Préambule Il y a des jours heureux ou l'on découvre des pépites au détour de nos pérégrinations sur le web francophone et le texte que l'on vous propose est de celles là. Le texte est découpé en huit parties et mérite vraiment qu'on s'y attarde. L'auteur, Christian Greiling, a publié ce texte en Août 2014 mais il n'a rien perdu de ses qualités, au contraire, les développements récents en Syrie et leurs racines montrent l'urgence de se replonger dans le grand Jeu. Celui-ci va vous emmener sur les contreforts de l'Himalaya, vous replonger dans l'histoire de la Russie tsariste et pour les fans d'Hugo Pratt sur les traces de Corto Maltese. On peut d'ailleurs se demander si quelque Raspoutine n'aurait pas repris du service pour conseiller les planificateurs dans la destruction l'Empire. Je vous conseille de commencer cette lecture avec la présentation par l'auteur, qui a lui-même pris le temps de faire un amuse-bouche résumant ce qu'il est indispensable d'avoir à l'esprit pour bien comprendre les mouvements tactiques, stratégiques des grandes puissances et des chefs de guerres. Il est vraiment plaisant de découvrir qu'il existe tant de talent et de travail et notre mission est de vous les faire connaître pour améliorer notre connaissance et notre conscience commune. Alors ne boudons pas notre plaisir d'apprendre. Bonne lecture. Le Saker Francophone
Par Christian Greiling – août 2014 – Source CONFLITS
Expression popularisée par Rudyard Kipling, le Grand jeu fut, au XIXe siècle, la rivalité pour le contrôle de l’Asie centrale entre l’Angleterre victorienne, installée aux Indes, et la Russie tsariste, en expansion vers le sud et l’est. Cet affrontement, qui prenait la forme d’une lutte d’influence, d’une course à l’exploration ou de tentatives d’alliances avec les principautés ou tribus locales, se déroulait dans les décors somptueux de l’Himalaya, du Pamir, des déserts du Taklamakan ou de Gobi, sur une terre d’une richesse historique incroyable.
À la croisée des chemins, au cœur de l’Eurasie, l’Asie centrale a vu la naissance ou le passage des principaux éléments qui ont façonné l’Histoire du monde. Les peuples indo-européens en sont partis pour s’installer, par vagues successives, en Europe, en Iran ou en Inde, suivis, deux mille ans plus tard, par les peuples turcs. Les invasions des Huns ou des Mongols ont été plus courtes mais elles ont bouleversé de fond en comble le monde sédentaire. Les plus grands conquérants y sont passés – Cyrus, Alexandre, Gengis Khan, Tamerlan ou Babur, le fondateur des Grands Moghols – mais l’Asie centrale était également terre de culture. Non loin des cavaliers turcs ou mongols, une société raffinée s’est épanouie au fil des siècles et des civilisations prestigieuses et parfois improbables – pensez par exemple au royaume gréco-bouddhiste de Ménandre dans l’actuel Pakistan – s’y sont succédées, dont Boukhara, Samarcande ou Lhassa sont les témoins privilégiés. Outre la soie, dont les Romains raffolaient, la Route de ce nom a apporté en Occident les découvertes majeures de la civilisation chinoise : poudre, papier, imprimerie. En sens inverse, les grandes religions universelles qui coexistaient le long de cette voie commerciale multimillénaire – le mazdéisme qui y est né, le chamanisme, le manichéisme, le christianisme, l’islam, le bouddhisme et même le judaïsme – ont pris le chemin de l’Orient.
L’invasion mongole fut le chant du cygne des nomades. Les peuples se sédentarisaient, les États modernes se constituaient et, bientôt, deux grands empires s’y rencontrèrent. Après avoir mis fin au joug turco-mongol de la Horde d’or, la Russie avait engagé son expansion vers l’est tandis que l’empire maritime britannique avait mis la main sur les Indes et avançait vers le nord. La rencontre eut lieu en Asie centrale et c’est à un Grand jeu subtil et romanesque que se livrèrent les deux puissances sur l’énorme échiquier allant du Caucase barbare au Tibet glacé. Appelé Tournoi des ombres par les Russes, cet affrontement épique, jamais déclaré, mettait en scène aventuriers, espions ou explorateurs, souvent déguisés en pèlerins autochtones, une boussole dissimulée dans leur moulin à prières bouddhiste ou comptant les mètres grâce aux boules de leurs chapelets ! Car cette rivalité n’a que rarement débouché sur des affrontements armés, même si le souvenir de la désastreuse expédition britannique reste très présent en Afghanistan : des 16 000 sujets de Sa Gracieuse Majesté qui quittèrent Kaboul en janvier 1842, un seul parvint à la frontière, tous les autres ayant été massacrés dans les défilés par les tribus pachtounes – déjà ! Le Grand jeu consistait surtout à nouer d’improbables alliances avec des potentats locaux versatiles qui ne se privaient pas de jouer double jeu, mais aussi à dresser des cartes et à reconnaître des itinéraires dans des régions alors très peu connues, des territoires grandioses et sauvages, au milieu de tribus farouches où être découvert signifiait généralement la mort…
Plusieurs dates ont été mises en avant pour marquer la fin du Grand jeu. La création de l’actuel Afghanistan comme État tampon à la fin du XIXe siècle ou la défaite du tsar en 1905 dans la guerre russo-japonaise, ou encore la convention anglo-russe de 1907 définissant les sphères d’influence respectives des deux empires en Perse, en Afghanistan et au Tibet. En réalité, le Grand jeu n’a jamais vraiment pris fin et l’on retrouve encore des luttes d’influence dans les années 1930 entre Russes devenus Soviétiques et Britanniques, notamment au Turkestan chinois, l’actuel Xinjiang (sur la riche histoire de l’Asie centrale, on se réfèrera à l’incontournable ouvrage du regretté Jean-Paul Roux, L’Asie centrale : histoire et civilisation, Fayard. Sur l’épique rivalité entre Britanniques et Russes : Peter Hopkirk, Le Grand jeu, officiers et espions en Asie centrale, Nevicata).
Il n’est pas un géopolitologue qui ne parle à présent d’un Nouveau Grand Jeu en Asie centrale, moins romanesque mais tout aussi passionnant, dont les ramifications s’étendent à l’échelle de la planète et qui vise, ni plus ni moins, à la domination du monde. Une partie de poker infiniment plus complexe et variée, à plusieurs joueurs – Russie, États-Unis et Chine, auxquels il faut ajouter les éternels frères ennemis Inde et Pakistan et, en toile de fond, l’Iran, la Turquie et le Japon –, le tout saupoudré d’islamisme et de terrorisme, de ressources énergétiques gigantesques qui vont conditionner le futur développement économique du monde, d’une guerre des pipelines sans merci et de conflits locaux anciens et irréductibles. Une partie de l’avenir du monde se joue entre les montagnes du Pamir, où trois puissances nucléaires – Inde, Chine et Pakistan – se regardent en chiens de faïence, et les sables du Gobi, entre la Caspienne – qui ne produit plus de caviar mais inonde le marché de son gaz et de son pétrole – et le Tibet. Rivalité des grands, terrorisme, hydrocarbures, guerres, pipelines, nucléaire, le tout dans la zone la plus disputée du globe : le cocktail est explosif ! Faites vos jeux, rien ne va plus…
Christian Greiling
A suivre…
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