Par Michel J. Cuny et Françoise Petitdemange – Le 8 mai 2016
Un ministre des Finances en quête de légende…
Dans les Dialogues philosophiques qu’il publia en 1871 – tout juste au lendemain de la Commune de Paris -– Ernest Renan écrivait :
«[…] le but poursuivi par le monde, loin d’être l’aplanissement des sommités, doit être au contraire de créer des dieux, des êtres supérieurs, que le reste des êtres conscients adorera et servira, heureux de les servir. La démocratie est en ce sens l’antipode des voies de Dieu, Dieu n’ayant pas voulu que tous vécussent au même degré la vraie vie de l’esprit.»
Et encore :
«Qu’importe que les millions d’êtres bornés qui couvrent la planète ignorent la vérité ou la nient, pourvu que les intelligents la voient et l’adorent ?»
Ainsi, selon lui, qui publie la même année sa Réforme intellectuelle et morale, l’idéal consistait à…
«élever le peuple, raviver ses facultés un peu affaiblies, lui inspirer, avec l’aide d’un bon clergé dévoué à la patrie, l’acceptation d’une société supérieure, le respect de la science et de la vertu, l’esprit de sacrifice et de dévouement […].»
Aussi n’hésitait-il pas à s’enchanter des spécificités françaises :
«Aucune nation n’a jamais créé une légende plus complète que celle de cette grande royauté capétienne, sorte de religion, née à Saint-Denis, consacrée à Reims par le concert des évêques, ayant ses rites, sa liturgie, son ampoule sacrée, son oriflamme.»
Quant au roi sacré,
« son type le plus parfait est un roi canonisé, Saint-Louis, si pur, si humble, si simple et si fort. Il a ses adorateurs mystiques ; la bonne Jeanne d’Arc ne le sépare pas de saint Michel et de sainte Catherine ; cette pauvre fille vécut à la lettre de la religion de Reims. Légende incomparable ! Fable sainte !»
Le 11 mars 1882, à l’occasion de la conférence qu’il prononce à la Sorbonne, devant un parterre très choisi, sur la question Qu’est-ce qu’une nation ?, Ernest Renan l’avoue bien crûment :
«L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger.»
Aucun doute n’est donc possible :
«Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale.»
Quant au meilleur praticien de la question historique, Ernest Lavisse, le plus important des rédacteurs de recueils d’Histoire de France en usage dans les écoles primaires de la Troisième République, mais aussi indirectement de la Quatrième et de la Cinquième, il spécifiera un peu plus tard :
«À l’enseignement historique incombe le glorieux devoir de faire aimer et de faire comprendre la patrie… Nos ancêtres gaulois et les forêts des druides, Charles Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Godefroy de Bouillon à Jérusalem, Jeanne d’Arc, Bayard, tous nos héros du passé, même enveloppés de légende…»
À la suite de Renan qui finirait par être qualifié de burgrave de la République, il resterait, aux républicains de la trempe d’Ernest Lavisse, à faire de la providence divine une alliée de la France. C’est ce qui fut fait et bien fait, grâce à l’enseignement laïque d’une Histoire où se retrouvent : le baptême de Clovis, le sacre de Charlemagne, saint Louis, saint Vincent de Paul, et surtout Jeanne d’Arc menant le futur Charles VII à Reims.
Sans crier gare, on aura parlé à l’écolier de cette bergère – bonne Lorraine – qui, ayant entendu des voix, se rendit auprès du dauphin. Là, confondant une foule de courtisans qui avaient voulu se jouer de l’envoyée de Dieu, elle se dirigeait tout de go vers le futur Charles VII, dédaignant d’adresser un regard au roi d’occasion qui avait pris place sur le trône. Le bûcher de Rouen s’associant, via le catéchisme du jeudi ou du dimanche, à la Passion du Christ, c’est la France républicaine qui, de miracle en miracle, venait, avec le Fils de l’Homme, s’asseoir à la droite de Dieu.
Y a-t-il un prix à payer pour pareille manœuvre ?
Oui car, ainsi que le montre la psychanalyse, les identifications réussies et véritablement efficaces, sont celles qui passent dans l’inconscient. Elles constituent le moi, c’est-à-dire qu’elles s’inscrivent dans le corps, jusqu’à façonner le sentiment que le sujet aura de la réalité elle-même. Viscéralement, l’individu sera devenu bon ou mauvais Français, avec la suffisance ou l’angoisse qui en découlent. C’est le lieu de citer cette phrase de Jacques Lacan:
«L’habitude et l’oubli sont les signes de l’intégration dans l’organisme d’une relation psychique : toute une situation pour être devenue au sujet, à la fois aussi inconnue et aussi essentielle que son corps, se manifeste normalement en effets homogènes au sentiment qu’il a de son corps.»
En attendant de voir ce que pourra donner la chaîne des identifications relatives à un Emmanuel Macron, nous pouvons nous interroger sur celle qui nous lie à un De Gaulle par exemple. Mais celle-ci est inscrite dans le marbre de la Constitution de 1958, et ça, c’est une autre paire de manches.
Michel J. Cuny
Avec sa compagne Françoise Petitdemange, écrivaine professionnelle et indépendante depuis 1981, Michel J. Cuny, écrivain professionnel indépendant depuis 1976, développe un travail de recherche, à caractère historique, qui s’étend de la fin du Moyen Âge pour atteindre l’époque contemporaine, et dont les résultats apparaissent peu à peu sur leur site : http://unefrancearefaire.com
Cet article prend sa substance de notre ouvrage, Le Feu sous la Cendre – Enquête sur les silences obtenus par l’enseignement et la psychiatrie, Éditions Paroles Vives 1986. On pourra le retrouver ici : https://unefrancearefaire.com/force-de-travail