Le soleil noir de la Beat Generation


Par Philippe Grasset − Septembre 2005 − Source Dedefensa

Chapitre 1 — Exposé et nécessité du projet. — Le film Beat. — Écrire “mon” histoire du mystère de l’Amérique par le moyen de la perception d’une génération: la Beat Generation, ou la libération par le désespoir. — New York accueille le triomphe de On the Road, de Jean-Louis Lebris de Kerouac, dit Jack Kerouac.

L’idée de ce projet […] m’est venue quatre jours avant que je n’en entame la rédaction, aujourd’hui 1er décembre 2005, dans des circonstances sur lesquelles je reviendrai, lors de l’entame précise du sujet. Si l’on me connaît un peu plus que je n’ai voulu dire de moi jusqu’ici, on jugerait que c’est une idée qui va de soi, qu’il apparaît indispensable, dans le cours de mon travail général, à mesure des étapes parcourues qui me révèlent chaque fois davantage, que je donne mon propre récit de l’Amérique ; pour être plus juste et respectueux de l’état de mon esprit, je parlerais précisément de “mon récit du mystère de l’Amérique” avant de préciser plus avant le sujet. On a rencontré à plus d’une reprise les passions ambiguës que suscite chez moi l’Amérique ; c’est une expression paradoxale que celle de “passions ambiguës”, mariant l’extrême de la passion à l’incertitude un peu molle et retenue de l’ambiguïté ; voilà le reflet indiscutable par sa justesse, sa précision, sa couleur dirais-je, voire son odeur, du sentiment général qui m’anime. L’Amérique fait naître en moi tant d’élans contradictoires, des entraînements d’une force extraordinaire que je n’attendais pas, ce que je désignerais même comme des déchaînements de l’humeur. Dans cette pensée générale de moi-même sur l’Amérique, qui s’est faite d’expériences, de perceptions, de réflexions puissantes aidées d’impulsions du Dehors, il y a un bouillonnement monstrueux dont le grondement m’effraie parfois. Dirais-je que c’est la substance même de ma vie intellectuelle, de ma recherche spirituelle, cette perspective de la mission que je dois mener à terme, avec la consigne du mystère de l’Amérique qu’il faut que j’éclaire? Il y a bien assez de cela, de cette tension de la pensée et de la perception des expériences et de l’aide venue du Dehors, pour répondre affirmativement et juger que nous sommes proches de l’essentiel.

Il faut bien poser et peser ceci, qu’on aura deviné entre les lignes tant c’est à la fois le motif de cette composition, sa rengaine, sa racine et son apothéose : l’Amérique ne m’est utile à explorer que dans la mesure où elle est un mystère, et où ce mystère c’est bien plus que l’Amérique, qu’il est enfin celui d’un temps historique qu’une certaine inclination de l’esprit ferait prendre pour le dernier. Il y a une figure géométrique profondément créatrice dans cette recherche, avec le schéma initial de l’Amérique, puis son extension qui est son mystère, enfin son résultat, mystère éclairé, qui est ce “bien plus que l’Amérique” mais qui reste lié à elle, qui est le spectacle de notre temps historique. C’est ainsi qu’il faut voir cette œuvre, avec la progression du trait de la pensée dans le plan vertical, mais en spirale jusqu’au plan horizontal finalement atteint, similaire et parallèle à celui de l’origine, comme l’on se baigne à la source originelle, qui est peut-être le plan final du mystère dévoilé. La racine et l’élan, et au bout l’appréciation d’un temps historique qui porte en lui une fatalité. Pour la rédemption, nous verrons.

