Par Antoine de Saint-Exupéry − Juillet 1943
Je viens de faire quelques vols sur « P-38 ». C’est une belle machine.
J’aurais été heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans. Je constate
avec mélancolie qu’aujourd’hui, à quarante-trois ans, après quelque six mille
cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne puis plus trouver
grand plaisir à ce jeu-là. Ce n’est plus qu’un instrument de déplacement – ici, de
guerre. Si je me soumets à la vitesse et à l’altitude à un âge patriarcal pour ce
métier, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma
génération que dans l’espoir de retrouver les satisfactions d’autrefois.
Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est pas. C’est sans
doute quand j’avais vingt ans que je me trompais. En octobre 1940, de retour
d’Afrique du Nord où le groupe 2-33 avait émigré, ma voiture étant remisée,
exsangue, dans quelque garage poussiéreux, j’ai découvert la carriole et le
cheval. Par elle, l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers. Ces oliviers
avaient un autre rôle que celui de battre la mesure derrière les vitres à cent
trente kilomètres à l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de
lentement fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de
faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes
et fabriquaient de la vraie laine. Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la
broutaient.
Et je me suis senti revivre dans ce seul coin du monde où la poussière soit
parfumée (je suis injuste, elle l’est en Grèce aussi comme en Provence). Et il
m’a semblé que, durant toute ma vie, j’avais été un imbécile…
Tout cela pour vous expliquer que cette existence grégaire au cœur d’une base
américaine, ces repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les
monoplaces de 2 600 CV dans une sorte de bâtisse abstraite où nous sommes
entassés à trois par chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui
me caresse le coeur. Ça aussi, comme les missions sans profit ou espoir de
retour de juin 1940, c’est une maladie à passer. Je suis « malade » pour un
temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette
maladie. Voilà tout. Aujourd’hui, je suis profondément triste – et en
profondeur. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance
humaine. Qui, n’ayant connu que le bar, les mathématiques et les Bugatti
comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui dans une action
strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur. On ne sait pas le remarquer.
Prenez le phénomène militaire d’il y a cent ans. Considérez combien il intégrait
d’efforts pour qu’il fût répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement
humaine de l’homme. Aujourd’hui que nous sommes plus desséchés que des
briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants,
la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, rien qui ait la
densité poétique d’un Austerlitz. Il n’est que des phénomènes de digestion
lente ou rapide), tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’être
réveillés à une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de
travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine : « Nous acceptons
honnêtement ce job ingrat » et la propagande, dans le monde entier, se bat les
flancs avec désespoir. Sa maladie n’est point d’absence de talents particuliers,
mais de l’interdiction qui lui est faite de s’appuyer, sans paraître pompière, sur
les grands mythes rafraîchissants. De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa
décadence, est tombée jusqu’au théâtre de M. Louis Verneuil (on ne peut guère
aller plus loin). Siècle de la publicité, du système Bedeau, des régimes
totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux ni messe pour les morts. Je
hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.
Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux
hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir
sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Si j’avais la foi, il est
bien certain que, passé cette époque de « job nécessaire et ingrat », je ne
supporterais plus que Solesmes. On ne peut plus vivre de frigidaires, de
politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus. On ne
peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu’à entendre un chant
villageois du XVe siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la
voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes
n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font
robots. Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux
sources : les impasses du système économique du XIXe siècle, le désespoir
spirituel. Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par
soif ? Pourquoi la Russie ? Pourquoi l’Espagne ? Les hommes ont fait l’essai
des valeurs cartésiennes : hors les sciences de la nature, ça ne leur a guère
réussi. Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit
plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. Ça
déborde le problème de la vie religieuse qui n’en est qu’une forme (bien que
peut-être la vie de l’esprit conduise à l’autre nécessairement). Et la vie de
l’esprit commence là où un être « un » est conçu au-dessus des matériaux qui le
composent. L’amour de la maison – cet amour inconnaissable aux États-Unis –
est déjà de la vie de l’esprit.
Et la fête villageoise et le culte des morts (je cite ça, car il s’est tué depuis mon
arrivée ici deux ou trois parachutistes, mais on les a escamotés : ils avaient fini
de servir). Cela c’est de l’époque, non de l’Amérique : l’homme n’a plus de
sens.
Il faut absolument parler aux hommes.
À quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise
d’épilepsie révolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin réglée,
tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que
la spéculation sur les stocks américains suffise, au sortir de cette guerre, à
distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un
courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se
diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieillot, se
décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien
observé en Espagne. À moins qu’un César français ne nous installe dans un
camp de concentration néo-socialiste pour l’éternité.
Ah ! quel étrange soir ce soir, quel étrange climat. Je vois de ma chambre
s’allumer les fenêtres de ces bâtisses sans visage. J’entends les postes de radio
divers débiter leur musique de mirliton à cette foule désœuvrée venue d’au-delà
des mers et qui ne connaît même pas la nostalgie.
On peut confondre cette acceptation résignée avec l’esprit de sacrifice ou la
grandeur morale. Ce serait là une belle erreur. Les liens d’amour qui nouent
l’homme d’aujourd’hui aux êtres comme aux choses sont si peu tendus, si peu
denses que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois. C’est le mot
terrible de cette histoire juive : « Tu vas donc là-bas ? Comme tu seras loin ! –
Loin d’où ? » Le « où » qu’ils ont quitté n’était plus guère qu’un vaste faisceau
d’habitudes. En cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité
d’avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si
elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut
même pas être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d’où et infidèle à quoi ?
Désert de l’homme.
Qu’ils sont donc sages et paisibles, ces hommes en groupe. Moi, je songe aux
marins bretons d’autrefois, qui débarquaient à Magellan, à la Légion étrangère,
lâchés sur une ville, à ces nœuds complexes d’appétits violents et de nostalgie
intolérable qu’ont toujours constitués les mâles un peu trop sévèrement
parqués. Il fallait toujours, pour les tenir, des gendarmes forts ou des principes
forts ou des fois fortes. Mais aucun de ceux-là ne manquerait de respect à une
gardeuse d’oies. L’homme d’aujourd’hui, on le fait tenir tranquille, selon le
milieu, avec la belote ou avec le bridge. Nous sommes étonnamment bien
châtrés. Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les
jambes, puis on nous a laissés libres de marcher. Mais je hais cette époque où
l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille.
On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! Ce que je hais dans le
marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y est défini comme
producteur et consommateur, le problème essentiel est celui de distribution.
Ainsi dans les fermes modèles. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le
totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les
ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent
naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple ! On boucle
solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats
Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un
bétail soumis. Mais où vont les États-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette
époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite,
l’homme oscillant du travail à la chaîne : système Bedeau, à la belote. L’homme
châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son
village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture
de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin. C’est
cela, l’homme d’aujourd’hui.
Et moi, je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire La Princesse de
Clèves ou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu,
tant était brûlant l’amour. Aujourd’hui, bien sûr, des gens se suicident. Mais la
souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents. Intolérable. Ça n’a
point à faire avec l’amour.
Certes, il est une première étape. Je ne puis supporter l’idée de verser des
générations d’enfants français dans le ventre du Moloch allemand. La
substance même est menacée. Mais, quand elle sera sauvée, alors se posera le
problème fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de
l’homme, et il n’est point proposé de réponse et j’ai l’impression de marcher
vers les temps les plus noirs du monde.
Ça m’est bien égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ? Autant que des êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables,
d’une certaine lumière spirituelle. Du déjeuner dans la ferme provençale sous
les oliviers, mais aussi de Haendel. Les choses, je m’en fous, qui subsisteront.
Ce qui vaut, c’est certain arrangement des choses. La civilisation est un bien
invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les
nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement. Nous aurons de parfaits
instruments à musique distribués en grande série, mais où sera le musicien ? Si
je suis tué en guerre, je m’en moque bien. Ou si je subis une crise de rage de
ces sortes de torpilles volantes qui n’ont plus rien à voir avec le vol et font du
pilote parmi ses boutons et ses cadrans une sorte de chef comptable (le vol
aussi, c’est un certain ordre de liens). Mais, si je rentre vivant de ce « job
nécessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on,
que faut-il dire aux hommes ?
Je sais de moins en moins pourquoi je vous raconte tout ceci. Sans doute
pour le dire à quelqu’un, car ce n’est point ce que j’ai le droit de raconter. Il
faut favoriser la paix des autres et ne pas embrouiller les problèmes. Pour
l’instant, il est bien que nous nous fassions chefs comptables à bord de nos
avions de guerre.
