Du côté des idiots xénophobes, avant qu’il ne soit trop tard


Par Francisco Erspamer – Le 12 septembre 2015 – Source Sinistra in rete

Les résultats d’une enquête de Public Policy Polling, diffusés mardi [8 septembre], montrent que les deux tiers des partisans de Donald Trump (d’ailleurs le moins pire des candidats conservateurs à la présidence) croient qu’Obama est musulman et qu’il n’est pas né aux États-Unis. Du reste, un sondage repris par The Nation cette semaine révèle que 29% des républicains de Louisiane attribuent à Obama la responsabilité des retards de la protection civile fédérale après l’ouragan Katrina, bien qu’à l’époque (il y a dix ans), le président fût George W. Bush, et Obama simple sénateur de l’Illinois, État bien éloigné de la Nouvelle Orléans.

Il est facile de se moquer de cette ignorance et de ce fanatisme, qui se sont tous les deux dramatiquement développés pendant ce nouveau millénaire, après le triomphe des médias sociaux et le renoncement de l’école à s’y opposer pour former des citoyens responsables et des esprits critiques au moyen de l’étude de l’histoire, des classiques et des disciplines humanistes (à quoi d’autre croyez-vous qu’elles puissent servir?) : même dans l’excellent district académique de Newton, faubourg aisé et cultivé de Boston, dans une zone de très haute concentration d’universités, comprenant Harvard et le MIT, l’enseignement du latin a été abandonné au profit de celui des iPad. Quoi qu’il en soit, il est ici question de millions de personnes, dont beaucoup sont pauvres ou à la limite de la pauvreté, malheureuses et impitoyablement exploitées, et pourtant prêtes à voter pour le parti des grandes sociétés qui les exploite et promeut ouvertement un libéralisme accru. Que devrions-nous faire de tous ces gens? Les éliminer ou au moins les priver du droit de vote pour imbécillité manifeste?

C’est le problème de la gauche et de la démocratie : nous ne pouvons exclure personne, pas même rêver de le faire. Car notre devoir, et la seule raison pour laquelle nous ayons besoin d’une gauche, c’est-à-dire d’un parti qui a pour but une véritable égalité économique (rien à voir donc avec le PD [le Parti Démocratique de Renzi] ni non plus avec Obama ou avec l’activisme intéressé seulement par des objectifs de niche spécifiques), c’est justement de permettre la libération non seulement des misérables mais aussi des idiots. Et tout d’abord de les comprendre. En l’occurrence, il est significatif que les supporters de Trump n’accusent pas Obama d’être noir mais bien d’être un étranger, quelqu’un qui vient d’ailleurs. Et qu’ils soient en fait favorables à une abolition du jus soli, c’est-à-dire du droit pour toute personne née aux États-Unis d’en obtenir automatiquement la nationalité (droit qui n’est désormais reconnu que sur le continent américain et au Pakistan).

Leur paranoïa est un symptôme. Elle nous montre que le système économique et social du néo-capitalisme laisse à la traîne une large majorité d’individus fragiles, stupides ou naïfs, jadis protégés dans une certaine mesure par leur communauté, et aujourd’hui isolés, qui doivent affronter seuls des pressions et des nouveautés auxquelles ils ne savent pas s’adapter, du moins pas avec la rapidité requise par un consumérisme obsessionnel de produits et d’idées, exigée par Wall Street – et qui a pour seul but de générer des profits obscènes pour d’avides spéculateurs internationaux. Voilà pourquoi tant d’Américains et d’Européens se réfugient dans la xénophobie (qui est différente du racisme, et confondre ces deux sentiments risque de conduire à des diagnostics et des thérapies erronés) : parce qu’ils ont l’impression, fondée, que personne ne défend plus leur droit à rester ce qu’ils sont et à rester là où ils sont, à garder leurs habitudes et même leurs préjugés, sur lesquels ils ont fondé, faute de mieux, leur identité. Discriminer un autre citoyen parce qu’il est de couleur ou de sexe différent est illégal en Amérique et en Europe, et l’interdiction doit être appliquée inflexiblement. Mais cela ne concerne pas les personnes qui viennent de l’étranger. La générosité, l’accueil, la bonté, la charité sont des vertus culturelles, qui donc se cultivent (culture/agriculture) : imaginer qu’on peut les introduire par décret et même seulement les exiger de qui n’est pas prêt ou convaincu est absurde, ou plutôt c’est injuste, en plus de constituer une reddition sans conditions face à l’idéologie globaliste et consumériste de la pensée unique libérale.

