1919. Une Société des Nations au service des grands intérêts économiques et financiers ?


Par Christine Cuny − Le 30 Avril 2019

On en avait, enfin ! terminé avec cette maudite guerre … Parce qu’elle avait coûté des millions de morts, causé des destructions considérables et provoqué tant de malheurs à jamais irréparables, les peuples n’étaient-ils pas en droit d’espérer que des leçons en fussent tirées pour l’avenir ?


Un an après les négociations de paix et la signature du Traité de Versailles, il avait pourtant fallu se rendre à cette triste évidence que, contre toute attente, et malgré les positions humanitaires – malheureusement totalement détachées de la réalité des enjeux et des rapports de force internationaux – que le président des États-Unis, Thomas Woodrow Wilson, avait défendues pied à pied, rien n’avait véritablement changé. Un élément de taille, cependant, en l’occurrence le pétrole, ce grand Sauveur des Alliés, était désormais entré dans la danse de la concurrence internationale qui, elle,  n’avait semble-t-il  toujours pas désarmé…

Ainsi, en 1920, le journaliste et économiste Francis Delaisi est bien forcé de constater  que …

Les peuples aujourd’hui se disputent des mines de fer et des gisements de pétrole comme leurs princes autrefois se partageaient des provinces ; les charbons de la Ruhr ou de Teschen, les minettes de Lorraine ou les naphtes de Mésopotamie sont les enjeux des formidables parties qui se jouent autour des tables de San-Remo ou de Spa. Les vainqueurs de la grande guerre, épuisés par leur effort, renonçant au glorieux rêve de l’affranchissement des peuples opprimés, en sont réduits à s’arracher le combustible nécessaire pour chauffer leurs foyers et leurs machines.

À la réalisation de ce « glorieux rêve de l’affranchissement des peuples opprimés »  était désormais censée contribuer une organisation internationale chargée d’assurer la sécurité collective, c’est-à-dire, d’empêcher le déclenchement de guerres futures, mais aussi, de garantir aux peuples cette liberté et cette indépendance pour lesquelles ils s’étaient battus contre des régimes dont, depuis si longtemps, ils supportaient le joug.

Pour leur part, les délégués de la toute nouvelle République (bourgeoise) de Weimar, qui représentaient l’Allemagne lors des discussions menées dans le cadre de la Conférence de la Paix, semblaient n’avoir aucun doute sur les capacités de cette organisation. Le 7 juillet 1919, au moment où leur était remis le Traité de Versailles, ils déclarèrent, par l’entremise du comte de Brockdorff-Rantzau :

Messieurs, la pensée sublime de faire naître du plus grand malheur de l’histoire la plus grande occasion du développement de l’humanité a été formulée et réussira. C’est seulement si cette Ligue de peuples souverains peut atteindre ce but que les morts de cette guerre ne seront pas morts pour rien.

Or, dans la réalité des rapports internationaux de cette époque, bien loin, d’ailleurs, d’être pacifiés, contrairement à ce que les peuples, durement éprouvés par quatre longues années de guerre, l’avaient espéré, qu’était-il donc advenu dans les faits de ce magnifique projet qui devait transformer du tout au tout les relations entre les peuples, marquées jusqu’alors par des siècles de violences et de spoliations ?

La création d’une « Ligue des peuples souverains » posait d’emblée la question essentielle de savoir sur quelles bases la souveraineté de ces peuples serait fondée et, par suite, quelles seraient les prérogatives qui en découleraient pour leurs détenteurs. Les négociations qui préludèrent à la rédaction du Traité de Versailles, lequel renfermait le Pacte des Nations destiné à promouvoir un nouvel ordre mondial basé sur la paix et la coopération, se déroulèrent de telle façon qu’elles n’eurent pour résultat que d’entériner les annexions de territoires –  riches, notamment, en matières premières – que les puissances sorties victorieuses du conflit avaient pu opérer, grâce à la guerre, aux dépens de l’ennemi.

Les dés étaient donc jetés depuis belle lurette, et il ne pouvait plus s’agir, pour l’essentiel, que d’un partage de gains entre des vainqueurs qui, par delà les nécessités de la guerre qui les avaient contraints à s’allier, n’en étaient pas moins restés des concurrents venus défendre, becs et ongles, à la table de négociations « de paix », leurs intérêts impérialistes particuliers, en même temps qu’ils étaient obligés de s’entendre pour le partage d’une nouvelle gouvernance du monde. Dans ces conditions, comment donc l’existence de populations dont les pays étaient déjà réduits à l’état de colonie, aurait-elle pu changer radicalement ?