J’ai mon idée qui est presque se faire une religion sur l’Amérique, qui est de l’ordre du fondamental, de la stratégie la plus haute si l’on parle en termes militaires ; j’ai mon approche pour mieux l’éclairer, avec ses penchants littéraires et le goût du mélange des genres incompatibles, et c’est mon côté tactique. Je n’exclue pas, en exploitant la seconde de rencontrer des traces lumineuses de la première, qui m’éclaireront, qui serviront à mes lecteurs. Commençons par la tactique : c’est par les écrivains que j’entends lancer les premiers coups de boutoir de l’investissement de “mon Amérique” et porter l’assaut contre son mystère. Cette méthode-là aborde le sujet par le plus haut, le plus glorieux, là où se cachent les fibres de la nation, si c’est de cela qu’il s’agit ; ou bien, plutôt, et l’on comprend ce que je suggère déjà, — les signes les plus hauts et glorieux de l’échec d’être une nation, cette tragédie horrible pour une puissance de cette sorte… Ce projet considérable, cette ambition haute commune à l’écrivain inconnu que je suis devenu et au mémorialiste que je prétends être désormais, c’est le 26 novembre 2005 qu’ils se concrétisent. Au soir du jour, dans le calme d’une grande maison devenue familiale, nous choisissons de regarder un film, Beat, réalisé en 2000 par le cinéaste américain Gary Walkow.

J’ai toujours considéré avec réticence les tentatives hollywoodiennes de s’accaparer l’aventure de la Beat Generation. J’avais entendu ou lu quelques mots sur la fureur de Jack Kerouac, découvrant le film The Subterraneans, tourné en 1960 d’après son livre éponyme, où George Peppard, cet acteur d’une grande beauté imperturbable et sans vie, sans couleur ni saveur, sans nationalité, sans identité, tenait le rôle de l’écrivain Percepied, prétendument Kerouac lui-même… Drôle de salade, à commencer par le nom “Percepied”, à propos de laquelle Allen Ginsberg avait dit son dégoût, tout appétit coupé, selon un jeune commentateur du Cap, en Afrique du Sud, Bruno Morphet, rapportant : «Ginsberg hated it!». Morphet concluait que l’intérêt du film était de montrer comment Hollywood déforme et transforme un mouvement culturel et historique pour en faire une sorte de “produit consommable” par le plus grand nombre, et ainsi privé de sens et d’identité (nous reviendrons à cela) : «…but nevertheless the movie as a whole is stangely compelling in a historical sense, not as a faithful representation of Beat culture, but rather as a view on how the Beats were commoditized and became ‘Beatniks’.» Le mouvement n’était pas encore entré dans l’Histoire qu’il succombait déjà sous les coups prédateurs de Hollywood. Mais il se relève, il vit encore, il vit beaucoup plus intensément car le temps révèle sa substance cachée. (C’est là, n’est-ce pas, où ma tactique éclaire fugitivement mais puissamment la stratégie fondamentale de mon projet.)

Quarante ans plus tard, avec Beat, Walkow obtint un tout autre résultat que le mâchis que nous avait offert Hollywood. Le film m’a procuré par inadvertance, par surprise puisque je n’attendais rien et n’étais préparé à rien, la sensation précise de toucher à un aspect substantiel du mouvement. On entrevoit Kerouac, rien de plus ; le film est concentré sur le couple Burroughs. D’une façon assez inattendue, le héros du film est une héroïne, l’actrice Courtney Love qui joue avec une profondeur naturelle qui fait croire à une communion, jusqu’à l’émotion pure par instant, le rôle de la femme de Burroughs Joan Vollmer. Une autre héroïne fort peu célébrée, Joyce Johnson qui fut l’amie de Kerouac, nous décrit dans son magnifique Personnages secondaires le bien-nommé combien les femmes tenaient une place effacée dans le mouvement Beatnik. Au mieux, elles furent des comparses. Ce qu’écrivirent Johnson et la femme de Neill Cassady, ce qu’aurait pu écrire Joan Burroughs fait regretter qu’on les ait cantonnées à l’arrière-plan.

