Par Christine Cuny − Janvier 2019
Il faut rappeler que le mouvement des Gilets Jaunes s’est mis en branle à la suite de, et en réaction contre, la flambée du prix du carburant. Or, n’oublions pas qu’au-delà de l’essence qui permet aux « citoyen(nes) » de se déplacer quotidiennement pour aller travailler, et des différents produits dérivés qui pourvoient à un grand nombre de leurs besoins matériels, il y a un élément primordial : c’est l’or noir.
Pour mettre en lumière le rôle essentiel que celui-ci occupe désormais dans l’existence d’un peuple dit « civilisé » comme le nôtre, et la façon dont il continue à impacter des relations internationales qui, malgré l’existence d’organisations censées neutraliser les conflits, restent marquées par l’instabilité, il nous est nécessaire de revenir une fois de plus à la guerre de 1914-1918. Car, si sur le plan humain elle fut un désastre à jamais irréparable, il faut redire à quel point elle s’est révélée à l’inverse, le moyen, pour certaines puissances engagées dans le conflit, de s’assurer un véritable triomphe politique et économique pour le présent, mais aussi pour le futur.
Le pétrole, en particulier, y avait gagné son titre de gloire en apportant sa contribution à la résolution d’un conflit qui perdurait depuis quatre ans, à tel point que lors d’un banquet organisé à Londres, le 21 novembre 1918, Lord Curzon, ministre britannique des affaires étrangères, avait déclenché de vifs applaudissements dans l’assistance en déclarant, dans un discours enflammé :
« Tous les produits du pétrole – l’huile combustible, l’essence-aviation, l’essence-moteur, l’huile de graissage, etc., etc. – ont eu une part égale d’importance dans la guerre. En vérité, l’avenir dira que les alliés ont été portés à la victoire sur des flots de pétrole ! ».
Métaphore qui n’avait rien d’exagéré car, si l’on en croit William Engdahl dans son ouvrage Pétrole, une guerre d’un siècle :
« En 1914, au début de la guerre, l’armée française disposait de 110 camions, 60 tracteurs et 132 avions. En 1918, quatre ans plus tard, les chiffres étaient de 70 000 camions, 12 000 avions tandis que les Britanniques et dans les derniers mois les Américains, engageaient au combat 105 000 camions et plus de 4 000 avions. L’offensive finale anglo-franco-américaine sur le front occidental consomma la quantité stupéfiante de 12 000 barils de pétrole par jour. »
Placés devant la nécessité d’assurer l’approvisionnement de quantités colossales de pétrole pour le transport des troupes et des équipements, et pour la fabrication d’explosifs, les États des pays belligérants avaient dû en prendre directement le contrôle et la gestion, comme ils avaient été contraints de le faire, pour tout ce qui était indispensable à la poursuite de la guerre en vue de la victoire, ce qui, par ailleurs, était tout à fait inédit en matière d’intervention économique.
Or, de ce côté-là, Lord Curzon, porte-parole des Britanniques, ne pouvait que se féliciter des résultats tout à fait satisfaisants qui avaient été obtenus :
« Nous avons eu à exercer d’une façon tout à fait stricte les pouvoirs de l’État, en prenant en mains le contrôle de plusieurs produits essentiels à la vie nationale. Parmi ces produits nationaux et internationaux, le plus important fut le pétrole. »
Et pour cause… La Grande Bretagne, dont la suprématie économique n’avait jusque-là jamais été démentie, avait fini par s’inquiéter de la montée en puissance des États-Unis, en raison de leurs capacités de production du précieux combustible. Ainsi se préparait un changement majeur dans les rapports de force internationaux que la guerre avait par ailleurs confirmé, les champs pétrolifères étasuniens ayant fourni 80% des besoins en pétrole des Alliés. Dans la mesure où le pétrole était susceptible de supplanter le charbon, dont la Grande-Bretagne avait été jusqu’à présent le principal producteur et pourvoyeur, l’hégémonie de l’Empire britannique était plus que jamais menacée.
