Levez-vous, les prisonniers de la sémantique ! 1/2


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Par Dmitry Orlov – Le 29 août 2017 – Source Club Orlov

Est-il possible qu’une personne soit asservie par un mot ? Difficilement, à moins que la personne ne soit complètement idiote. Mais quand il s’agit de grands groupes de personnes – plus c’est grand, mieux c’est – le phénomène est endémique. Quelques syllabes en latin, si elles sont placées sur un piédestal assez élevé, entourées d’un échafaudage d’autres mots formant une idéologie et transformées en mantra par les techniques habituelles d’endoctrinement, peuvent maintenir une vaste population asservie pendant des périodes historiquement significatives. Certains de ces mots finissent dans le suffixe « isme » – communisme / socialisme / capitalisme, féminisme – mais pas tous, parce qu’il y a aussi « patriarcat », « dette », « genre » et « race ». Vous sentez vous asservi par eux ? Dans l’affirmative, lequel de ces mots trouvez-vous particulièrement asservissant ?


Dans chaque cas, le mécanisme d’asservissement est basé sur le langage, dont le développement est à la fois l’avancement cognitif majeur réalisé par l’espèce humaine et sa chute. La langue humaine est fantastiquement puissante. Elle permet la communication, à la fois instantanément dans un groupe et, avec un certain effort, dans l’espace et (unidirectionnellement) dans le temps. Elle soutient l’accumulation de connaissances dans l’artisanat, les arts et la science.

Mais elle a également un défaut majeur : elle ne permet pas de distinguer facilement le réel de la fiction, ou le concret de son abstraction. Lorsque les compréhensions réussissent après de nombreux essais et échecs à être codifiées dans un langage formel, elles peuvent finir par être presque complètement séparées de la réalité sur lesquelles elles étaient bâties à l’origine. Les sociétés qui se basent sur ces idéologies codifiées finissent par se séparer de la réalité et par échouer de manière catastrophique.

L’une des astuces les plus prisées des baratineurs est que la langue rend possible le remplacement des observations par ses propres souhaits. Pendant la majeure partie de l’existence humaine, le changement a été très lent – dans de nombreux cas, imperceptiblement lent – à l’exception d’un cataclysme occasionnel, comme une inondation ou une éruption volcanique. En dehors de ces incidents traumatiques, qui ont été rapidement oubliés, les gens ont observé que tout autour d’eux évolue en cycles : diurne, annuel, générationnel et ainsi de suite. Cette compréhension a permis d’élaborer des modèles complexes d’occupation et d’utilisation du paysage naturel qui était à l’état d’équilibre et pouvait durer des milliers d’années.

L’appréciation de la nature comme cyclique, et de nous en tant qu’une partie de cette nature, a donné lieu à une mentalité profondément ancrée en nous depuis de longues générations. Un individu n’était qu’un fragment momentané de l’humanité – un joueur dans une course de relais intergénérationnelle et un miroir qui reflétait les générations passées et qui formait l’image des générations futures. Dans cet état d’esprit, l’impératif principal était de simplement garder les roues en mouvement, de favoriser la conservation et la bonne intendance de la nature.

Cela a duré plusieurs siècles, mais certains défauts pernicieux de la langue humaine ont entraîné une série de corruptions. Tout d’abord, les forces de la nature, telles que le soleil, le vent, l’eau et le feu, ont été personnifiées et déifiées, et les divinités anthropomorphisées. Ce fut un dispositif narratif utile qui pouvait être utilisé pour faire avancer la compréhension des cycles naturels, mais c’était aussi le premier grand saut de l’humanité dans un domaine essentiellement fictif.

Puis, dans des circonstances perturbées et incertaines, une divinité anthropomorphisée a été séparée des cycles de la nature et attachée à la notion de parcours libérateur des difficultés et de l’oppression vers la grandeur. Comme cette grandeur était atteinte, le dieu tribal des hordes et des troupeaux (Yahweh) a été remplacé par une divinité abstraite des temples et des lois (Elohim). Une inévitable course divine à l’armement a eu lieu (je le décris dans Le type qui a créé l’univers) à la fin de laquelle une seule et même personne puissante, omnisciente, omniprésente et éternelle est restée debout. Dans un dernier acte de transformation, ce dieu, à l’origine le Dieu du Soleil, est devenu le Fils de Dieu – une simple erreur d’orthographe, vous pourriez dire.

