La falaise de Sénèque comme arme stratégique
Par Ugo Bardi – Le 3 octobre 2019 – Source CassandraLegacy
La musique a toujours fait partie de l’effort de guerre : un moyen d’établir des connexions en réseau pour rendre le système de combat plus résistant et plus efficace. Ici, une version particulièrement efficace : « La guerre sacrée » chantée par Elena Vaenga. Je ne dirais pas que les Soviétiques ont battu les Allemands lors de la seconde guerre mondiale parce qu’ils avaient une meilleure musique, mais cela a sûrement dû aider.
Sur les questions militaires décrites en termes de science systémique, voir aussi un article sur la guerre des drones publié la semaine dernière dans « Cassandra’s Legacy » ainsi que notre étude sur les modèles statistiques des conflits en histoire.
La science des systèmes complexes s’avère particulièrement intéressante et fascinante lorsqu’elle est appliquée à l’une des activités les plus complexes du genre humain : la guerre. Vous trouverez ci-dessous un extrait révisé et condensé de mon livre « L’effet Sénèque » (2017). Une discussion plus détaillée et plus approfondie sur la façon dont le concept de l’effondrement de Sénèque peut affecter la guerre fait partie de mon nouveau livre « Avant l’effondrement : Guide de l’autre côté de la croissance » qui devrait paraître en format livre et sur le Web avant la fin de l’année.
Tiré de « L’effet Sénèque » (Springer 2017) par Ugo Bardi (révisé et condensé)
Ainsi combattre et conquérir dans toutes vos batailles n’est pas l’excellence suprême ; l’excellence suprême consiste à briser la résistance de l’ennemi sans combattre. (Sun Tzu, L’art de la guerre)
L’idée que l’effondrement peut être un outil de guerre remonte à l’historien et théoricien militaire chinois Sun Tzu dans son livre L’art de la guerre (Ve siècle avant notre ère), où il souligne l’idée de gagner des batailles en exploitant la faiblesse de l’ennemi plutôt que la force brute.
Il est normal qu’un conflit se termine par l’effondrement de l’une des deux parties mais, dans certains cas, l’effondrement se produit sans qu’il y ait eu de combats importants ou même pas du tout. Un exemple particulièrement impressionnant est celui de l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, qui a suivi plusieurs décennies de « guerre froide » qui n’a jamais dégénéré en conflit ouvert. Comme Sun Tzu l’a déjà fait remarquer, la capacité de déclencher l’effondrement de la structure militaire ou socio-économique de l’ennemi est probablement la stratégie de résolution des conflits la plus efficace de toutes. Mais comment atteindre ce résultat ? La science moderne des systèmes complexes peut nous dire beaucoup de choses sur les facteurs impliqués dans l’effondrement des systèmes complexes, bien qu’elle ne puisse pas fournir des recettes adaptées à toutes les situations.
L’effondrement est une caractéristique des systèmes maintenus ensemble par un réseau de relations impliquant un retour d’informations : sociétés, économies, groupes, entreprises, armées, et plus encore, des systèmes que nous appelons « complexes ». La rétroaction renforce ou atténue l’effet des perturbations sur les différents éléments du système et peut générer le type d’effondrement appelé « effondrement de Sénèque » ou « falaise de Sénèque ». Cet effondrement se produit lorsque plusieurs éléments du système agissent ensemble de telle manière qu’ils renforcent une perturbation qui, à terme, fait tomber tout le système.
Après tout, la guerre est surtout une question de rétroaction entre les entités combattantes. Les armées manœuvrent, s’affrontent, battent en retraite ou avancent, mais le résultat final est toujours le même : la lutte s’achève lorsque les feedbacks s’accumulent de telle sorte que l’un des camps s’effondre. Alors, la bataille est finie.
