L’Union européenne et les États-Unis veulent, par des moyens coercitifs, forcer la Libye à reconnaître le gouvernement d’union nationale, aiguisant ainsi les contradictions internes.
Par Knut Mellenthin – Le 24 mars 2016 – Source junge Welt
Le diplomate allemand Martin Kobler a de nouveau exhorté le gouvernement d’union nationale en exil à Tunis, à installer son siège dans la capitale de la Libye, Tripoli. Cela devrait se passer «très vite», a recommandé l’envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies, mardi [22 mars] dernier, lors d’une conférence de presse à Tunis. Selon le quotidien en langue anglaise Libya Herald, Kobler a dit que si «les Libyens» ne s’occupent pas bientôt eux-mêmes des problèmes de terrorisme dans leur pays, «d’autres prendront la situation en main». En même temps, il a préconisé que le chef militaire Khalifa Haftar, qui a son quartier général dans la ville de Benghazi, «fasse partie de la solution», en particulier pour reconstituer les forces libyennes.
Kobler a participé à Tunis à une rencontre des pays voisins de la Libye – la Tunisie, l’Algérie, l’Égypte, le Tchad, le Niger et le Soudan. Eux aussi ont poussé le prétendu gouvernement d’union nationale à un déplacement rapide. Le ministre tunisien des Affaires étrangères Khemaies Jhinaoui a aussi envisagé d’apporter aide et soutien à cette entreprise, sans concrétiser son offre. Kobler a aussi évité jusqu’ici de s’exprimer publiquement sur les circonstances de ce déménagement qu’il réclame en permanence. On peut supposer qu’il s’agirait là d’une opération militaire risquée, puisque le gouvernement de l’opposition à Tripoli et une partie des milices qui y sont stationnées, ont annoncé une «résistance extrême» et, si nécessaire, «une guerre de longue durée», au cas où le gouvernement en exil tenterait de s’établir dans la capitale libyenne. Dimanche soir et lundi, des affrontements ont eu lieu pendant des heures au centre de Tripoli, opposant deux milices, dont l’une s’est rangée aux côtés du gouvernement d’union nationale. Ce dernier ne dispose pas de ses propres forces armées, mais devrait s’appuyer sur une alliance encore à former entre les milices disposées à coopérer.
Kobler a coutume d’affirmer qu’une «majorité écrasante» des Libyens soutient déjà le gouvernement d’union nationale, car ils sont désespérés en raison de la grave crise politique et économique, des salaires non versés, des coupures de courant électrique et des services de santé totalement défectueux. Mardi, le diplomate allemand a même affirmé que cela concernait environ 80% de la population, mais il n’a même pas pu se fonder sur les résultats d’une enquête. Il n’y a pas de raisons objectives de faire confiance au gouvernement en exil, à la tête duquel se trouve un politicien pratiquement inconnu, et qui par ailleurs manque de grands noms, pour cause d’absence de réalisations propres. Mais sans doute de nombreux Libyens espèrent-ils qu’après qu’il se sera installé et aura commencé à travailler, le soutien occidental à grande échelle suivra et les fonds bloqués, qui atteignent des milliards, seront enfin libérés. Ceux-ci se montent à 67 milliards de dollars environ, et ont été gelés à l’étranger depuis le renversement de Mouammar Kadhafi en 2011. Les banques centrales des gouvernements concurrents à Tripoli et Tobrouk plaident depuis des mois pour récupérer cet argent devant un tribunal de Londres. La rétention de l’argent est en même temps un moyen essentiel avec lequel l’Union européenne et les États-Unis font pression sur la population libyenne pour la contraindre à reconnaître le gouvernement d’union nationale.
