Howard Zinn : la violence de la lutte des classes aux États-Unis.


Par Rosa Llorens – Le 21 mars 2015

Howard Zinn. «Il a changé la conscience
de toute une génération». Noam Chomsky

Comme Domenico Losurdo a écrit une Contre-histoire du libéralisme, Howard Zinn avait publié en 1980 une contre-histoire des États-Unis (Une histoire populaire des États-Unis), en remplaçant l’histoire officielle des élites (les «chasseurs») et leurs triomphes, par celle du peuple (les «lapins») et ses luttes. Comme Balbastre et Kergoat pour Les Nouveaux Chiens de gardede Serge Halimi, Olivier Azam et Daniel Mermet ont transposé ce livre au cinéma.

On est surpris (et cela montre à quel point l’histoire officielle des États-Unis a réussi à éliminer tout élément politiquement incorrect, remplaçant aujourd’hui les luttes sociales par la lutte des sexes, ou plutôt des genres) par la brutalité de la répression et le caractère radical et exemplaire des combats des ouvriers ; et il est bon de rappeler que la journée de revendication du 1er mai est d’origine américaine : elle remonte au massacre de Haymarket Square, à Chicago, le 1er mai 1886, qui aboutit à l’exécution par pendaison de quatre des organisateurs de cette manifestation pacifique.

Il était pourtant logique que la lutte des classes fût particulièrement dure aux États-Unis, qui accueillirent entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe des millions d’émigrants misérables, qui devaient garantir une rentabilité égale sinon supérieure à celle des anciens esclaves du Sud ; ils arrivaient pleins d’espoir et se trouvaient confrontés à la violence d’une exploitation sans limites légales. En outre, certains, les Italiens notamment, apportaient avec eux des traditions de lutte anarcho-syndicales.

Le film s’attache ainsi à démolir le mythe d’une Amérique unanime dans la croyance à l’égalité des chances, à l’individualisme et à l’american way of life, et il commence sa démonstration par la révolte des colons américains contre la métropole anglaise en 1773 (dont Tocqueville déjà savait qu’elle n’avait rien eu d’une révolution!) : les promoteurs de la journée du Tea Party à Boston, où, pour protester contre la lourdeur des taxes anglaises, on jeta par-dessus bord des ballots de thé, fut l’œuvre de quelques dizaines de bourgeois, et l’élite économique eut du mal à entraîner le peuple dans l’insurrection puis la guerre – ses réticences étaient justifiées, puisqu’au retour de la guerre, beaucoup de petits paysans perdirent leurs terres.

Mais l’aspect le plus émouvant du film, c’est l’histoire des grandes luttes ouvrières, aujourd’hui bien oubliées. On retient surtout deux grandes batailles, vraiment épiques, celle de Lawrence, en 1912, et celle de Ludlow, en 1914 (ces dates suggèrent que l’une des raisons de l’entrée en guerre des États-Unis, comme des pays européens, fut la volonté de détruire un mouvement ouvrier beaucoup trop dynamique).

Dans les deux cas, le patronat réagit en déclarant une véritable guerre aux grévistes, appuyé sur la police et l’armée.

A Lawrence, dans le Massachussets, les conditions de travail et de vie étaient effrayantes : la moitié des ouvrières étaient des jeunes filles de 14 à 18 ans, mais des enfants de moins de 10 ans étaient aussi soumis à des cadences infernales par des machines perfectionnées ; le taux de mortalité infantile avant 6 ans était de 50%. Vingt mille ouvriers, très majoritairement des femmes, et des immigrées, se mirent en grève contre la short pay : une loi ayant ramené la journée de travail de 56 à 54 heures, le patronat avait décidé de baisser les salaires.

La Ville décida de lancer contre les ouvriers la milice et la police d’État. Mais le mouvement déclencha une solidarité nationale : le syndicat IWW (International Workers of the World) fit des collectes pour fournir des subsides aux grévistes, des médecins volontaires offrirent leurs services, des centaines d’enfants menacés de disette furent accueillis par des familles sympathisantes de New York. Les violences policières provoquèrent une enquête, et les témoignages de quelques jeunes filles soulevèrent une telle émotion dans le pays que le patronat dut céder. Mais dans l’histoire ouvrière des États-Unis, il n’y a pas de happy end : les ouvriers perdirent peu à peu tous les avantages conquis et les meneurs syndicaux furent licenciés. C’est ce mouvement qui est resté célèbre comme la grève du Pain et des roses, chanson reprise par les ouvrières, et qui est le jingle, un peu sirupeux, du film (Ken Loach en a tiré aussi le titre d’un film, sur la lutte des employées de nettoyage des grands buildings de Los Angeles dans les années 1990).

Ludlow, dans le Colorado, fut le cadre d’une véritable guerre civile de 14 mois, dans laquelle l’armée tira à la mitraillette sur les ouvriers. La répression s’appuyait aussi sur la fameuse agence de détectives Pinkerton, pour laquelle travailla Dashiell Hammett à partir de 1915 : il ne faut pas imaginer ses employés sur le modèle romantique du  redresseur de torts Sam Spade ; en fait, 10 000 d’entre eux furent engagés comme hommes de main du patronat, chargés de travaux d’espionnage et de répression.

Les mineurs dépendaient complètement de la compagnie (propriété de Rockefeller) qui leur allouait un logement et les obligeait à s’approvisionner à des prix excessivement élevés dans ses magasins.

Dès le début de la grève, les mineurs et leurs familles furent chassés de leurs logements ; ils durent monter des campements, régulièrement mitraillés, et durent même, pour se protéger, creuser des tranchées ; c’est dans l’une d’elles, qui servait d’infirmerie, que, le lendemain du massacre de Ludlow, le 10 avril 1914, on retrouva les corps calcinés de 11 enfants et 2 femmes. Ce carnage interpella l’opinion, et il y eut aussi des débats publics qui suscitèrent un changement de l’opinion à l’égard des entreprises toutes-puissantes.

Toutefois, le propos perd en densité lorsqu’on aborde les guerres mondiales, suivant alors l’histoire des États-Unis en général.  En effet ce film, Du Pain et des roses, n’est que la première partie d’une trilogie, la suite nous donnera une idée plus claire des lignes de force de l’entreprise. Cependant, Howard Zinn, Une histoire populaire…, est moins percutant que les Nouveaux Chiens de garde (la voix off, trop didactique, tarde à trouver un ton convaincant) et moins inventif : on peut seulement évoquer l’animation des photos des barons-voleurs, et notamment de John D. Rockefeller, qui nous expose de ses propres lèvres ses principes : il faut avant tout éviter que les ouvriers croient qu’on peut obtenir quoi que ce soit par la lutte.

Il est vrai que l’ironie convenait moins à un film qui veut rendre hommage à Howard Zinn (disparu il y a quelques années) et substituer aux héros de l’histoire officielle, les Lincoln, Washington, Wilson, les martyrs et porte-parole des ouvriers, comme Mother Jones (Mary Harris Jones, 1837-1930), une Pasionaria irlando-américaine qui, à 80 ans, allait encore soutenir les ouvriers en lutte, sans craindre arrestations ni extraditions.

Rosa Llorens

Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeure de lettres en classe préparatoire.

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