C’est justement avec elle (Joan Burroughs), dans ce film (Beat), que je ressens, bien des années plus tard combien ce mouvement libérateur et émancipateur de la Beat Generation est marqué par la tragédie d’un destin séparé et plein de désespoir à cause de cela, d’un emportement dans les dédales d’une fatalité absurde. (…Combien, en un sens, ce mouvement est infiniment fragile dans le chef de ceux qui l’animent.) La chose est montrée en bonne mesure par le sujet final du film, la fin qui restitue l’absurde jeu mortel de Burroughs, qui fut conduit à ce terme dans la réalité. Burroughs lance ou relève, je ne sais, le défi à la Guillaume Tell de toucher un verre posé sur la tête de sa femme et le ratant, logeant une balle dans la tête de Joan, la tuant sur le coup, la prenant dans ses bras avec les lamentations du désespoir, — et acquitté finalement, plus tard, toute peine contenue, de la charge de “meurtre sans préméditation” grâce à un brillant avocat. (Burroughs, héritier des machines à écrire du même nom, était soutenu par sa famille bien qu’il en fut l’excrément excommunié. Étrange destin des héritiers des machines à écrire ; avec Burroughs, il y eut James Jesus Angleton, curieux spécimen, à la fois paranoïaque des complots soviétiques, chef du contre-espionnage à la CIA limogé en 1974 parce qu’il entraînait l’Agence dans une guerre interne complètement folle, soutien des poètes américains dans le besoin, — et héritier, a-t-on dit, des machines à écrire Remington.)

Cette chute, celle de l’aventure et celle de Joan Burroughs, ferait un excellent symbole de la Beat Generation. Nous verrons cela.

Le mouvement de la Beat Generation, dont le jeune Morphet nous dit qu’il fut aussitôt “récupéré” par Hollywood, tient dans le projet que je voudrais conduire à terme de mon récit du mystère américain, une place centrale et essentielle. Le mouvement de la Beat Generation nous est nécessaire dans sa pureté et dans son impureté. C’est dans cette complexité contradictoire, à la fois pathétique et indigne, qu’il est complètement historique, et c’est la cause de mon intérêt pour lui. Il restitue l’histoire de l’Amérique dans le récit que j’en fais et il rend compte par antithèse, presque d’une manière glacée et dans tous les cas irrévocable, de la nature même de l’américanisme. Ces jeunes gens (et ces jeunes femmes, après tout) qui enflammèrent les jeunesses du monde occidental, qui firent passer le frisson de la liberté et qui firent naître l’espoir, qui inspirèrent les révoltes en en découvrant les fondements, ces enfants égarés étaient fils et filles de la tragédie, promis au destin absurde de l’auto-destruction et de l’amertume. Ils ne furent heureux à aucun moment. Ils furent très malheureux quand ils parvinrent au seuil de la réalisation de leurs ambitions artistiques et spirituelles. Il faut lire cette explication superbe dans sa vérité de Joyce Johnson, décrivant la brutale crise du caractère de Jack Kerouac lorsqu’il est investi avec tant de brutalité par la “célébrité”, en 1957. Kerouac a publié son grand livre, celui qui fera date. On the Road est aussitôt accueilli pour ce qu’il est, — une œuvre inspiré, une œuvre de rupture, aussitôt et justement comprise hors du champ littéraire, événement politique de description d’une évolution sociologique et psychologique de rupture, — une œuvre aussitôt conquise, annexée, broyée, réduite parce que finalement dangereuse, stérilisée selon la méthode générale, portée aux nues et ainsi réduite à volonté, et l’auteur avec. La “récupération” est si parfaitement accomplie que Kerouac en est abasourdi, psychologiquement hébété. «La célébrité, écrit Joyce Johnson, était un pays aussi inconnu que le Mexique, et j’étais son seul et unique compagnon [de Kerouac] en cette terre étrangère. Il avait très vite compris que les frontières de ce pays étaient hermétiques. On ne pouvait le quitter quand on avait assez de lui, mais il pouvait vous chasser quand il en avait assez de vous. Il vous ligotait, vous lapidait, vous flattait et se moquait de vous, — parfois, dans la même journée. Il vous extorquait tous vos secrets, chuchotait des insinuations blessantes derrière votre dos. Ses miroirs aux alouettes corrompaient votre existence. Il envahissait vos rêves….»

