Par Rosa Llorens – le 20 août 2015
En parcourant le rayon nouveautés d’une grande enseigne, je suis tombée sur l’événement de la rentrée (bien que le roman soit sorti, à petit bruit sans doute, en mai) : La Nuit de Walenhammes. On est loin de la précédente rentrée, où commençait la promotion du sinistre Soumission, finalement sorti en janvier, le jour même de l’attentat Charlie! Souhaitons-nous donc une année Walenhammes plutôt qu’une autre année Soumission.
Le parallèle entre Houellebecq et Jenni a déjà été fait : tous deux font passer dans leurs romans des analyses lucides et pessimistes de notre société. Mais là où le premier les fait dériver vers des solutions catastrophiques (le transhumanisme pour les Particules, l’union sacrée contre l’Islam façon Bat Ye’or dans Soumission), Jenni, lui, désigne les vrais responsables des problèmes soulevés : dans le racisme anti-musulman et anti-arabe agit toujours la peste colonialiste, aggravée par le caractère fasciste de la guerre contre l’Algérie (c’était l’idée de base de L’Art français de la guerre).
Dans La Nuit de Walenhammes, c’est le néo-libéralisme qui est dénoncé, c’est pourquoi ce livre fait autant de bien que Qui est Charlie?, autre œuvre salutaire de démystification : derrière les slogans libertaires (ce beau mot est toujours aujourd’hui employé pour de basses besognes), Emmanuel Todd montrait la résurgence de la France de Vichy, celle des notables bien-pensants (aujourd’hui, la bienpensance bobo), pour qui la liberté d’expression consiste à bâillonner le peuple et saturer le champ médiatique de slogans néo-libéraux, et permet de faire régner l’ordre nouveau (le régime de Vichy aussi se présentait comme une révolution).
Dans le désert culturel français, Houellebecq s’était imposé comme la seule voix vigoureuse et originale ; le livre de Jenni est tout aussi vigoureux, mais sa voix s’élève – aujourd’hui c’est la véritable originalité –, pour défendre le peuple. Certes, ce mot fait partie des notions auxquelles il est devenu difficile de donner un contenu, comme le mot travail, remarque Jenni (travail : «mot principal des deux derniers siècles», devenu incompréhensible). Mais Jenni en donne une nouvelle définition, immédiatement compréhensible : le peuple, c’est le Nord (le Nord de la France). On comprend alors la raison d’être d’un film comme Bienvenue chez les Ch’tis (2008) : ce qui se passe dans le Nord est trop clair, il faut donc affubler ce concept d’oripeaux grotesques, pour faire croire à un Nord éternel moules-frites. Tout au contraire, Jenni montre la destruction impitoyable et rationnelle du Nord, celui des XIXe et XXe siècles (jusqu’aux années 1970), le Nord du travail, et d’un peuple qui était fier de lui, parce que conscient de faire quelque chose d’utile : «Ce que je faisais, c’était un travail. Je pouvais le compter en tonnes, et chaque tonne me passait entre les mains», raconte Gossewicz, un ouvrier sidérurgiste mis en pré-retraite à 45 ans, au moment de la casse de la sidérurgie française.
La Nuit de Walenhammes, c’est donc l’histoire de la désindustrialisation du Nord et, par extension, de la France. Dans Walenhammes, grande ville industrielle sur la frontière belge, on peut reconnaître Valenciennes, mais c’est en fait le Nord tout entier (on y voit par exemple la piscine Art Déco de Roubaix) et même la France : ainsi, Walenhammes est gouvernée par un trio, maire et adjoints à la sécurité et au renouveau du tissu industriel, qu’on reconnaît sans peine (et sans acception de parti) : Georges Fenicz, au nom hongrois, Paul Valic, qui fait valser les délinquants, et l’élégant Arnold Dessembourg. Et le contestataire Lârbi, qui tient un blog anti-libéral, appelle ses articles : «La France qui s’effiloche» – celle qui détruit sa capacité de production au nom de la rationalité économique! Il se permet même de raconter au maire une parabole qui est le pendant de la parabole de la dame-qui-va-au-bal dans les Lettres Persanes et qui, pour s’apprêter, fait travailler des dizaines d’artisans et fait ainsi descendre la prospérité de proche en proche (Montesquieu était un producteur et exportateur vinicole et propagandiste du libéralisme). Si, répond Lârbi, sur 1000 personnes, on donne un million à l’une d’elles, elle fera travailler 3 domestiques et 10 vigiles, 2 avocats et 4 banquiers, 8 commerçants de luxe, en tout moins de 30 personnes. Il restera 970 personnes qui ne gagneront rien, et le reste du million sera multiplié ou s’évaporera dans le monde abstrait de la spéculation financière. Si, au contraire, on répartit le million entre les 1000 personnes, «tout le monde dépensera, habitera, mangera, l’argent circulera, chacun travaillera» et, ce, dans le monde réel.
