Par M.K. Bhadrakumar – Le 27 décembre 2025 – Source Indian punchline
Le Pentagone a déployé des avions d’opérations spéciales, des troupes et du matériel dans la région des Caraïbes près du Venezuela, ont rapporté le Wall Street Journal et d’autres médias le 23 décembre. Une force importante s’est amassée à Porto Rico, qui sert traditionnellement de plaque tournante essentielle pour les opérations de ravitaillement en carburant, de réapprovisionnement et de surveillance.
La 27e Escadre d’Opérations spéciales et le 160e Régiment d’Aviation d’Opérations spéciales déployés dans les Caraïbes sont spécialisés dans le soutien des missions d’infiltration et d’extraction à haut risque et fournissent un appui aérien rapproché tandis que les Rangers de l’Armée sont chargés de s’emparer des aérodromes et de protéger les unités d’opérations spéciales telles que Delta Force lors de missions de destruction ou de capture de précision.
Une photo satellite publiée cette semaine par la société privée chinoise de renseignement aérospatial Mizar Vision montrait la flotte de F-35 de l’US Air Force. Les quelque 20 avions de combat comprennent un mélange de F-35A et de F-35B du Corps des marines des États-Unis. Ces déploiements suggèrent que des forces sont prépositionnées pour une action potentielle.
L’administration Trump fait fi de la véhémence de l’opinion mondiale contre toute violation de la souveraineté du Venezuela, qui s’est véritablement reflétée lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations Unies la semaine dernière pour discuter de la présence militaire accrue des États-Unis dans la mer des Caraïbes et de l’application d’un blocus maritime de facto du Venezuela.
L’administration Trump a lu dans le marc de café que ni la Russie ni la Chine n’offriraient au Venezuela autre chose que de la rhétorique pour contrer l’agression américaine. La porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, lors d’un point de presse jeudi, a demandé à faire preuve de retenue pour “empêcher les événements de glisser vers un scénario destructeur”, tout en exprimant son soutien à Caracas.
Quant à la Chine, bien qu’elle soit le premier partenaire commercial de l’Amérique du Sud et bien qu’un changement de régime à Caracas nuirait certainement aux intérêts vitaux de la Chine, Pékin se méfie de tomber dans un piège géopolitique.
Moscou et Pékin gardent en vue le contexte plus large de la projection de puissance mondiale des États-Unis. Pour la Russie, le rôle des États-Unis au cours des deux prochaines années deviendra très crucial pour parvenir à un règlement durable en Ukraine. Quant à la Chine, la matrice est plus compliquée.
En décembre, Beijing a publié un autre document d’orientation sur l’Amérique latine et les Caraïbes, le troisième d’une série, projetant un programme affirmatif pour une relation institutionnalisée, élargie et élevée avec les pays de l’ALC, reflétant l’engagement croissant de la Chine avec l’hémisphère occidental et son approche de plus en plus globale affirmant l’intention de la Chine de continuer à construire un ordre mondial alternatif.
Le récent document de Stratégie de sécurité nationale publié par la Maison Blanche ne désigne pas la Chine comme la plus grande menace pour les États-Unis, mais il indique néanmoins que le gouvernement américain maintiendra une armée capable de dissuader les ambitions chinoises sur Taïwan par des moyens militaires. En d’autres termes, cela a envoyé des signaux mitigés à la Chine.
D’une part, les États-Unis semblent donner moins d’importance à la concurrence avec la Chine, mais d’autre part, l’administration Trump n’a pris aucune mesure significative pour indiquer un désengagement en Asie.
Encore une fois, d’une part, il y a eu une imprudence colossale dans la politique chinoise de Trump en imposant des droits de douane à la Chine qui a une économie puissante capable de représailles sévères ; il a également approuvé une énorme vente d’armes d’une valeur d’environ 11 milliards de dollars à Taïwan, dont des lance-roquettes avancés, des obusiers automoteurs et une variété de missiles — un accord qui, selon le ministère taïwanais de la Défense, aidera l’île à “construire rapidement de solides capacités de dissuasion”.
D’autre part, il y a aussi une obséquiosité stupéfiante de la part du président Trump, comme l’indique la vantardise d’un « G2« , les exportations de puces avancées vers la Chine et une permissivité pour permettre à Tik-Tok de rester ouvert à des conditions favorables, etc…
Pékin craint que Washington ne tente de l’attirer dans un faux sentiment de sécurité avec sa rhétorique et un changement géopolitique apparent, elle reste donc prudente.
Cependant, Pékin ne peut que prendre en compte la « vue d’ensemble » également, à savoir que Trump pousse les Amériques vers un ordre géoéconomique à somme nulle dans lequel les États-Unis s’attendent à ce que le monde reconnaisse ce qui est testé ici – une tentative manifestement coercitive de réorganiser les ressources et l’alignement financier de la région.
Les poids lourds de la région – le Brésil et le Mexique – s’y opposent ouvertement. Le président brésilien Lula da Silva a averti qu’une intervention armée serait une “catastrophe humanitaire” et un “dangereux précédent pour le monde« . De même, la Mexicaine Claudia Sheinbaum a proposé sa médiation, cherchant à empêcher un retour à l’ère de la « diplomatie de la canonnière« .
Cette tension menace de transformer le continent sud-américain en théâtre d’une Nouvelle Guerre froide. Plus précisément, le Venezuela possède les plus grandes réserves prouvées de pétrole au monde, et il les a utilisées pour construire une forteresse financière en partenariat avec Pékin. Selon le modèle des « Prêts contre pétrole« , la Chine a injecté plus de 60 milliards de dollars au Venezuela alors que ce dernier a payé cette dette non pas en dollars, mais en barils physiques de brut.
Par un blocus naval, les États-Unis tentent de démanteler cet accord et le système de paiement sans dollar construit autour de lui. Une autre histoire raconte que Washington pourrait également essayer de faire pression sur les prix mondiaux et de presser des rivaux pétroliers comme la Russie et l’Iran.
Ce qui est souvent négligé, c’est que le conflit actuel des États-Unis avec le Venezuela – comme les problèmes de l’Ukraine ou de Taïwan – n’est pas venu de nulle part. Pour comprendre le conflit actuel, il faut aller au-delà de la géopolitique du pétrole ou de la philosophie politique libertaire ou du trafic de drogue.
Les choses ont commencé à changer lorsqu’un changement anti-américain a commencé à être remarqué à Caracas pendant la présidence de Barack Obama, lorsque la plupart des Républicains avec une forte base politique parmi les migrants vénézuéliens et leurs descendants en Floride – une circonscription politique importante pour Trump, d’ailleurs – ont commencé à sentir que le Venezuela était en passe de devenir un pays fortement anti-américain et un centre d’influence pour la Chine, entre autres, dans la région.
L’arrivée au pouvoir de Nicolas Maduro n’a fait que renforcer cette conviction. Autant dire que ni le trafic de drogue ni les migrations ne peuvent expliquer la détérioration actuelle de l’attitude des États-Unis. Seuls 10 à 20% des substances illégales introduites en contrebande aux États-Unis proviennent en réalité du Venezuela ; quant aux principales routes de migration elles ne passent même pas par le Venezuela.
La perception de la menace concerne principalement la position anti-américaine de Maduro, ainsi que sa coopération croissante avec l’Iran, la Russie et la Chine. Les choses sont arrivées à un point tel que la seule option laissée à Washington est d’utiliser la force militaire – un peu comme le « moment russe » du 22 février 2022 en Ukraine.
Ce qui enhardit l’administration Trump, c’est un changement clair dans l’hémisphère occidental, un continent qui avait été peint en rouge sur les cartes politiques pendant une grande partie des deux dernières décennies. Les forces de gauche n’ont pas remporté une seule élection présidentielle en Amérique latine cette année. Les idées et les priorités politiques conservatrices gagnent du terrain. Trump a encouragé cette tendance et se réjouit à son tour que l’un après l’autre, ceux qui l’admirent, le flattent et même l’imitent soient élus.
Un autre facteur est l’effondrement du Venezuela. Le paradoxe est que les définitions traditionnelles de la gauche et de la droite deviennent obsolètes. Si le Venezuela est loin du socialisme, le Salvador est loin du capitalisme pur. Dans les deux cas, l’État fonctionne sous une forme d’autoritarisme kleptocratique à la recherche de rente.
Cela dit, alors que le renversement du gouvernement Maduro est l’objectif déclaré de Trump, il craint également – et à juste titre – qu’une confrontation militaire ne devienne incontrôlable et que l’échec ne lui colle pas à la peau, tout comme le retrait d’Afghanistan colle à celle de Joe Biden. Le meilleur espoir de Trump étant que Maduro baisse simplement la tête.
Mais Maduro n’est pas obligeant. Et le Venezuela est 2,75 fois plus grand que le Vietnam, et plus de la moitié de sa masse continentale est couverte de forêts. Il est évident que les conseils du Kremlin étaient empathiques lorsqu’il a lancé un appel personnel extraordinaire à Trump :
La Russie attend du président des États-Unis Donald Trump qu’il démontre son sens du pragmatisme et sa raison en trouvant des solutions mutuellement acceptables conformes au droit et aux normes internationaux.
Mais la géopolitique est un jeu violent et il devient parfois nécessaire de lâcher les chiens de guerre. C’est ce que le Kremlin a fait en Ukraine, après tout.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.