Le système de santé est particulièrement touché par la crise. Plus de 40% des services médicaux du pays ne sont plus fonctionnels. La part des hôpitaux fermés ou «partiellement effondrés» est estimée entre 60% et 70%. Plus d’un million d’enfants courent le risque que trop peu de vaccins soient disponibles à cause du manque d’argent. La mortalité infantile a considérablement augmenté. Il manque trois millions de dollars par jour, qui seraient nécessaires pour importer les médicaments nécessaires de toute urgence. Sur les quelque 6.3 millions d’habitants du pays, 2.44 millions auraient besoin d’une forme quelconque d’aide humanitaire, selon une évaluation des Nations Unies réalisée en octobre 2015. En même temps, les Libyens sont dans l’insécurité à cause d’une crise bancaire. De nombreuses banques sont fermées. D’autres ne paient plus que des montants de 500 dinars au maximum, soit l’équivalent de 320 euros. D’autre part, la crise exacerbe les contradictions sociales, notamment entre les groupes armés, dont certains peuvent à peine payer leurs combattants et qui ont de plus en plus tendance à se procurer de l’argent et d’autres moyens d’existence en recourant à la violence.
Les deux gouvernements rivaux à Tripoli et à Tobrouk, avec leurs Parlements respectifs, ont entre-temps convenu, pour des raisons tout à fait différentes, de ne pas reconnaître l’autorité du gouvernement d’union nationale. Il est déjà visible aujourd’hui que l’intervention massive de l’Union européenne et des États-Unis n’a pas contribué à la réconciliation, mais a durci les fronts existants et en a créé de nouveaux. Ainsi, les milices influentes et les municipalités largement autonomes doivent prendre position pour ou contre le gouvernement qui siège à Tunis. Le risque d’une guerre des milices à l’issue incertaine menace précisément Tripoli, si le gouvernement d’union nationale cherche vraiment à se fixer ces prochains jours. Cela pourrait être pris par les pays de l’Otan comme une occasion d’intervenir comme de prétendus sauveurs et d’envoyer des milliers de soldats dans la capitale libyenne en tant que force de maintien de la paix. À cela s’opposent toutefois des expériences historiques, en particulier l’échec de l’intervention occidentale à Beyrouth au début des années 1980.
Knut Mellenthin
Portrait de l’arbitre impartial
Depuis le 17 novembre 2015, le diplomate allemand Martin Kobler est l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations Unies en Libye. Pour son prédécesseur Bernardino León, ce travail a déjà été très bien payé. Après la fin de son activité de médiation, il a repris la direction de l’Emirates Diplomatic Academy [Académie diplomatique des Émirats] à Abu Dhabi. C’est un think tank fondé en 2014 qui, outre la formation de diplomates, doit également promouvoir la politique étrangère et les relations stratégiques des Émirats arabes unis. Son salaire, selon des évaluations de la presse, tourne autour de 50 000 dollars par mois. León avait déjà commencé à négocier les conditions de son nouvel emploi depuis juin 2015, donc parallèlement à ses discussions avec les parties au conflit en Libye.
Conformément à son contrat avec les Nations Unies, le diplomate espagnol aurait dû travailler en Libye en tant qu’intermédiaire et modérateur neutre. Mais les Émirats sont engagés de manière extrêmement unilatérale dans ce pays d’Afrique du Nord. Ils ne soutiennent pas seulement le gouvernement de Tobrouk, mais aussi le chef militaire Khalifa Haftar, qui est officiellement le commandant suprême des forces armées de Tobrouk depuis 2014 et conduit celles-ci comme une armée privée. Les Émirats font partie du peloton de tête des États qui fournissent des armes aux parties au conflit libyen. Ce faisant, ils violent l’embargo que le Conseil de sécurité des Nations Unies a imposé en 2011. Un rapport de l’ONU encore non publié, qui a fait l’objet d’un article dans le Wall Street Journal le 10 mars, accuse, outre les Émirats, également l’Égypte et le Soudan, d’avoir livré du matériel de guerre au gouvernement de Tobrouk et à Haftar. La Jordanie doit avoir joué le rôle d’escale. Le gouvernement d’opposition à Tripoli a reçu des armes de la Turquie, selon l’article.
Le Conseil de sécurité des Nations Unies ne s’est pas occupé jusqu’ici des violations documentées de l’embargo. La conception particulière de la neutralité politique de la part de León, l’ancien envoyé de l’ONU, n’est visiblement pas un problème.
Traduit par Diane, vérifié par jj, relu par Diane pour le Saker francophone