Les chroniques et paraboles de Lârbi démolissent ainsi l’idéologie libérale : «Nous nous livrons à des prédateurs, les proies se réjouissent d’être conviées au festin ; elles ignorent qu’elles en seront le plat», dans laquelle il dénonce une mystification intellectuelle (elle n’est fondée que sur des sophismes, comme la parabole de Montesquieu), qui ne tient que par son assurance de charlatan, sa force de frappe médiatique, mais aussi d’obscures tendances sado-masochistes présentes en chacun de nous, et, finalement, par la violence : le maire, tout en sourires (de carnassier), fait de beaux discours, mais il s’appuie sur le corps de loups gris de son adjoint Valic, et sur une milice clandestine de Brabançons, qui se livrent à des attentats terroristes, répandant la terreur et justifiant ainsi toutes les surenchères sécuritaires. Aussi les dissidents, qui se croyaient protégés par la démocratie formelle, seront-ils finalement éliminés.
Le Nord est donc un champ d’expérimentation où on met en œuvre la théorie du choc, comme l’ont fait les Chicago boys au Chili en 1973, ou comme le fait le Reich de Merkel en Grèce, pour voir jusqu’où on peut aller, dans la paupérisation de tout un peuple, sans qu’il se révolte. Dans ce dispositif, Pôle Emploi joue son rôle, permettant de gérer et garder sous contrôle, en état d’attente résignée, les millions de chômeurs, présents et à venir, sidérés en parallèle par les attentats terroristes (l’équivalent du coup d’état au Chili).
Pour décrire cette réalité cauchemardesque, la destruction d’un pays, l’effacement des chômeurs, et la déshumanisation de ceux qui travaillent encore, Jenni a choisi de revenir à un art du récit qui semblait bien usé, le réalisme magique : Walenhammes est le théâtre d’événements étranges et terribles (les attentats des Brabançons) qui, curieusement, sont aussitôt oubliés. Ce type de roman avait connu, depuis son apogée en 1967 avec Cent Ans de solitude, une vogue et une dévaluation accélérées : chaque écrivain voulait faire son roman réaliste magique, et se battait les flancs pour inventer des épisodes surréalistes autant qu’arbitraires (ainsi Eduardo Mendoza, en 1986, dans La Cité des prodiges, consacrée à la Barcelone des débuts du XXe siècle). Mais cet art du récit retrouve ici sa vocation : «Dire les choses les plus effrayantes […] avec la plus grande impassibilité», il redevient motivé et efficace pour décrire une situation inconcevable, folle à force de rationalité (voir l’essai de Dany-Robert Dufour : Le Délire occidental), sur laquelle on n’a plus aucune prise (le syndicalisme est totalement dépassé et impuissant), et où les ouvriers de l’usine à viande hachée Spando risquent, tant l’impératif de réduction des coûts a pris le pas sur celui de sécurité, de se retrouver à l’état de chair à pâté.
En introduisant cette folie dans son art du récit, Jenni nous aide paradoxalement à y voir plus clair dans notre réalité et même à reprendre pied : nos dirigeants nous soûlent de de termes comme liberté, lois du marché, réformes nécessaires, modernité, mais l’avenir qu’ils nous préparent, c’est le Mexique des maquiladoras, ou les ateliers de couture de Dacca.
Aussi peut-on passer (il suffit de lire ces passages plus rapidement) sur deux faiblesses du roman : l’histoire amoureuse et les conseils musicaux. Les histoires d’amour individuelles, toujours conventionnelles et fastidieuses, ne font plus le poids dans notre contexte catastrophique : on en a soupé des formules la femme est l’avenir de l’homme (qui se lit aujourd’hui comme une invite à la transsexualité), et Jenni a tort de sacrifier à la mode (bien vieillie) des scènes de sexe décrites avec force mots crus (au moins, celles des premiers romans de Houellebecq étaient rigolotes). Les épisodes musicaux, eux, destinés à apporter des moments de détente et de plaisir, se réduisent à d’inévitables morceaux de jazz, toujours censés, depuis un siècle, être garants d’idées avancées, et commentés de plus dans le style France Musique (une des raisons pour lesquelles j’ai cessé d’écouter cette radio) : «Cette version est exceptionnelle ; le jour de l’enregistrement, le bassiste de X, victime d’une crise de rhumatisme au pouce, s’était fait remplacer par le beau-frère de son cousin.» Quant aux mélancoliques chansons turques, elles nous feraient penser qu’elles ont remplacé, dans les soirées bobos, le fado portugais.
Mais ces critiques sont marginales. La Nuit de Walenhammes marque un retour au réel (bien plus convaincant que l’essai de Badiou, A la Recherche du réel perdu), d’autant plus nécessaire aujourd’hui que le réel semble plus labile (nous vivons au milieu de flux de plus en plus rapides) et inaccessible, noyé sous des masses de chiffres et de tableaux statistiques à la Piketty. Mais derrière tous ces mouvements browniens, c’est une même logique qui est à l’œuvre, et que Jenni s’emploie à décrire (ainsi le fonctionnement de l’usine Spando), en s’appuyant sur diverses techniques de narration qui ne prennent jamais le pas sur le contenu du récit. A rebours de l’axiome libéral medium is message, c’est de contenu et de réel que nous avons aujourd’hui besoin, voire de réalisme, magique ou pas, comme l’a compris Lârbi, qui décore son bureau de tableaux réalistes socialistes, vestiges d’un jumelage avec Magnitogorsk, autre capitale du travail réel.
Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeure de lettres en classe préparatoire.