Nous voici au cœur de l’acte central de la Beat Generation, de son effet, de sa force même, qui est l’apparition du livre qui en porte toute la signification révolutionnaire, et nous sommes en même temps au cœur de son désarroi, de sa tragédie et de son désespoir, de son échec complètement inéluctable comme la fatalité de la tragédie pure. Jack est transporté d’une interview à l’autre, d’un cocktail à l’autre, d’une émission à l’autre, d’une provocation à l’autre ; soumis à des journalistes trompeurs, à des présentateurs hautains, à des femmes voraces dont l’une dit à Joyce : «Tu n’as que vingt et un ans. Moi j’en ai vingt neuf. Il faut que je baise tout de suite avec lui.» Lui, écrasé, saoul, mal peigné, le regard empli de terreur par instants, répondant au présentateur John Wingate de Nightbeat (fameux programme télé de l’époque) qui l’interroge dédaigneusement mais sans ostentation, comme cela se fait : «Dites-moi, Jack, que cherchez-vous au juste?», — lui, ingénu, perdu, désespéré : «J’attends que Dieu me montre Son visage.» On entend d’ici les éclats de rire et les ricanements, devant les téléviseurs et devant les petits fours. Plus tard, il fait faux bond à une soirée organisée pour lui par Gilbert Millstein ; il reste au lit, sans forces, «tremblant de tous ses membres» ; Joyce doit téléphoner pour l’excuser. Mais John Clellon Holmes, le poète et le critique qui écrivit le premier article sur la Beat Generation (le 16 novembre 1952 : “This Is the Beat Generation”), est venu spécialement du Connecticut pour le voir. Jack lui fait demander, toujours par Joyce, de venir le retrouver. Holmes arrive. Selon Joyce, Jack «dit à Holmes qu’il ne savait plus qui il était.»

Nous y sommes. Le système “récupère”, c’est-à-dire qu’il effectue l’opération essentielle : il éradique l’identité, il vous prive de votre être. On s’adapte ou l’on meurt, misérable et abandonné de tous, même au sommet de la gloire, — et d’ailleurs, non : surtout au sommet de la gloire, car c’est là que s’organise le tir aux pigeons. L’aventure est commune. A partir de cet inévitable épisode, Kerouac ne fut plus le même puisqu’il n’était plus lui-même. Son existence entama sa chute, terminée en 1969 par une hémorragie intestinale due à l’alcoolisme. Kerouac le conservateur, l’homme qui saluait le drapeau américain et le combat américain au Vietnam, fut le porte-drapeau des révolutionnaires qui lui succédèrent. Il hurlait inutilement qu’il refusait cette paternité. Pauvre Jack Kerouac, l’homme désespéré qui vint en juin 1965 à Paris puis en Bretagne, en même temps que je faisais mes classes de matelot dans la Marine Nationale à Brest, — lui pour trouver la trace de ces ancêtres, qui se réclamait du nom complet de Jean-Louis Lebris de Kerouac. C’est l’avis de recherche d’une identité perdue dans les siècles enfuis, d’où il sortit son dernier livre avant sa mort, Satori à Paris.

“Nous y sommes”, certes, mais vient aussitôt l’inévitable remarque : ce qu’on décrit là à New York se passe aussi bien à Londres ou à Paris, — à Paris surtout. Les petits fours, la “récupération”, le héros malheureux, l’œuvre trahie, c’est une pente commune. L’explication n’est pas dans les faits sans compassion ni dans ces scènes qui sont si communes aux activités mondaines de nos élites. Pour déterminer la différence de substance qui justifie que nous nous soyons attardés à cette scène comme à une chose significative pour notre propos, nous avons l’explication du sens de sa Mission qu’avait Jack Kerouac. (Il dit : «J’attends que Dieu me montre Son visage.» Fort bien.) Il y a dans notre démarche qui est pleine de tendresse pour l’homme et de sévérité pour l’illusion qu’il entretint en venant au cœur de la société des hommes des constats qui renvoient à la réalité, d’autres qui se nourrissent de l’interprétation, de l’inspiration et de l’intuition. En rassemblant les deux, on trouve la clef de l’entrée dans l’univers de l’énigme du mystère de l’Amérique.

