Note du Saker francophone
Depuis la parution de cet article, l’opposition de droite a remporté les élections au Venezuela, le président Maduro a accepté sa défaite. Nous publions cependant cet article d’Eric Draitser, parce qu’il explique très simplement les enjeux de ce vote et surtout la guerre financière, économique et psychologique, longue et sans merci, qui a préparé la victoire des néolibéraux (et des États-Unis).
Par Eric Draitser – Le 4 décembre 2015 – Source CounterPunch
Il est important de ne pas sous-estimer la très réelle guerre économique menée par les États-Unis et leurs alliés au Venezuela et dans toute l’Amérique latine.
Ce matin, j’ai vu le soleil se lever sur le Venezuela à 10 000 mètres, tandis que mon avion descendait sur Caracas dans la lumière de l’aube. Lorsque l’obscurité s’est retirée, un littoral sauvage et majestueux a commencé à apparaître : des petites vagues clapotant contre les rives rocheuses, perceptibles uniquement à une fine ligne d’écume blanche contre le brun foncé des rochers, et le vert profond de la colline luxuriante juste au dessus.
Ce fut mon premier aperçu du Venezuela, un pays que j’ai suivi depuis les premiers jours de mon évolution politique, lorsqu’un homme nommé Hugo Chavez a été élu et a ébranlé les fondations mêmes de l’Amérique latine, contestant l’hégémonie de l’Empire américain dans sa propre arrière-cour. Bientôt j’étais à l’aéroport, sirotant un café fort dans une petite tasse de plastique avec quelques membres de ma délégation venue des États-Unis et du Canada. Nous venions tous en République bolivarienne pour rapporter un témoignage sur les élections de première importance prévues dimanche [6 décembre], ainsi que sur la violence et la déstabilisation qui pourraient s’ensuivre si l’opposition soutenue par les États-Unis subit une défaite.
Depuis le siège arrière de la voiture qui nous emmenait de l’aéroport au centre de Caracas, je regardais par la fenêtre, buvant des yeux le paysage, les gens, la juxtaposition de hauts immeubles publics modernes et de petites maisons délabrées accrochées aux coteaux. Mais tandis que j’observais les environs, une paire d’yeux semblait regarder en arrière : El Comandante.
Chavez est plus important que la vie au Venezuela, un pays où le chavisme est à la fois un mouvement et une idéologie, enraciné dans l’héritage de ce héros et dirigeant, même dans la mort. Son visage orne les panneaux d’affichage. Sa signature tapisse les murs des immeubles. Ses yeux sont littéralement devenus le symbole du PSUV, le parti socialiste du Venezuela qu’il a construit pour en faire une force politique dans la République bolivarienne (également une création de Chavez) et dans toute l’Amérique latine.
Mais on ne peut qu’être frappé par les difficultés auxquelles le pays est confronté actuellement. Beaucoup de biens de première nécessité comme le déodorant, la crème solaire et le papier toilette sont soit absents des rayons des magasins soit approvisionnés en quantités si faibles que les files d’attente autour du bloc sont un spectacle courant et signalent les commerces très fréquentés de la ville. L’inflation a fait des ravages dans la vie quotidienne des Vénézuéliens ordinaires, qui sont forcés d’attendre des heures au guichet seulement pour retirer des bolivars dont le change officiel est de 6.5 pour 1 dollar US, tandis que le change non officiel tourne autour de 800 pour 1. Même les cafés et les restaurants qui bordent les grandes avenues de Caracas n’ont souvent plus d’aliments de base tels que les haricots, le porc etc. Pour quelqu’un dont les visions d’arepas [galettes, NdT] chaudes et fumantes (la nourriture signature du Venezuela) fourrées de pernil (du porc émincé) juteux dansaient dans ma tête les jours qui ont précédé mon voyage, l’absence de tels plats m’a fait réaliser pleinement à quelle point la situation économique est devenue grave.