À ce propos, William Engdahl remarque que l’ « on évoque (…) rarement le fait que bien avant 1914, les objectifs stratégiques géopolitiques de la Grande-Bretagne n’impliquaient pas seulement l’écrasement de son grand rival industriel allemand, mais aussi, par le moyen de la conquête, la garantie d’un contrôle britannique incontesté sur ces précieuses ressources pétrolières qui depuis 1919 s’étaient imposées comme la matière première stratégique indispensable au développement économique. »
Obnubilés, jusque dans leurs relations avec les autres puissances, par la préoccupation de préserver, coûte que coûte, les intérêts fondamentaux liés à la pérennisation de leur domination économique sur le monde, les Britanniques ne se montraient guère plus tendre avec leurs « alliés » qu’avec leurs rivaux déclarés…
Si l’on en croît William Engdahl,
« Tandis que la France et l’Allemagne étaient occupées à s’entretuer dans une boucherie sanglante et inutile le long de la ligne Maginot, la Grande-Bretagne déplaçait plus de 1 400 000 de ses soldats, un nombre étonnant, vers le théâtre oriental. »
Faut-il donc le redire ? La guerre de 1914-1918 a eu comme élément déclencheur bien autre chose que l’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie par un obscur « fanatique » serbe, et elle avait une tout autre motivation que la prétendue défense des peuples et de leurs territoires : ses véritables buts étaient secrets, parce qu’en réalité inavouables. William Engdahl nous en donne un aperçu qui ne peut que nous glacer le sang…
« L’examen des véritables relations financières entre les principaux intérêts en guerre révèle un extraordinaire arrière-plan de crédits secrets associés à des plans détaillés pour ré-allouer, après la guerre, les matières premières et la richesse matérielle du monde entier et particulièrement les zones de l’Empire ottoman qui étaient réputées receler des réserves pétrolières. »
Et la France dans tout cela ? Paraît-il qu’elle manquait de pétrole : pourquoi donc n’aurait-elle pas tenté de profiter des marrons que sa chère « alliée », la Grande-Bretagne, aurait bien voulu tirer du feu (pour ses beaux yeux ?) du côté de l’Empire ottoman ou encore, et ce qui était bien plus près, dans les colonies qu’il suffirait de rafler au « barbare teuton » ? …
Pour William Engdahl,
« …rien mieux que l’accord secret signé en 1916, au plus fort de la bataille, ne démontre les objectifs cachés des puissances alliées contre les puissances centrales regroupées autour de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie et de la Turquie ottomane lors de la guerre de 1914-1918. Les signataires en étaient la Grande-Bretagne, la France et plus tard l’Italie et la Russie tsariste. »
En fait, comme le constate le même auteur, aucune guerre n’avait jusqu’alors révélé aux grandes puissances « l’importance primordiale de l’approvisionnement pétrolier pour le futur de la sécurité militaire ou économique ». En apposant sa signature sur l’accord secret Sykes-Picot censé lui garantir sa part d’or noir, grâce à un dépeçage en règle des régions productrices, la France conclurait un pacte d’infamie dont elle continuerait, un siècle plus tard, à subir des effets lourds de conséquences.
Car, pendant que le peuple français semble n’être préoccupé que par le prix du carburant et par les taxes qui le grèvent, la guerre n’a toujours pas lâché prise dans ce Moyen Orient si convoité où, tout là-bas, en Syrie et en Palestine, d’autres peuples continuent de s’entretuer ou bien, quand ils le peuvent, de s’exiler pour préserver leur vie.
Est-ce donc vraiment si loin, que cela nous touche si peu, nous les Français(es) qui croyons encore pouvoir nous porter garant(e)s de ce beau pays des Droits de l’Homme et du … Citoyen ?
Christine Cuny
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