Nous pouvons voir les armées comme des réseaux de soldats, chacun étant lié aux soldats voisins. Dans une lutte militaire, la perte d’un seul nœud, c’est-à-dire d’un seul soldat, a en soi peu d’effet sur la performance du système. Mais cela peut être dévastateur si un mécanisme de rétroaction mortel entre en jeu. Un soldat s’enfuit, un autre le voit courir, il fait la même chose. D’autres suivent. Cela pourrait faire fondre toute l’armée – un exemple typique de l’effondrement généré par la rétroaction et un cauchemar des commandants tout au long de l’histoire. Bien sûr, les choses ne sont pas si simples dans les armées réelles, mais il est vrai que les anciennes armées avaient souvent une chaîne de commandement mal définie. Cela les rendait susceptibles de s’effondrer abruptement. Par exemple, à la bataille de Manzikert, en 1071 après J.-C., les Byzantins furent vaincus par les Turcs parce que – entre autres facteurs – certaines sections de l’armée paniquèrent et s’enfuirent.
Une fois que nous commençons à voir la guerre en termes de systèmes complexes interagissant les uns avec les autres, nous pouvons comprendre comment la sélection naturelle sur le champ de bataille a conduit à l’évolution des armées en structures qui les ont rendues résistantes à l’effondrement. Dans les années 1800, les Prussiens avaient développé une armée où chaque soldat était censé continuer à recharger et à tirer, inconscient de ce qui se passait autour de lui. Idéalement, il continuerait à tirer même s’il était le dernier à rester debout. Fondamentalement, les Prussiens avaient coupé les connexions horizontales du réseau de l’armée, ne laissant que les connexions « verticales » reliant les soldats à leurs officiers. C’était le concept, attribué à Frédéric le Grand, que les simples soldats devaient craindre leurs propres officiers plus que l’ennemi. Cela a rendu le réseau résistant à l’effondrement : la perte d’un nœud n’entraînerait pas une avalanche de pertes de nœuds générées par la rétroaction.
L’idée prussienne a été couronnée de succès et c’est encore la façon dont les armées modernes sont organisées. Le problème avec une armée structurée verticalement est qu’elle est vulnérable à une « frappe de décapitation », un concept déjà bien connu de ceux qui, il y a longtemps, ont inventé le jeu des échecs. Un cas historique est celui du condottiere, Malatesta Baglioni, chef d’une armée mercenaire défendant la ville de Florence contre l’armée impériale de Charles Quint pendant le siège de Florence, en 1530. Pendant le siège, Baglioni changea de camp et ordonna que les canons de son armée soient dirigés contre la ville. Il s’agissait d’un effondrement militaire rapide pour Florence, apparemment causé par le simple expédient du côté impérial de payer Baglioni plus que la République florentine ne le ferait. Aujourd’hui encore, Baglioni est considéré comme un traître par les Florentins, mais on peut aussi affirmer que sa trahison a épargné à la ville les dommages qui auraient pu résulter d’un siège prolongé. L’effondrement, comme je l’ai dit plus tôt, n’est pas nécessairement une mauvaise chose.
Un événement moderne de ce type de frappe de décapitation a eu lieu en Italie en septembre 1943. Après la destitution du leader charismatique italien, Benito Mussolini, les forces armées italiennes se sont pratiquement désintégrées lorsque le roi d’Italie a fui la capitale, Rome, laissant l’armée sans commandement et sans instructions claires, donnant ainsi vie au concept d’« échec et mat » des échecs. D’autres exemples d’effondrement par décapitation existent dans l’histoire, l’un d’eux étant l’effondrement des forces albanaises contre l’invasion italienne en 1939. C’était de toute façon un combat sans espoir, mais la fuite du roi albanais, Zog, a conduit à l’arrêt total de toute résistance – un autre cas d’échec dans la vie réelle.
