La Roumanie, État « Patriot » à l’africaine


Par Modeste Schwartz − Décembre 2017

Depuis des mois (sinon des années), le rôle de la Roumanie dans l’actualité internationale est presque exclusivement réduit à une série de nouvelles brèves et répétitives sur la corruption de la classe politique roumaine, qui nuirait au développement du pays, exaspérant les secteurs « progressistes », « européistes » de l’opinion roumaine, et, en général, tout ce que la Roumanie compte de jeune, d’intègre et d’intelligent.

Dans ce contexte, on pourrait s’attendre à une explosion d’éditoriaux enflammés (dans Libération, sur RFI et dans le Courrier des Balkans, par exemple, d’ordinaire si impitoyables avec la « corruption » roumaine) au moment où ce pays – le plus pauvre de l’UE, plus ou moins  ex aequo avec la Bulgarie – décide (le 20 novembre dernier), à l’unanimité moins un de son personnel parlementaire, d’acter le plus gros achat d’armement de son histoire militaire. Cela sans appel d’offres, sans clause d’offset, pour une somme totale de 4 milliards de dollars, dont presque le quart d’avance (ce qui devrait, a priori, se traduire dans les prochaines semaines par de gros transports d’or des coffres de la Banque nationale roumaine vers celles du vendeur). Le tout, pour l’achat d’une technologie vieille de cinquante ans, et qui, en dépit d’une propagande d’accompagnement se gargarisant de la « menace russe », ne permettrait probablement pas à la Roumanie d’affronter la Russie dans un conflit nucléaire – si ce n’est comme élément (sacrifié d’entrée de jeu) d’une alliance plus vaste.

  • Produit : 56 missiles Patriot de Raytheon.
  • Fournisseur et bénéficiaire : le complexe militaro-industriel des États-Unis, représenté par ses voyageurs de commerce D. Trump et R. Tillerson.

Lesquels États-Unis avaient néanmoins accordé des clauses d’offset assez généreuses à d’autres acheteurs européens de technologies semblables – et là aussi censées défendre leur acheteur d’hypothétiques agressions russes – comme la Pologne.

Quel scandale ça va faire !

Eh non. Pas un mot. Ni dans la presse internationale, ni, en Roumanie, chez les valeureux « résistants anti-corruption » habitués à passer tous leurs dimanche après-midi d’hiver sur les places publiques, à scander des slogans pro-UE en dégustant le thé que leur offrent gracieusement Raiffeisen et autres grandes banques occidentales dominant le marché roumain en situation de monopole. Équivalent roumain du parti politique « En Marche », créé ad hoc pour incarner politiquement cette « lutte des Jeunes Beaux et Libres » (sic) contre la corruption, le jeune parti USR a lui aussi voté pour cet achat non transparent, le doigt sur la couture du pantalon (le seul vote négatif est certes venu d’Adrian Dohotaru, jadis élu sur les listes dudit USR, mais qui a, il y a plusieurs semaines de cela, annoncé sa démission du parti). Chef de facto de l’opposition, le rutilant président Klaus Johannis, du haut de sa germanité incorruptible, n’a pas eu un mot de blâme pour ce vote expéditif lésant de toute évidence les intérêts de l’industrie d’armement européenne (notamment française et allemande), qui aurait certainement pu proposer à la Roumanie des solutions moins chères, mieux adaptées à ses besoins (supposés – que nous ne commentons pas ici), et avec des clauses d’offset impliquant des investissements mutuellement profitables. D’ordinaire omniprésente sur les banderoles de la « société civile » roumaine, l’UE est aujourd’hui à Bucarest, de toute évidence, en état de mort clinique.

Même silence assourdissant du côté de la Direction nationale anticorruption, dont les talents semblent bien se limiter à décocher des sentences de quatre ans avec sursis, pour installation de fenêtres mal facturées, aux politiciens qui sortent du rang. C’est une bonne occasion de vérifier que la corruption et le chantage sont en réalité les deux faces d’une même médaille, et que le DNA de la très américanophile L. C. Kövesi fait en réalité partie du dispositif de corruption / intimidation qui prive depuis 27 ans le peuple roumain des bénéfices réels du suffrage universel, au moyen d’un pluripartisme qui, au premier coup de sifflet de l’État profond, tombe le masque pour produire des votes nord-coréens du meilleur aloi.