Il ne faut pas oublier que ces peuples avaient payé un lourd tribut à la guerre, au cours de laquelle avait été sacrifiée une grande partie de leurs forces vives, contraintes de combattre « aux côtés » de leurs maîtres d’alors. Ils avaient donc placé tous leurs espoirs d’émancipation dans cette Conférence de Versailles, dont ils attendaient qu’elle reconnaisse officiellement et garantisse cette souveraineté à laquelle ils devaient désormais pouvoir accéder en toute plénitude.

Parmi les représentants de ces peuples, qui avaient parcouru des milliers de kilomètres pour faire entendre la voix de leurs compatriotes à Versailles, un certain Nguyên Tat Thanh – qui se ferait connaître, une vingtaine d’années plus tard, sous le nom de Hô Chi Minh – espérait pouvoir enfin obtenir la libération de l’Indochine de l’emprise coloniale française. Comme lui, bon nombre de délégués s’en retournèrent chez eux avec amertume et colère, leurs revendications n’ayant été en aucune façon prises en compte par les puissances impérialistes occidentales, encore et toujours placées en position de force.

En cela, on peut dire que le Traité de Versailles, dont le poison qu’il contient continue de rendre malade notre monde d’aujourd’hui, montre avec éclat de quelle façon les longues et difficiles négociations qui ont précédé sa ratification, et dont on attendait qu’elles se fondent sur des règles de justice et d’équité, pour avoir les meilleures chances d’assurer au monde une paix durable, n’ont été en réalité que le moyen, pour les vainqueurs, d’imposer leur propre paix aux vaincus.

Combien de pays, bien au delà de l’Europe, ont été criminellement trahis par de prétendus grands défenseurs des Droits de l’Homme ? Les Droits de l’Homme ! le Bien-être de l’Humanité ! … Voilà, certes, qui est du plus bel effet sur un parchemin, ou sur le frontispice des grands monuments, mais en pratique, dans la réalité de la vie des peuples, qu’est-ce que cela peut bien donner ?

Pour le savoir, reprenons cet infâme Traité de Versailles en main pour l’ouvrir à la page 19, là où se trouve l’article 22 du Pacte des Nations : il est fondamental, car il nous montre en quoi certaines nations étaient tout à fait désignées pour exercer « de plein droit » leur souveraineté … sur certaines parties du monde :

Les principes suivants s’appliquent aux colonies et territoires qui, à la suite de la guerre, ont cessé d’être sous la souveraineté des États qui les gouvernaient précédemment et qui sont habités par des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne. Le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation, et il convient d’incorporer dans le présent pacte des garanties pour l’accomplissement de cette mission.

Or, selon le même article, il se trouve que « la meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité (…) ».

Difficile d’être plus clair … Et même si, comme l’indique le même article dans son troisième paragraphe, « certaines communautés, qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue … », il n’en est pas moins vrai  que cela ne peut l’être, d’abord, que « provisoirement », et ensuite, qu’ « à la condition que les conseils et l’aide d’un mandataire guident leur administration jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules. »

On n’est jamais trop prudent !… Sachant, surtout, que le sous-sol des territoires où vivaient ces communautés était particulièrement riche en … pétrole ! Car, même si celles-ci bénéficiaient d’un peu plus de jugeote que les autres, étaient-elles vraiment capables de gérer leur considérables ressources, sans les précieux conseils que les occidentaux étaient en mesure de leur prodiguer en vertu du mandat qui leur serait conféré ?

Au sortir de la Grande guerre, le mandat devait donc constituer, pour les puissances impérialistes occidentales, Grande-Bretagne en tête, l’outil institutionnel idéal qui leur donnerait toute latitude de s’immiscer dans les affaires de leur mandant, pour mieux exploiter ses ressources à leur profit … Avec la bénédiction, il faut y insister, d’une Société des Nations, pourtant chargée de rendre possible la coopération entre les peuples, et par là d’assurer la sécurité collective : en réalité, plutôt qu’à les éradiquer, elle ne contribuerait au contraire qu’à faire croître les graines de la discorde.

Car, comment des peuples auraient-ils pu se remettre sans dégâts d’une mainmise étrangère – validée par le droit international ! – sur leurs institutions et, par là même, sur leurs ressources, mainmise assortie de cette fausse promesse (et pour cause) que leur seraient garantis, pour l’avenir, ce « bien-être » et  ce « développement » que seul le sacro-saint modèle de civilisation occidental était prétendument capable de promouvoir.

Il n’y a qu’à bien regarder toutes ces guerres qui perdurent de par le monde aujourd’hui encore, pour vérifier à quel point ce modèle a décidément failli – et qu’il ne pouvait que faillir – à ses promesses.

Christine Cuny

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