Déshumanisation par l’homme


Par Leonid Savin − Le 23 février 2020 − Source Oriental Review

Cyborgs

J’ai récemment lu un article sur les cyborgs publié dans le magazine américain Wired. Le sujet en lui-même n’est pas nouveau, et il y a déjà un certain nombre d’adeptes de ce concept post-philosophique en Occident. Du « A Cyborg Manifesto » de Donna Haraway, écrit en 1985, à l’adoption d’un projet de loi sur les droits des cyborgs proposé par le cyberactiviste Rich MacKinnon en 2016 lors de la conférence SXSW à Austin, Texas, qui est maintenant connu sous le nom de Cyborg Bill of Rights v1.0, ce genre de sous-culture est devenu assez influent et se revendique comme étant l’une des tendances du monde moderne.

L’auteur de l’article, Noam Cohen, note qu’un cyborg est un être humain qui implante des dispositifs ou des machines artificielles dans son corps. Et selon cette définition, écrit Cohen, même une personne portant un stimulateur cardiaque pourrait être considérée comme un cyborg. Le sujet de son article, cependant – un jeune homme appelé Kai Landre – est un phénomène complètement différent. Il a décidé d’être attaché en permanence à une machine parce que, selon ses propres termes, « cela lui permet de se sentir plus pleinement lui-même ». Il est également conscient que certains pourraient voir cela comme un paradoxe.

Selon Landre, « beaucoup de gens ont peur de cesser d’être humains, c’est pourquoi ils veulent se détourner de la technologie. Ils pensent que la technologie n’appartient pas à la nature humaine […] Je considère qu’elle fait partie de notre évolution, car c’est nous qui avons créé la technologie. Elle est un produit de notre esprit ».

Landre prévoit d’installer dans son corps un système qu’il a lui-même conçu : un appareil qui détectera les rayons cosmiques invisibles tout autour de nous. L’appareil qui sera bientôt implanté dans son bras – il le porte actuellement à la main – détecte et convertit ces rayons en notes de musique, que Landre a accordées sur les différentes fréquences des rayons. Il convertit ces notes en vibrations d’un ensemble de tiges métalliques qui seront un jour implantées à la surface de son crâne grâce à une connexion sans fil.

Selon lui, « la transmission des vibrations par les os du crâne me permet d’entendre les rayons cosmiques à l’intérieur de mon esprit sans avoir à me priver d’un de mes autres sens, qui est le son ». Lors d’un récent concert, il a même montré comment sonne la musique dans sa tête.

Une fois les appareils implantés, il pense que les maintenir en charge sera une simple question d’induction électrique. Au lieu de retirer les appareils de temps en temps et de les remettre en place comme il le fait maintenant, ils se chargeront pendant son sommeil.

Landre donne des conférences pour promouvoir cette idée d’un nouveau type d’implant, mais malgré l’accent mis sur la technologie, il décrit les réalisations comme un voyage à la découverte de soi. Il fait partie d’un groupe de « transhumanistes » qui veulent se débarrasser du fardeau de ce que nous appelons l’humain. En d’autres termes, se déshumaniser.

Il est impliqué dans la Fondation Cyborg à Barcelone et prévoit d’inviter une équipe de documentaristes pour filmer la procédure d’implantation. Landre n’est pas le premier à avoir décidé de modifier la combinaison de ses sens.

Neil Harbisson est devenu le premier cyborg officiel en 2004. Né avec une maladie congénitale qui l’empêchait de distinguer les couleurs, Harbisson a trouvé une solution unique pour résoudre le problème. Il a fixé sur sa tête un dispositif qui convertit le spectre des couleurs en sons. À l’aide de ces sons, il a commencé à distinguer les couleurs, et un dispositif comme une petite antenne a été fixé sur sa tête. Cette « personne avec une antenne » est devenue célèbre dans le monde entier. Elle est un exemple de la façon dont la technologie peut aider les personnes aux capacités limitées. Laissant de côté les interventions médicales comme les prothèses modernes super-technologiques, qui sont conçues pour compenser les capacités perdues ou manquantes, les « transhumanistes » représentent un groupe de personnes plus agressives dont les objectifs n’ont pas été définis et dont les actions possibles ne sont pas claires.

Alors que Landre trouve « ennuyeux d’être limité à cinq sens » et contemple à quel point il serait bon d’avoir une vision nocturne comme le chat, d’autres veulent vivre quelque chose de plus extraordinaire. Les gens qui sont excités par les mythes et les légendes anciens, ainsi que par les films et les histoires fantastiques modernes – sans parler des sectes occultes -, perdent plus rapidement le contact avec la réalité, tout en s’appuyant de plus en plus sur les nouvelles technologies.

Un exemple de ce phénomène nous vient de Corée , où une femme du nom de Jang Ji-sung a pu utiliser un casque de réalité virtuelle pour communiquer avec sa fille, décédée trois ans auparavant. À en juger par les propres commentaires de Jang Ji-sung après la séance de réalité virtuelle, elle a plutôt apprécié l’expérience. Cependant, les experts ont noté que l’impact psychologique à long terme reste à examiner.

Il y a sans aucun doute quelque chose de sombre et de troublant dans des histoires comme celles-ci. L’esprit post-moderne se contentera probablement d’accepter les « transhumanistes » comme une évidence, mais comment considérer la question en termes de tradition ? Si les penseurs les plus avisés de l’ère moderne ont mis en garde contre de tels pièges – le philosophe Martin Heidegger sur la technologie -, les auteurs et les enseignements religieux ont été encore plus stricts dans leurs définitions. Le philosophe catholique Gabriel Marcel, par exemple, qualifiait l‘ »homme technique » d’« un », alors que la technologie elle-même est le résultat d’une dégradation par rapport à la créativité. L’« un » est également le résultat de la dégradation. En le reconnaissant, nous le créons, permettant ainsi aux dégradations d’affecter l’apparence de la réalité. Et qui, de nos jours, ne reconnaît pas les innovations de la cyberbanque, de la télé-santé et d’autres miracles de la technologie ?

Marcel note également qu’« un monde où les techniques sont primordiales est un monde abandonné au désir et à la peur ; car toute technique est là pour servir un désir ou une peur ». Par conséquent, le triomphe de la technologie détruit les piliers du christianisme – le rejet de la foi et de l’espoir, à tout le moins. Ils sont discrètement remplacés par une sorte de simulacre technologique basé soit sur un nouveau type d’hallucination, soit sur la manipulation de stimuli physiologiques qui vont élever les sens, mais qui ne remplaceront probablement pas la profondeur de la connexion spirituelle d’une personne avec Dieu. La liberté de choix appartient à l’individu.

Leonid Savin est analyste géopolitique, rédacteur en chef de Geopolitica.ru, fondateur et rédacteur en chef du Journal of Eurasian Affairs ; chef de l’administration du Mouvement Eurasien International.

Traduit par Michel, relu par Wayan pour Le Saker Francophone

   Envoyer l'article en PDF