D’autres cas de frappe de décapitation ont échoué. Un exemple est la tentative de certains officiers allemands de tuer Adolf Hitler en 1944. Ils ont échoué, et nous ne saurons jamais ce qui se serait passé si Hitler était mort ce jour-là. Un autre exemple est la frappe contre l’Irak en 2003, qui visait à tuer la plupart des membres du gouvernement irakien, et cette tentative a également échoué. Le problème que pose l’idée de détruire une structure militaire par décapitation est double : la première est que l’ennemi sait que son leadership est une bonne cible et il s’efforce donc de la renforcer autant que possible. On se souvient ici du kagemusha, « l’ombre du guerrier » de l’histoire militaire japonaise, dont la tâche était de se faire passer pour un chef militaire, l’ennemi gaspillant ses efforts sur ces répliques plutôt que sur la bonne cible. Ensuite, il est également vrai qu’à l’époque moderne, les armées ont développé une structure moins rigide dans laquelle les petites unités peuvent continuer à combattre même si elles perdent le contact avec leur centre de commandement. C’est une méthode de combat qui a été mise au point par Edwin Rommel pendant la Première Guerre mondiale et largement utilisée par Heinz Guderian pendant la Seconde. Un autre exemple récent de résilience dans un conflit armé est la confrontation de 2006 entre Israël et le Hezbollah au Liban. La machine de combat du Hezbollah était loin d’être une armée traditionnelle : il s’agissait d’un système très résistant basé sur de petites unités faiblement reliées les unes aux autres. En fin de compte, il a réussi contre un adversaire théoriquement beaucoup plus puissant.
Donner un certain degré de liberté aux petites unités est risqué, car les unités peuvent ne pas se comporter comme le contrôle central le souhaite. Mais cela semble payer à l’époque moderne, notamment en raison du développement des techniques modernes de propagande. Aujourd’hui, les soldats ne se battent normalement pas pour de l’argent, ils sont fortement conditionnés par la propagande. Donc, les payer pour changer de camp ne marche pas. Si la propagande moderne avait existé au XVIe siècle, on peut imaginer que lorsque Malatesta Baglioni ordonna à ses troupes de changer de camp pendant le siège de Florence, ses soldats l’auraient pendu.
En même temps, on peut voir une tendance complètement différente : au lieu de transformer une armée en un grand nombre d’unités de combat relativement indépendantes, elle consiste à intégrer l’ensemble du système dans un concept appelé « guerre en réseau » et, parfois, « opérations par effets ». L’expression « guerre réseau-centrée » et les concepts associés sont apparus pour la première fois dans la publication du Département de la marine, « Copernicus : C4ISR pour le XXIe siècle ». Comme toujours, la guerre est une question de commandement et de contrôle : une guerre centrée sur un réseau transforme une armée en une seule arme. La question est donc de savoir qui contrôle cette arme. S’il n’y a qu’un seul système de contrôle central, l’ensemble du système redevient vulnérable à une frappe de décapitation. Une attaque sur son centre opérationnel pourrait le rendre aussi inutile que les pièces sur l’échiquier après que leur roi soit mat.
Ce qui est curieux, c’est que s’appuyer sur un système centralisé peut nous ramener à la situation qui existait à l’époque de la guerre de Malatesta Baglioni, lorsque les technologies modernes de propagande n’existaient pas. Alors que les humains sont sensibles à la propagande, les robots ne le sont pas et ils cesseront de se battre si on leur en donne l’ordre. Ils changeront également de camp et de cible si on leur en donne l’ordre. Cela annule la résilience créée par la propagande et rend à nouveau attrayante l’idée d’une « frappe de décapitation ».
Alors, qui contrôle les robots militaires ? C’est une question qui, jusqu’à présent, n’a pas trouvé de réponse simple. Il est donc difficile de prédire ce que sera l’avenir de la guerre. Nous ne pouvons qu’attendre et voir.
Ugo Bardi enseigne la chimie physique à l’Université de Florence, en Italie, et il est également membre du Club de Rome. Il s’intéresse à l’épuisement des ressources, à la modélisation de la dynamique des systèmes, aux sciences climatiques et aux énergies renouvelables.
Traduit par Hervé, relu par Kira pour le Saker Francophone