Sa Mission est, pour Kerouac, la recherche de la rédemption de son Royaume sur terre. La Beat Generation propose un sens, c’est-à-dire une identité à une expérience qui n’en a aucune. Ainsi est-il de l’Amérique depuis l’origine : quel sens donner à cette chose monstrueuse qui affiche tant d’ambitions, qui s’organise, qui règle les vies communes sans qu’on comprenne le but de cette gigantesque opération, qui propose des conceptions et des moyens de vie en société d’une puissance qui bouleverse notre civilisation ? On comprend le désespoir de Kerouac, venu pour offrir un sens et un être à l’Amérique et à sa formidable activité, et aussitôt privé lui-même de ces deux choses par la machine récupératrice. A Paris, la même situation et les mêmes circonstances n’ont guère d’importance, car Paris qui est en France a un sens, dès l’origine. Que la ville soit corrompue, son milieu hypocrite, méchant et impitoyable, que les braves cœurs entreprenants s’y perdent, cela nous importe dans la mesure où nous nous attachons un instant à des destins individuels mais cela ne nous importe pas pour l’essentiel qui est le destin collectif. Les circonstances renvoient à l’écume des jours, rien de bien grave ; si le cœur illusionné est aussi un brave cœur, il saura trouver une échappatoire à la poigne de ces doigts griffus et détestables refermée un instant sur lui. Il se retrouvera en France. Quoi qu’il en soit, la France n’en perd pas le sens de son destin ni son identité. En Amérique, où n’existent ni sens ni identité, et pas plus un destin, c’est tout le contraire. C’est pourquoi nous attachons tant d’importance à la Beat Generation, jusqu’à en faire le nœud initial et le deus ex machina originel de notre démarche au cœur du mystère. La Beat Generation, par sa nouveauté, par ses ambitions, par sa destinée tragique, éclaire plus que toute autre aventure le mystère qu’il nous faut percer. A cet égard, son utilité historique est d’une force incontestable. Profitons-en.

Chapitre 2 — D’une crise l’autre, comme écrirait Céline. — La Beat Generation au milieu du siècle, comme un “pont” entre la Grande Dépression et les années 1960, jusqu’à ne plus faire qu’un. — Importance ontologique de la Grande Dépression.

On dit et on écrit bien des choses à propos de la Beat Generation. Je crois que nombre d’entre elles sont des sornettes, — comme à l’habitude mais un peu plus qu’à l’habitude. La raison de ce déplorable état de choses est que la Beat Generation est un événement qui peut être embrassé à partir de domaines très différents, où règnent la concurrence des idéologies et la passion des modes, où les conformismes sont particulièrement vigilants à prendre les mesures de la chose pour l’habiller à leur seule mesure. Si la Beat Generation est considérée comme un événement dans ce contexte et par cette voie, alors il s’agit d’un de ces “faits de société” dont raffolent les salons, une mode de jeunes gens dans une époque obsédée par la jeunesse au point d’en créer des néologismes (“jeunisme”), un prétexte à la moralisation, au sentimentalisme humanitaire, un argument de scénario racoleur, un mythe de la révolte, une référence conformiste du non-conformisme, un miroir de ce qu’on nomme l’American Dream, une bonne affaire pour l’industrie de la culture. Hors de cela c’est aussi de l’histoire, et ce domaine est l’objet principal de mon intérêt.

Avec cette approche historique qui écarte les passions immédiates, je vais emprunter un chemin différent des sentiers battus. Si l’on place la Beat Generation dans le contexte historique qui est le sien tout en observant avec compréhension la multiplicité des caractères qui la définissent, il en résulte des perspectives inattendues, contrairement à celles qui découlent des observations habituelles. Il s’agit alors d’un événement historique profondément américain, qui occupe une place de charnière, d’entraînement dans l’histoire américaine, un événement dynamique qui éclaire une histoire qui reste sans cela fractionnée, saucissonnée, et enfermée dans une vision cloisonnée et réductrice.

