Par Samy Abtroun – Le 3 mars 2015 – Source Afrique-Asie
Il n’est plus un média – journal, radio et télé – qui ne prononce ce mot chaque jour, avec un sentiment déconfit mêlé d’orgueil et de morgue : islam.
Ces dernières décennies, de l’Afghanistan à la Syrie, en passant par l’Irak et la Libye, des musulmans ont été tués par millions dans un silence assourdissant, étourdissant. C’est que ces morts le valaient bien, pardi ! (1) Ils étaient les victimes de leur guerre et de leur Coran. Ils l’avaient cherché. Quasiment bien fait pour eux… Mais là, dans cet hiver 2015, nous sommes sur un autre terrain, celui du monde civilisé, qui a perdu l’habitude de compter ses victimes, hormis celles de la route. Le mauvais virage sur le bitume passe encore, mais pas religieux. Il a suffi de quelques morts en Europe – excusez du peu – pour que les peuples écarquillent les yeux et explosent d’effroi. L’islam a fait sortir la torpeur de son chandail. L’islam au nom duquel sont commises les pires atrocités. Au nom duquel certes… mais l’islam surtout. L’islam toujours.
Un arrière-goût amer dans la gorge
Il n’est plus un média – journal, radio et télé – qui ne le prononce chaque jour, avec un sentiment déconfit mêlé d’orgueil et de morgue. Partout, la bête immonde rôde : l’islam agite les bancs scolaires, inspire les programmes des politiques, donne de la voix aux penseurs, détrône le sexe dans les moteurs de recherche, distingue la tolérance du tolérable, fait craindre le pire. De chômage ou de crise point question. De bonheur encore moins. L’actualité se mobilise comme un seul homme autour de cette religion mal vécue, mal pensée, mal… tout court. L’islam dévoyé, défiguré, dont les concepts seraient aussi flous que les recommandations. L’islam, père de tous les vices qui encagerait la femme par essence, la violerait au mieux, la lapiderait au pire. L’islam qui viderait ses chargeurs pour une caricature. L’islam, « religion violente », affirme platement le philosophe « populaire » Onfray dans une émission de grande écoute (2), partageant ainsi l’opinion d’un Français sur trois, selon une récente enquête (3). L’islam pêle-tout et fourre-mêle, celui de La Mecque, de l’État islamique, du Maghreb, des Maghrébins, des Maghrébins de France, des Français d’origine maghrébine… et finalement l’islam de tous les musulmans de France.
Ennemi tout trouvé de la civilisation, hier extrémiste, radical ou totalitaire, le voilà aujourd’hui, après Paris puis Copenhague, passé au tranchoir mussolinien. À soixante-dix ans de 1945, Manuel Valls, le premier ministre français, a ainsi cru bon appeler le peuple à combattre l’islamo-facisme (4). Cet oxymore n’est pas sans rappeler le « fascisme islamique » prononcé par George W. Bush en 2006, dans sa guerre du bien contre le mal. Dans la même verve, le député socialiste Malek Boutih a opté pour l’islamo-nazisme (5), transformant la barbe hirsute du fou de Dieu en une moustache à brosse à dents. Sur Internet, quelques esprits ont récusé cette confusion des genres, non par souci sémantique, mais parce que le collage de l’islam et du nazisme pouvait donner l’illusion que… le Coran était moins pire que Mein Kampf. On aura tout vu.
Accolé ou non au fascisme, le préfixe islamo renvoie indéniablement à l’islam. Mais cet islam-là, a aussitôt rassuré la République, n’est pas celui de la majorité des musulmans. Quel sens du tact! Il y aurait donc deux islams distincts: le bon ou le mauvais, celui de l’enfermement ou de la liberté, celui de la prière chez soi ou de la prière dans la rue, celui de la kalachnikov ou de la colombe, celui du foulard ou du cheveu au vent, celui de la haine ou de l’amour… Tant qu’à faire, ces islams, tous différents voire opposables, pourraient bien se reproduire à l’envi: l’islam de la casquette, de la coupe militaire et de la perruque; l’islam de la mitraillette, du pistolet à six coups et du sabre ; l’islam de la burqa, du nu intégral et du moitié-moitié; l’islam qui dit oui, l’islam qui dit non et l’islam qui dit peut-être… Diable, il n’est pas étonnant qu’il y ait autant de musulmans sur la planète !
Opposer un bon islam à un mauvais islam est une méprise fondamentale si elle est involontaire, une manœuvre dangereuse quand elle est intentionnelle. Elle fait naître, développe ou entretient une peur viscérale voire une haine à l’égard du croyant. En temps de paix, imaginer une bombe sous une gandoura tenait de la paranoïa et prêtait même à sourire ; en temps de guerre, cela ne relève plus de la psychiatrie : c’est une norme. Les discours sur la diversité et l’enrichissement mutuel sont désormais caducs. La culture du musulman? Enterrée! Son voile? Un avilissement. Ses minarets? Les porte-voix de sa barbarie. Hier, son assimilation faisait horreur et on lui préférait le terme plus raisonnable d’intégration; aujourd’hui, on regrette qu’elle n’ait jamais eu lieu. Car au fond, le seul musulman qui vaille doit être digérable par l’estomac d’une France qui, certes, a eu ses guerres de religion… mais ça, c’était avant! Autrement dit, le musulman viable est un musulman invisible, c’est-à-dire – symboliquement – mort. Ainsi, l’islam n’est plus seulement perçu négativement, c’est sa négation même qui se standardise.