Les tensions ne feront qu’augmenter et avec elles la peur : ce sont des pulsions profondes, anthropologiques, que même les médias du régime ne parviendront pas à contenir ou diriger. Il est facile de prévoir qu’elles déboucheront sur un immense bain de sang, des guerres et des massacres d’une ampleur jamais vue dans l’Histoire – évidemment, jamais dans l’Histoire on n’avait vu de société vraiment planétaire et sans alternatives. La férocité d’ISIS et la perversité de Netanyahou sont seulement deux exemples, et tôt ou tard ils commenceront à utiliser des armes atomiques. Ne dites pas, alors, que vous ne vous y attendiez pas ou qu’il n’y avait rien à faire.

Car il y a bien quelque chose à faire, avant qu’il soit trop tard. En particulier, il faut arrêter immédiatement de jouer avec les peuples et avec les cultures comme si vraiment ils ne comptaient plus, et qu’ils aient été remplacés par le multiculturalisme homogénéisateur promu par les prophètes de la globalisation. Combien de gens croyez-vous qui vivent au-dehors de leur pays d’origine? Selon les statistiques de l’UNFPA (United Nations Population Fund), à peu près 230 millions, soit 3% de la population mondiale. Si peu que cela?

S’ils semblent plus nombreux, c’est parce que les médias ne font que parler de fuites de cerveaux et d’invasions de migrants, se servant d’eux pour proclamer l’inéluctabilité historique de la mobilité ; sans parler du fait que les cosmopolites et les arrivistes, c’est-à-dire ceux qui sont disposés à sacrifier liens et traditions pour obtenir succès et argent (même de façon relative, par rapport à leur situation de départ), se font entendre et remarquer tandis que ceux qui se résignent se taisent et se cachent. Et je ne fais pas d’exception pour moi.

Mais croire à la démocratie et à la justice ne veut pas dire donner la parole aux riches ou aux vainqueurs ou aux aventuriers ou à ceux qui ont le courage de prendre des risques (en général avec les biens d’autrui) ou la capacité de se faire valoir. Ou plutôt, c’est là la vision que la droite a de la démocratie et la justice. La gauche doit donner la parole aux autres, à ces 97% qui choisissent de rester chez eux ou qui n’ont pas les moyens de faire autrement.

La xénophobie est un sentiment malsain qui avilit celui qui l’éprouve ; mais c’est aussi, comme je le disais, le symptôme d’un malaise réel et compréhensible. La gauche devrait s’en saisir pour mettre enfin sur le tapis (et au centre de son programme) la question de la non-ingérence militaire et commerciale dans d’autres pays, quelles que soient les raisons invoquées par les intellectuels et les médias interventionnistes sur ordre des grandes sociétés : une nouvelle doctrine Monroe mais appliquée de façon inébranlable à toutes les régions, l’Afrique aux Africains, le Moyen-Orient aux Moyen-Orientaux. Avec des aides économiques sans contrepartie, en guise de dédommagements et de compensations pour les peuples qui ont été récemment (disons dans les 50 dernières années, non depuis des siècles) maltraités ou dépouillés par les multinationales. Le tout obligatoirement accompagné, en Occident, de politiques de l’État pour contrôler les marchés, d’une stricte réglementation des activités financières et de limitations à la circulation des capitaux et produits, et de façon générale d’un passage résolu à une phase de décroissance programmée et si possible sereine.

Utopie? Certes. Mais à ce stade, l’alternative c’est la dystopie du capitalisme actuel, la catastrophe environnementale qui vient, la possible fin de la civilisation et le retour à la loi de la jungle. Il faut au moins commencer à en parler. Avant que les idiots se rebellent et que tout s’écroule.

Francisco Ersparmer est critique littéraire, Université de Harvard. Article publié dans Appello al popolo, organo del partito che ancora non c’è (Appel au peuple, organe du parti qui n’existe pas encore) et repris par Sinistra in rete.

Traduction : Rosa Llorens

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