Du coup, même l’anti-trumpisme, généralement hystérique, des libéraux roumains (« droite » d’argent et « gauche » sociétale confondues) est mis en sourdine. On s’attendrait pourtant, chez ces héros de l’État de droit, à plus de méfiance face à un vote demandé par le Parti social-démocrate au pouvoir (décrit par eux, à longueur de Facebook, comme l’incarnation du « totalitarisme » mafieux), au profit d’un contrat négocié par un président américain régulièrement dénoncé pour ses « collusions » avec l’État profond russe (censé constituer, justement, la menace à conjurer). Dans un pays où les hôpitaux demandent régulièrement aux patients d’apporter leurs propres médicaments, et où il est arrivé, il y a peu, que des élèves d’écoles primaires rurales se noient dans des fosses pleines d’excréments après effondrement de WC de bois vétustes, la fibre humanitaire de ces philanthropes labellisés par Bruxelles devrait tiquer quand un gouvernement dont ils dénoncent depuis des mois la corruption s’apprête à dépenser plus de 2% du PIB sans appel d’offres préalable (et parle d’en faire de même chaque année à l’avenir !). Mais non : dans l’ordre des priorités de leur patriotisme, les Patriots passent, de toute évidence, devant les enfants roumains. Depuis la chute de N. Ceaușescu, en tout cas, jamais le style de la politique roumaine n’aura été plus africain que… sous la présidence de l’allemand K. Johannis.

S’agissant des motivations du PSD au pouvoir – dont le président L. Dragnea a rendu visite à D. Trump à Washington dès le début de la présente législature (et du mandat dudit Trump), visite qui a probablement accouché du deal qui vient d’être officialisé à Bucarest – elles sont relativement claires : presque au même moment, ces mêmes chambres adoptaient, à l’initiative du PSD, une loi de transparence financière des ONG qui rendra à l’avenir plus difficile aux bataillons d’activistes de G. Soros de s’immiscer ni vu ni connu dans le débat démocratique roumain. C’est, à peu de choses près, la même loi que les hommes du président Dodon ont cherché à faire passer en Moldavie cet été, se heurtant, pour leur part, à un refus granitique de la majorité parlementaire pro-occidentale. Sans doute quelques achats d’armement transatlantiques auraient-ils, à Chișinău [capitale moldave, NdT] comme à Bucarest, adouci l’intransigeance de ces croisés des droits de l’homme. On voit ainsi comment la « lutte contre la corruption », organisée par les réseaux de l’Occident dans la plupart des pays post-communistes, devient elle-même l’enjeu d’une corruption dont l’Occident reste le principal bénéficiaire. D’où la question légitime : les jeunes au cœur et au cerveau si purs qui, chaque dimanche de ce mois, se massent (en nombre, cela dit, de moins en moins consistant) sur les places publiques roumaines, comme chaque dimanche d’hiver depuis un an, pour réclamer la chute du PSD et acclamer leurs héros pro-occidentaux K. Johannis, L. C. Kövesi, etc. ont-ils, en agitant leurs pancartes dans le froid de décembre, conscience d’avoir, cette semaine, été vendus par ces mêmes héros au PSD, pour la modique somme – prélevée dans leur poche à eux – de quatre milliards de dollars ?

En termes de politique internationale, enfin, les leçons de l’épisode sont claires.

D’une part, pour en venir enfin à la fameuse « menace russe », depuis quelques années, elle existe bel et bien : c’est d’ailleurs l’heureux vendeur des 56 Patriots qui l’a créée, en installant sur le territoire roumain la base OTAN de Deveselu, présentée par la propagande atlantiste (avec un fou-rire mal retenu) comme destinée à protéger la Roumanie de la menace iranienne (sic) – et depuis laquelle les Occidentaux peuvent infliger à la Russie des frappes rapides, justifiant militairement des frappes préemptives russes en cas de déclenchement d’un conflit. Il va de soi que, dans un tel cas, il est fort peu probable que le gouvernement roumain (qui ne contrôle pas cette base) soit préalablement consulté. C’est l’occasion de remarquer à quel point le sort des nations non souveraines ressemble à celui des prostituées, que le proxénète, non content de les avoir réduites à une activité dégradante, soumet ensuite à des taxes supplémentaires pour les protéger de l’animosité d’autres caïds, sur le territoire desquels il les a préalablement poussées.

D’autre part, quelque idée qu’on se fasse de ses intentions réelles, il est bien clair que Donald Trump n’aura pas les moyens (ni politiques, ni financiers) d’appliquer chez lui son programme de relance néo-keynésienne. À défaut, il peut toujours acheter la neutralité de l’État profond américain en exploitant les réseaux CIA de façon à refourguer un maximum de quincaillerie vieillissante à des États du Tiers Monde, qu’il s’agisse de régimes autocratiques / théocratiques qu’il a jadis lui-même dénoncés comme probables sponsors du terrorisme international, ou de républiques européennes membres de l’OTAN et de l’UE. Les coups tordus de l’administration Trump surenchérissant sur la diplomatie mafieuse de l’ère Obama-Clinton, le « gendarme du monde » se conduit aujourd’hui, au vu et au su de tous, comme un État-voyou.

Modeste Schwartz

Journaliste indépendant vivant entre Roumanie et Hongrie, tient une chronique en langue roumaine sur le portail Gândește.

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