L’HORREUR ABSOLUE
Quand chacun se nourrit de l’autre

par Tariq Ali – 11 janvier 2015

Une horreur. Cet attentat a été condamné un peu partout dans le monde et de la manière la plus poignante par de nombreux caricaturistes. Ceux qui ont planifié cette atrocité ont soigneusement choisi leur cible. Ils savaient qu’un tel acte créerait le maximum d’horreur. Ils recherchaient la qualité, pas la quantité. Ils n’auront pas été surpris par la réponse, qui ne leur aura pas déplu. Ils se moquent bien du monde des infidèles. Contrairement aux inquisiteurs médiévaux de la Sorbonne, ils n’ont pas l’autorité légale et théologique pour harceler les libraires ou les imprimeurs, interdire des livres et torturer leurs auteurs. Alors ils font un pas de plus et ordonnent des exécutions.

Qu’en est-il des fantassins? Les circonstances qui attirent de jeunes hommes et de jeunes femmes dans ces groupes sont des créations du monde occidental dans lequel ils vivent – lequel est lui-même le résultat de longues années d’occupation coloniale dans les pays de leurs ancêtres. Nous savons que les frères parisiens Chérif et Saïd Kouachi ont porté les cheveux longs et ont été des fumeurs de marijuana et autres substances jusqu’à ce qu’ils voient (comme les poseurs de bombes du 7 juillet dans ce pays [Londres, NdT]) des images de la guerre en Irak, et notamment de la torture pratiquée à Abu Ghraib, et des meurtres de citoyens irakiens pratiqués de sang-froid à Fallujah.

Ils ont cherché du réconfort à la mosquée. Là, ils ont été radicalisés par des adeptes de la ligne dure qui les attendaient et pour lesquels la guerre au terrorisme menée par l’Occident était devenue une occasion en or pour recruter et placer les jeunes sous leur coupe, à la fois dans le monde musulman et dans les ghettos d’Europe et d’Amérique du Nord. Envoyés d’abord en Irak pour tuer des Américains et plus récemment en Syrie (avec la connivence de l’État français ?) pour renverser Assad, ces jeunes gens ont appris à manier efficacement des armes. De retour au pays, ils étaient prêts à utiliser ces connaissances contre ceux dont ils croyaient qu’ils les avaient tourmentés dans leurs moments difficiles. Ils étaient les persécutés. Charlie Hebdo représentait leurs bourreaux. L’horreur ne devrait pas nous masquer cette réalité.

Charlie Hebdo ne cachait pas qu’il entendait provoquer les musulmans pieux en prenant le Prophète pour cible. Cela mettait beaucoup de musulmans en colère, mais ils ignoraient l’insulte. Le journal avait repris les caricatures de Mahomet publiées par le quotidien danois Jyllands-Posten en 2005 – celles qui le dépeignaient comme un immigré pakistanais. Le quotidien danois a admis qu’il ne publierait jamais un dessin du même genre sur Moïse ou les juifs (mais peut-être l’avait-il déjà fait : il a certainement publié des articles soutenant le Troisième Reich), mais Charlie Hebdo se voyait comme porteur d’une mission, défendre les valeurs laïques républicaines contre toutes les religions. Il a attaqué le catholicisme à l’occasion, mais presque jamais le judaïsme (bien que les nombreuses attaques d’Israël contre les Palestiniens aient fourni de nombreuses occasions) et a concentré ses moqueries sur l’islam. La laïcité française aujourd’hui semble inclure n’importe quoi tant que ce n’est pas musulman. Les dénonciations de l’islam ont été incessantes en France, et la sortie du nouveau roman de Michel Houellebecq, Soumission (le mot islam signifie soumission), a été la dernière salve. L’auteur prédit que le pays sera dirigé par un président issu d’un parti dénommé Fraternité musulmane. Il ne faut pas oublier que Charlie Hebdo avait choisi une couverture ridiculisant Houellebecq le jour où il a été attaqué. Défendre son droit de publier sans se soucier des conséquences est une chose, mais sacraliser un journal satirique qui cible régulièrement ceux qui sont les victimes d’une islamophobie rampante est presque aussi fou que justifier les actes terroristes contre ce journal. Chacun nourrit l’autre.

La loi française permet que les libertés soient suspendues en cas de menace de troubles ou de violences. Cette disposition a déjà été invoquée avant les derniers événements pour interdire les apparitions publiques du comédien humoriste Dieudonné (bien connu pour ses blagues antisémites) et des manifestations de soutien aux Palestiniens. La France est le seul pays occidental à le faire. Que de telles actions n’aient pas été vues comme problématiques par une majorité de la population française en dit long. Il ne s’agit pas seulement des Français: nous n’avons vu nulle part en Europe des marches aux flambeaux et des manifestations de masse lorsqu’on a appris que les prisonniers musulmans remis aux États-Unis par de nombreux pays de l’Union européenne (avec, à l’avant-garde, les courageux Polonais et le Royaume-Uni dirigé alors par les travaillistes) avaient été torturés par la CIA. Cela va un peu plus loin que la satire.

L’arrogance des libéraux profanes qui parlent de défendre la liberté jusqu’à la mort est compensée par les musulmans libéraux qui blablatent sans fin sur le fait que ce qui est arrivé n’a rien à voir avec l’islam. Il y a différentes versions de l’islam (l’occupation de l’Irak avait pour but délibéré de déclencher les conflits entre sunnites et chiites qui ont aidé à la naissance de l’État islamique); cela n’a aucun sens de prétendre parler au nom d’un véritable islam. L’histoire de l’islam abonde en luttes intestines depuis ses origines. Les courants fondamentalistes au sein de l’islam, comme les invasions extérieures, ont été responsables de l’épuration de nombreuses avancées culturelles et scientifiques à la fin de l’époque médiévale. De telles différences perdurent aujourd’hui.

Entretemps, Hollande et Sarkozy ont annoncé leur décision d’organiser une marche pour l’unité nationale (Cameron emboîtant le pas). Comme me l’a écrit un ami français, « L’idée de Charlie Hebdo provoquant une union sacrée est une ironie de l’histoire qui aurait fait tomber des nues même les plus cyniques des libertaires anti-establishment post-soixantehuitards. »

Tariq Ali est l’auteur de The Obama Syndrome (Verso).

Source: CounterPunch
Traduit par Diane pour le Saker Francophone

Les opinions exprimées ici n’engagent que leurs auteurs et ne représentent pas nécessairement les vues du Saker Francophone.

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