Depuis le temps que j’écris, deux camarades se sont endormis devant moi
dans ma chambre. Il va me falloir me coucher aussi, car je suppose que ma
lumière les gêne (ça me manque bien, un coin à moi !). Ces deux camarades,
dans leur genre, sont merveilleux. C’est droit, c’est noble, c’est propre, c’est
fidèle. Et je ne sais pourquoi j’éprouve, à les regarder dormir ainsi, une sorte de
pitié impuissante. Car, s’ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien.
Droits, nobles, propres, fidèles, oui, mais aussi terriblement pauvres. Ils
auraient tant besoin d’un dieu. Pardonnez-moi si cette mauvaise lampe
électrique que je vais éteindre vous a aussi empêché de dormir et croyez en
mon amitié.
Antoine de Saint-Exupéry
Lettre écrite à La Marsa, près de Tunis, en juillet 1943.
Parue dans Le Figaro littéraire, no 103, 10 avril 1948.
Recueillie dans Un sens à la vie, Gallimard, 1956.
Lettre à Pierre Dalloz par Antoine de Saint-Exupéry
Cher, cher D.,
Que je regrette vos quatre lignes ! Vous êtes sans doute le seul homme que je
reconnaisse comme tel sur ce continent. J’aurais aimé savoir ce que vous
pensiez des temps présents. Moi, je désespère.
J’imagine que vous pensez que j’avais raison sous tous les angles, sur tous les
plans. Quelle odeur ! Fasse le ciel que vous me donniez tort. Que je serais
heureux de votre témoignage !
Moi, je fais la guerre le plus profondément possible. Je suis certes le doyen des
pilotes de guerre du monde. La limite d’âge est de trente ans sur le type d’avion
monoplace de chasse que je pilote. Et l’autre jour, j’ai eu la panne d’un moteur,
à 10 000 mètres d’altitude, au-dessus d’Annecy, à l’heure même où j’avais
quarante-quatre ans ! Tandis que je ramais sur les Alpes à vitesse de tortue, à la
merci de toute la chasse allemande, je rigolais doucement en songeant aux
super-patriotes qui interdisent mes livres en Afrique du Nord1. C’est drôle !
J’ai tout connu depuis mon retour à l’escadrille (ce retour est un miracle). J’ai
connu la panne, l’évanouissement par accident d’oxygène, la poursuite par les
chasseurs, et aussi l’incendie en vol. Je paie bien. Je ne me crois pas trop avare
et je me sens charpentier sain. C’est ma seule satisfaction ! Et aussi de me
promener, seul avion et seul à bord, des heures durant, sur la France, à prendre
des photographies. Ça, c’est étrange.
Ici on est loin du bain de haine2 mais, malgré la gentillesse de l’escadrille, c’est tout de même un peu la misère humaine. Je n’ai personne, jamais, avec qui parler. C’est déjà quelque chose d’avoir avec qui vivre. Mais quelle solitude spirituelle !
Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future
m’épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi, j’étais fait pour être jardinier3 :
[…] J’ai failli quatre fois y rester. Cela m’est vertigineusement indifférent. L’usine à haine, à irrespect, qu’ils appellent le redressement […], moi je m’en fous. Je les emmerde. Je suis sous le danger de guerre le plus nu, le plus
dépouillé qu’il soit possible. Absolument pur. Des chasseurs m’ont surpris l’autre jour. J’ai échappé juste. J’ai trouvé ça tout à fait bienfaisant. Non par le délire sportif ou guerrier, que je n’éprouve pas. Mais parce que je ne comprends rien, absolument rien que la qualité de la substance. Leurs phrases m’emmerdent. Leur pompiérisme m’emmerde. Leur polémique m’emmerde et je ne comprends rien à leur vertu […]. La vertu, c’est de sauver le patrimoine spirituel français en demeurant conservateur de la bibliothèque de Carpentras. C’est de se promener nu en avion. C’est d’apprendre à lire aux enfants. C’est d’accepter d’être tué en simple charpentier. Ils sont le pays… pas moi. Je suis du pays. Pauvre pays ! »
– publiée dans Œuvres complètes, Pléiade T II, pp. 1050 sq. – Lettre rendue
publique à l’origine in Pierre Dalloz, Vérités sur le drame du Vercors, F. Lanore,
Paris, 1979, 353 p.].
Je vous embrasse.
St.-Ex
À Pierre Dalloz – 30 juillet 1944 – Secteur postal 99 027
Notes