera pas en mesure de gérer la crise, car il nécessitera l’approbation du Parlement. De plus, Geagea et le patriarche el-Ra'ei ont rejeté une nouvelle loi électorale visant à doter les chrétiens de 20% à 25% du Parlement, une proportion qui est considérée comme une violation de l'accord d'al-Taef. Un gouvernement technocrate est une bonne et nécessaire étape. Néanmoins, ils seront nommés et approuvés par le Parlement et devront donc être bénis.

La présence de manifestants dans la rue est positive tant qu’ils ne ferment pas l’accès aux rues et aux commerces. L’objectif devrait être de maintenir la pression sur le gouvernement, de suivre de près le processus de réforme et d’en demander davantage une fois les premières réformes mises en œuvre. La route sera longue car, contrairement à la demande populaire, des siècles de corruption ne pourront être supprimés en quelques semaines. La guillotine de la révolution française de 1789 ne peut pas être mise en œuvre contre le système féodal du Liban, même si le pays doit repenser son paysage politique.

Le Hezbollah s’est engagé à combattre le terrorisme, un objectif très ambitieux sans aucun doute. Le Hezbollah et les manifestants ont les mêmes exigences mais diffèrent quant au moment choisi pour atteindre leurs objectifs. La revendication des manifestants est la chute de tout le système, alors que le Hezbollah est contre le chaos et est conscient du fait qu’un miracle serait nécessaire pour changer le régime tout entier d’une semaine sur l’autre, à moins que tous les seigneurs de la guerre civile de 1975 à 1989 disparaissent ou partent volontairement en exil.

Les partenaires politiques du Hezbollah sont accusés d’être responsables de la corruption, en la protégeant. Selon la source :

Cela n’est pas exact car le Hezbollah sélectionne le moindre mal et s’attaque progressivement à la corruption. Le Président Michel Aoun, le Président Nabih Berri et le Premier Ministre Saad Hariri ont leurs partisans dans les rues - même si les partisans de Hariri ont été ébranlés par la position anti-Hariri saoudienne. Tous les politiciens ont fauté et sont coresponsables de la situation actuelle. Les réformes commencent avec patience et les réformes immédiates annoncées par le Premier ministre sont un bon début, mais insuffisant. Nous jugeons en fonction des mesures pratiques prises par le gouvernement, mais certainement pas en promouvant le chaos total.

Le Liban est construit sur des relations publiques et sur la loyauté envers les politiciens et les responsables de la sécurité dont les portraits se trouvent dans de nombreux foyers. En dehors du Moyen-Orient, les noms des responsables de la sécurité sont inconnus : ce n’est pas le cas au Liban. Chaque ministre a un pouvoir, chaque membre du parlement a des relations et peut faciliter les services : ainsi, les gens le vénèrent. C’est un pays construit sur le favoritisme et l’échange de services. Le Liban aura besoin de plusieurs années pour réformer cette société, avec une nouvelle génération disposée à apporter de sérieux changements.

La tâche est compliquée, la route est semée d’obstacles et d’interventions étrangères dont les pays sont prêts à dépenser des millions pour «contrer l’influence iranienne au Liban». En fait, le danger est que ces mêmes forces ne voient aucun inconvénient à ce que le Liban soit détruit. Les prochaines semaines seront donc décisives.

Elijah J. Magnier

Traduit par jj, relu par Hervé pour le Saker Francophone

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