Tandis que beaucoup de gens en Amérique du Nord et en Europe estiment que ces dures réalités sont le résultat de la mauvaise gestion et de la corruption du gouvernement ou, pire encore, sont consubstantielles au socialisme, une analyse aussi réductrice néglige la guerre économique bien réelle menée par les États-Unis et leurs alliés au Venezuela et partout en Amérique latine. Économiste et ancien ambassadeur du Venezuela aux Nations unies, Julio Escalona nous a soigneusement expliqué au cours du dîner et des boissons :
La majorité des importations du Venezuela et les réseaux de distribution sont dans les mains de l’élite, la même élite qui a contrôlé le gouvernement jusqu’en 1999 et la montée en puissance de Chavez. Beaucoup des biens nécessaires à la consommation vénézuélienne sont détournés vers le Brésil et la Colombie. Nous subissons une rareté artificielle, une crise délibérément induite comme moyen de déstabiliser le gouvernement. Par exemple, nous avons une immense société qui produit du poulet, en fait la plus grande partie du poulet dans le pays. Cette entreprise de poulets a fermé, mais elle continue à payer ses employés pour ne rien faire, réduisant délibérément l’approvisionnement en poulet dans le pays dans le but de priver les gens de cette denrée essentielle. C’est de la guerre psychologique menée contre le peuple du Venezuela dans une tentative de les intimider pour qu’ils abandonnent complètement le gouvernement et le projet socialiste.
Évidemment, il est difficile de convaincre une mère avec trois enfants et pas de poulet pour dîner qu’elle devrait prendre en compte les dimensions politiques, économiques et psychologiques de la question. Tout comme il est facile de comprendre la frustration éprouvée, même par les partisans du gouvernement, lorsqu’ils font la queue seulement pour retirer de l’argent liquide dont la valeur diminue de jour en jour. Mais ces aspects de la situation sont essentiels pour comprendre le contexte plus large dans lequel le Venezuela fonctionne aujourd’hui, la nouvelle réalité dans laquelle il a été poussé.
J’ai entendu des histoires d’étrangers arrivant au Venezuela ces derniers mois et changeant une petite quantité de dollars ou d’euros ou de yuans contre une montagne de bolivars. Alors que la rareté artificielle est un élément de la stratégie plus vaste destinée à détruire le Venezuela, une autre composante importante est la manipulation de la monnaie dans une tentative de provoquer une hyper inflation. Je peux déjà voir les courriels de certains lecteurs me faisant la morale sur les subtilités de l’économie, me châtiant pour cause d’apologie du président Maduro et du gouvernement, pardonnant à ces derniers leurs péchés de mauvaise gestion économique et de corruption. La vérité est cependant que le gouvernement ne peut pas contrôler et ne contrôle pas l’économie au point de pouvoir stopper la spéculation, qui continue à mener la monnaie au plus bas.
Ici encore Julio Escalona exprime succinctement une vérité de première importance : «Notre monnaie n’est pas dévaluée par la spéculation, mais pas l’hyper-spéculation.» On peut comprendre cette sorte de guerre économique en regardant les statistiques, mais on peut aussi la sentir dans la rue. Les gens, les millions de ceux qui voteront encore pour des partis pro-gouvernementaux de gauche dimanche, sont en difficulté, leur niveau de vie a diminué presque aussi rapidement que le prix du pétrole s’est effondré. Et la corrélation entre ces phénomènes n’est pas tout à fait fortuite.
Si on écoute les médias industriels, on pourrait penser que le Venezuela est un endroit barbare où des hommes, des femmes et des enfants sont abattus dans les rues, apparemment sans raison. On pourrait être pardonné d’imaginer une ville où le nombre de peintures murales du Che et de Chavez n’est dépassé que par les rangées de cadavres enduits de chaux à chaque coin de rue. Cependant, la vérité est que la violence et le crime – des phénomènes tout à fait réels – sont les symptômes d’une affliction plus grande : la guerre économique et psychologique.
Les ennemis du Venezuela, tant dans le pays qu’aux États-Unis, fomentent précisément ce genre de crimes et de violence dans le but de manipuler la conscience collective des gens pour les forcer à abandonner la Révolution bolivarienne en faveur d’une classe dirigeante de droite, pro-américaine, pro-FMI, néolibérale, qui théoriquement restaurera l’ordre et garantira la sécurité.
En fin de compte, voilà ce qu’est vraiment l’élection de dimanche : le courage face à l’intimidation.
Le Venezuela n’est pas toujours aussi beau que ce qu’il paraît depuis le hublot d’un avion. C’est un pays qui lutte pour sa survie contre l’Empire, et de telles luttes sont rarement belles. Mais en le faisant, le Venezuela se bat aussi au nom de tous les pays visés par les États-Unis. Et ça, c’est vraiment quelque chose de beau.
Article original paru dans TeleSur.
Eric Draitser est le fondateur de StopImperialism.org est l’animateur de CounterPunch Radio. C’est un analyste géopolitique indépendant basé dans la ville de New York. Vous pouvez l’atteindre à l’adresse ericdraitser@gmail.com.
Traduit par Diane, édité par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone