Par Jean-Luc Baslé – le 17 avril 2023
L’article du Washington Post du 10 avril 2023 a fait l’effet d’une bombe : des documents ultrasecrets sur la guerre en Ukraine seraient sur la toile. Trois jours plus tard, le New York Times déclare que le coupable, un membre de la garde nationale aérienne du Massachussetts âgé de 21 ans, a été arrêté. Cette affaire a donné lieu à un vif débat dans les cercles politiques, non seulement sur le contenu des révélations, mais aussi sur la fuite elle-même. Est-ce une vraie fuite ou a-t-elle été fabriquée ? L’analyse permet de conclure que cette fuite est réelle et, qui plus est, qu’elle prend son origine dans les services secrets américains ! Comment cela se peut-il et comment en être sûr ? Un témoignage et un article répondent à ces questions, et annoncent peut-être l’agonie du néoconservatisme et une ère nouvelle.
Le témoignage de Larry Johnson, ancien membre de la CIA, est limpide : le niveau d’habilitation requis pour accéder à ces informations est telle qu’elles émanent nécessairement des services secrets américains. Cela pose question. Comment expliquer que des personnes en charge de la sécurité des États-Unis se livrent à de tels crimes au regard de la loi américaine ? Parce la situation en Ukraine est catastrophique. Non seulement l’armée ukrainienne a subi des pertes en hommes et en matériel considérables, mais le pouvoir ukrainien est corrompu au point qu’il n’est plus possible de l’ignorer. Les impôts américains remplissent les poches des oligarques et généraux ukrainiens. Excédés par cette situation et le refus du gouvernement de reconnaître la situation pour ce qu’elle est – à preuve le témoignage de Lloyd Austin, ministre de la défense, affirmant devant une commission sénatoriale que l’Opération militaire spéciale russe est sur le « déclin » alors que pour tout soldat russe tué sept ukrainiens meurent – les lanceurs d’alerte ont décidé d’agir. La priorité n’est pas de lancer une contre-attaque ukrainienne, comme le souhaite Washington, mais de trouver une issue à ce conflit.
C’est précisément ce que recommandent Richard Haas et Charles Kupchan dans leur récent article, publié par Foreign Affairs – le magazine quasi-officiel de la politique étrangère américaine. Pour éviter que la guerre ne se prolonge inutilement, ils proposent un cessez-le-feu sous les auspices des Nations unies, suivi de négociations directes entre l’Ukraine et la Russie. Ces négociations s’inscriraient dans un cadre plus large dont l’objet serait la création d’une architecture de sécurité européenne afin d’éviter une nouvelle course aux armements. Les sanctions économiques pourraient être en partie levées si la Russie acceptait un cessez-le-feu.
Émanant de deux membres éminents de la classe politique américaine, ces propositions sont la condamnation de la politique d’hégémonie mondiale américaine, connue sous le nom de Doctrine Wolfowitz, du nom de son créateur, Paul Wolfowitz qui la formula en 1992 alors qu’il était sous-secrétaire à la défense, et qui devait faire des États-Unis le maître incontesté du monde. D’impérialiste depuis Teddy Roosevelt, la politique américaine devenait hégémonique. Le néoconservatisme était né. George Bush père qualifiait ses adeptes de « cinglés du sous-sol » (de la Maison Blanche). Professeur émérite de l’université de Chicago, John Mearsheimer, en dénonça l’ineptie sans résultat. Peu à peu, elle s’imposa comme ligne directrice de la politique étrangère, et explique pour partie les opérations militaires au Moyen Orient, en Yougoslavie, et plus récemment en Ukraine. Les propositions de Richard Haas et de Charles Kupchan sonnent le glas de cette vision du monde.
Mais, elles vont plus loin. En reconnaissant la nécessité d’une « architecture de sécurité européenne » dont il est fait état dans le projet de traité que Moscou soumit le 15 décembre 2021 à Washington, elles contiennent en germes la disparition de l’Otan et de l’Alliance atlantique avec lesquelles cette architecture est incompatible. Lors de son discours aux ambassadeurs en août 2019, Emmanuel Macron avait évoqué cette « architecture de sécurité européenne », expression qu’il reprit sous une forme amendée dans un entretien aux « Echos ». L’acceptation de ces propositions par Washington et Moscou signifierait non seulement la fin du conflit ukrainien mais aussi la normalisation de leurs relations avec en point de mire l’émergence d’une Europe neutre et indépendante, les États-Unis se focalisant sur l’Océan pacifique – leur mare nostrum, comme ils le faisaient du temps de Teddy Roosevelt et de ses successeurs. Ce serait une ère nouvelle – une ère de paix ou, à tout le moins, de moindre tension dans les relations internationales.
Jean-Luc Baslé
Jean-Luc Baslé est ancien directeur de Citigroup (New York). Il est l’auteur de « L’euro survivra-t-il ? » (2016) et de « The International Monetary Système : Challenges and Perspectives » (1983).