Comble de la laïcité, les signes ostentatoires qui abondent actuellement sont ceux de cette islamophobie décomplexée : « Il y a un problème de l’Islam en France » selon Finkielkraut (6), « Nous ne voulons pas de femmes voilées », assène le nouveau Sarkozy (7), « Toutes les violences aujourd’hui sont commises par des jeunes musulmans » (8), déclare Cukierman, un président musulman soumettrait le pays à son diktat promet Houellebecq (9), bref le musulman – tout bon qu’il soit – menace de devenir mauvais quand il ne l’est pas déjà. Son caractère barbare, dominant ou récessif, héréditaire de surcroît, est entendu comme génétique.
L’islamo-fascisme devient ainsi l’élément fondateur de son identité, plus que son nom, sa nationalité, son origine, son environnement, son expérience professionnelle, son culte même. Encore un peu, et il faudrait convenir que cet islam-là tient ni plus ni moins de sa race. L’histoire qui se répète laisse toujours un arrière-goût amer dans la gorge…
L’enfer est pavé de bonnes intentions
Cette expression idéologique non seulement banalise le fascisme – et toutes ses victimes –, mais appelle le musulman à s’excuser publiquement de ce qu’il n’a pas fait ou, pire, à prouver son innocence en attendant d’être coupable. Dire qu’un jeune Français ou Danois est de confession musulmane atteste les harangues des terroristes qui se réclament de l’islam et justifient leurs actes au nom de leur confession. Invoquer l’islam à chaque fois qu’on parle du terrorisme, c’est utiliser la même terminologie que ceux qui commettent des attentats, égorgent et décapitent. En réalité, ceux qui ont tué à Paris et Copenhague étaient des jeunes, Français ou Danois. Et bien plus encore: tueurs.
L’autre conséquence de ce glissement verbal est d’affirmer l’opposition convenue entre un Occident judéo-chrétien (10) civilisé et un Orient musulman barbare. Cela a conduit aux missions civilisatrices ou humanitaires désastreuses qu’on a connues et qu’on connaît encore. L’enfer est pavé de bonnes intentions: ceux qui défendent ou se défendent de pratiquer l’amalgame tombent dedans, le plus souvent « à leur insu de plein gré ». Il faut aller plutôt chercher ce que cachent leurs sermons. Faut-il rappeler que des centaines de milliers d’Irakiens sont morts parce qu’un dictateur menaçait le monde avec des armes de destruction massive qui n’ont jamais existé? Que la Libye a été débarrassée de ses civils sous prétexte de les protéger d’un autre dictateur? Que l’Occident combat les monstres qu’il a lui-même créés? Et tandis qu’en France et au Danemark l’extrême-droite se sent pousser des ailes, ceux qui financent le terrorisme se pavanent encore sur des tapis rouges, du pétrole sous leurs semelles.
Toute religion n’est qu’un assemblage de textes et de préceptes auquel chacun est libre de croire ou non. L’islam n’est pas en cause, c’est l’image qu’en donnent les médias, les politiques et les penseurs qui pousse au rejet de l’autre. Ce n’est pas à l’islam de prendre ses responsabilités (11), mais à celui qui le manie comme une arme. Quand on nie la croyance, le statut ou l’existence même d’un individu, on le considère comme une bête. Or dites sans cesse à un homme qu’il aboie, et il finira par vous mordre !
(1) À la question de savoir si la mort de 500 000 enfants irakiens valait la peine [conséquences du blocus imposé à l’Irak par les États-Unis et leurs alliés], Madeleine Albright, l’ex-secrétaire d’État de Bush aura cette réponse cinglante : « Je crois que c’est un choix très difficile. Mais on pense que ce prix en vaut la peine. » CBS News, 12 mai 1996.
(2) « On n’est pas couché », 17 janvier 2015. Pour étayer son propos, Onfray dira : « Je parle de l’islam, je ne parle pas des musulmans, ce n’est pas exactement la même chose », sous-entendant que les musulmans, eux, sont bons, contrairement à la religion qu’ils pratiquent.
(3) Sondage Ipsos mené après les attentats de janvier 2015 à Paris.
(4) « Pour combattre cet islamo-fascisme, puisque c’est ainsi qu’il faut le nommer, l’unité doit être notre force. » 16 février 2015.
(5) France Inter, 19 janvier 2015.
(6) France Inter, 9 juin 2014
(7) Europe 1, 19 février 2015. En juin 2009, alors président, il avait déclaré : « En France, toute jeune fille qui veut porter le voile peut le faire. C’est sa liberté. »
(8) Europe 1, 23 février 2015.
(9) Dans son livre Soumission, paru en janvier 2015, en tête des ventes en France.
(10) L’usage abusif de cette expression (héritage judéo-chrétien par exemple) fait l’impasse sur des désaccords théologiques majeurs et semble aujourd’hui s’énoncer davantage en opposition à l’islam.
(11) « Il faut que l’islam de France assume, qu’il prenne totalement ses responsabilités, c’est ce que demandent d’ailleurs l’immense majorité de nos compatriotes musulmans. », Manuel Valls, 16 février 2015.