Et avec cela, l’humanité s’est engagée sur une route vers nulle part. Le grisant récit de la libération des difficultés et de l’oppression vers une grandeur magique devait avoir un point final dans le futur. Les mises en œuvre de ce point final ont varié. Dans certains cas, un messie devait venir à un certain point signifiant la fin des temps, « juger les vivants et les morts, et dont le royaume n’aurait pas de fin », comme l’indique le Credo chrétien. Dans d’autres cas, comme l’islam, le point final était l’avènement du prophète Mahomet : le dernier prophète, après Abraham, Moïse et le Christ – et tout, juste après, serait une question d’Islam (le mot signifie « soumission ») aux règles et principes énoncés dans le Coran.

Ensuite, certains progrès de la science et de la technologie ont eu pour effet de stimuler le statut de la raison au-dessus de celui de la foi. Cela a permis un tour de passe-passe : le firmament céleste spirituel a été échangé par le domaine physique de l’espace extra-atmosphérique. Les étoiles aspiratrices et figuratives dans la phrase lapidaire originale de Sénèque par aspera ad astra (par des sentiers ardus jusqu’aux étoiles) ont été remplacées par les planètes et les étoiles littérales, astronomiques de la science-fiction. Le Messie a été remplacé par un vague personnage agnostique, parce que quelqu’un devait bien avoir tourné les boutons de la théorie standard et pressé le bouton pour déclencher le Big Bang.

Les deux grandes similitudes entre l’ancienne histoire religieuse de la délivrance divine et la nouvelle histoire scientifique d’un voyage dans les étoiles sont que les deux sont purement fictives et que, dans chaque cas, leur emprise sur l’imagination populaire a été réalisée grâce à la magie sous-jacente du langage humain et sa capacité à fusionner le concret avec l’abstrait et la fiction avec le réel. Comme pour l’ancien système, le nouveau système exigerait des miracles sporadiques pour que les croyants croient, mais maintenant, ces miracles devraient avoir une base dans la réalité : ils devraient être des miracles de la science.

Ils ont été, pour un moment, facilement disponibles : fusées, satellites automatiques, des singes, des chiens, des hommes et des femmes en orbite, quelques petits voyages sur la lune, des sondes spatiales… Quelques jouets de science-fiction, comme les « communicateurs » de Star Trek qui sont maintenant disponibles dans le magasin du coin, emballés dans des enveloppes à bulles de vinyle et à un prix si raisonnable qu’aucun écolier ne voudrait en manquer.

Mais d’autres aspects de l’histoire du progrès technologique ont fait long feu. Les moteurs de fusées utilisent encore des carburants dérivés d’hydrocarbures fossilisés (principalement du kérosène). Le vol spatial et les stations spatiales en sont encore au stade de curiosités scientifiques et de projets vaniteux pour les super-riches. Le développement des colonies spatiales et des missions interstellaires habitées reste bloqué au stade conceptuel du développement.

La croyance en un progrès sans fin et l’idée que nous nous dirigeons vers les étoiles ont toutes deux succombé à petit feu depuis longtemps, exposé avec beaucoup de détails par John Michael Greer avec la disparition du genre littéraire de la science-fiction. Dans le cas où vous ne pourriez pas lire son analyse, voici la mienne. Il a commencé avec les créations très fouillées de H.G. Wells et de Jules Verne. De là, il a exploré un certain nombre de directions qui comprenaient des romances interstellaires sordides qui ont aspiré l’argent du déjeuner hors des mains de nerds pas très futés. Il a suivi diverses convolutions de Star Trek, la série politiquement correcte inodore et insipide. Je reconnaîtrais volontiers être fan de Stanislas Lem et d’Isaac Asimov. Ce genre de science-fiction semble déjà mort maintenant, mais il y a eu d’intéressants détours en cours de route ; les frères Strougatsky étaient mes préférés.

Les grandes conquêtes de la course spatiale ont stimulé le genre ; mais alors la dure réalité d’un système solaire incapable de soutenir la vie (à part une minuscule exception) avec un univers trop vaste pour permettre un voyage interstellaire, a grandement calmé les ardeurs. Tout ce qui a survécu à ce carnage fut plutôt dépourvu de connotations scientifiques et s’est fondu facilement avec le genre de la fantaisie où, peu importe la partie de galaxie où vous vous trouvez, vous courez toujours le risque d’être attaqué par une licorne, mordu par un vampire ou empalé sur une ridicule épée ornée.

Sur la base de tout ce que nous savons aujourd’hui, l’idée que les humains pourraient coloniser l’espace semble plutôt fantasque. Nous vivons sur une boule de roche en fusion couverte d’une croute solide avec des flaques d’eau et des ruisseaux d’eau potable à sa surface et un mince voile d’air respirable. C’est juste à la bonne distance d’une étoile avec juste la bonne luminosité qui nous permet de maintenir notre température corporelle à 37 ± 2ºC. Pour rester en bonne santé, nos os nécessitent une charge accélératrice constante d’environ 10 m/s^2, et la gravité de notre planète fournit tout cela. Nous ne pouvons pas supporter une charge de rayonnement de plus de 5 rem par an, et la magnétosphère de notre planète se charge gentiment de maintenir le rayonnement solaire et interstellaire bien en dessous de cette limite. Pour respirer normalement, nous exigeons environ 100 kPa de pression atmosphérique, et des concentrations spécifiques d’azote, d’oxygène et de vapeur d’eau, et encore une fois, notre planète nous le fournit.

En dehors de notre planète, la température varie de 0ºK à 393ºK. La pression est de 0kPa. Le rayonnement est bien au-dessus des limites de sécurité. Nous avons les moyens techniques de maintenir un environnement de survie dans ces circonstances pendant de courtes périodes et à grands frais. Mais nous aurions besoin d’un temps ridiculement long pour atteindre une autre planète habitable. La vitesse interstellaire la plus élevée que nous ayons atteinte – environ 15 km/s pour le vaisseau spatial Voyager – nous amènerait à l’étoile la plus proche (Proxima du Centaure) en environ 84 mille ans. Nous ne disposons pas non plus de l’argent : si l’argent n’était pas un problème, pourquoi les Américains se glisseraient-ils en orbite avec le Soyouz russe, qui fait partie du patrimoine soviétique ?

Bref, nous n’irons nulle part. Nous sommes de petites créatures fragiles qui ont évolué en un clin d’œil astronomique, dans des circonstances très spécifiques, et qui ne survivront que dans ces circonstances. Pendant que nous subsistons sur la Terre, nous pouvons exécuter divers circonvolutions autour de la planète, grandes ou petites, mais nous ne pourrons jamais nous en échapper.

Étant conscients de ces circonstances, il n’y a que deux options. L’une revient à croire au Gars qui a Créé l’Univers, rêvant peut-être qu’IL nous offrira le paradis. Une autre est d’aller encore plus loin dans le temps selon le principe cyclique de la vie (à l’exception des calamités sporadiques auxquelles nous pouvons ou non survivre) sachant que nous-mêmes sommes une partie de cette nature cyclique.

Je préfère cette dernière option. Et si cela devient notre choix, nous devrions soit éliminer certains mots nouveaux, et certaines significations qui se sont glissées dans certains mots anciens, qui nous ont asservis. Ceux-ci se sont glissés pendant la brève période historique au cours de laquelle nous nous sommes pensés comme les passagers d’un glorieux voyage, et avons cru à la possibilité d’un progrès infini alors que nous nous sommes appâtés tout seuls avec des fantasmes d’évasion cosmiques. Je vais aborder ce sujet la semaine prochaine.

Dmitry Orlov

Les cinq stades de l'effondrementLe livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

 

Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone

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