Je ne cache pas que j’agis dans ce cas d’abord sous le feu de l’intuition. C’est elle qui, originellement, m’a conduit à cette démarche révisionniste. Elle assigne à la Beat Generation une fonction déstabilisante, et même déstructurante de l’histoire officielle. Moi qui suis un ennemi déclaré de ce mouvement (la déstructuration) qui ravage notre temps historique, j’en use ici comme d’un outil pour forcer le schéma déstructurant, paradoxalement figée dans une immobilité déconstruite qui est celle où l’on a enfermé l’histoire américaine pour écarter toute tentative d’en percer le mystère. De même que Nietzsche se proclamait nihiliste par tactique, sans l’être en réalité bien sûr, pour vaincre le nihilisme du modernisme comme l’on dresse des contre-feux pour épuiser l’incendie, je m’empare de la tactique de la déstructuration comme l’on fait d’un marteau pour briser les schémas qui nous sont imposés par l’histoire officielle et assermentée.

Pour le cas que je fais de la Beat Generation, une phrase, que je cite souvent, m’a guidé dans mon entreprise. Elle m’a permis de donner un sens historique à l’intuition qui me porte. Je m’en sers ici et je m’en servirai plus loin, lorsqu’il s’agira d’établir une comparaison croisée et antagoniste de l’histoire américaine et de l’histoire européenne. Cette phrase ne vient pas d’un auteur de génie, et je doute que l’auteur (les auteurs, — ils sont deux) ait mesuré son poids historique. Le langage contient en soi sa puissance et sa perspective, et ceux qui l’empruntent, qui n’en sont le plus souvent que les mediums inconscients, sont aussi peu souvent capables d’en mesurer la portée. Dans Les vies parallèles de Jack Kerouac, de 1978, on explique l’émergence de la Beat Generation et la maturation de sa révolte à l’occasion de la Seconde Guerre et non à cause de la Seconde Guerre, avec cette remarque qui résume l’idée générale : «Pour ces jeunes Américains [de la Beat Generation], la guerre était le symptôme de leur pessimisme, et non sa cause première.»

Le pessimisme de la Beat Generation précède la génération elle-même. C’est une sorte de sentiment miraculeux tant il devrait apparaître comme anachronique, déplacé et infondé par rapport aux canons des courants progressistes dont on prétend que la Beat Generation les épouse peu ou prou, alors qu’en fait il en révèle la substance. La Beat Generation se forme, dans la conscience d’elle-même, avec la réunion de ces quelques garçons qu’on connaît (Kerouac, Burroughs, Ginsberg et les autres), à l’Université de Columbia (New York) en 1944-45. Pour nous Européens, et pour l’histoire officielle américaniste, c’est une génération de la guerre ; en Amérique, dans ces années-là, cela ne veut rien dire. Le temps historique en cours en 1944 n’a pas commencé en 1941 (le 7 décembre, pour être précis), malgré l’article fameux de Henry Luce sur l’American Century. Il commence par la symbolique du “jeudi noir” d’octobre 1929, il commence vraiment avec la Grande Dépression de 1931-33, il trouve son lyrisme et son “Chant du départ” avec l’élection de Franklin Delano Roosevelt (FDR) et son New Deal de 1933. La mystique des Nouveaux Temps est née et elle porte, dans des temps si durs et si catastrophiques, la promesse bientôt nécessaire d’un Optimisme dont on attend qu’il bouleverse le monde. Dès 1939-40, la guerre est en vue, et le principal souci qui anime la vision américaniste (pour une fois, les républicains d’accord avec FDR) est d’imposer au reste du monde la notion symbolique du Common Man américaniste, grâce entre autres gâteries à une version internationale du New Deal (le vice-président Wallace sera un infatigable commis-voyageur de FDR de cette proposition jusqu’à son éviction de 1944). Dans cette séquence vue du point de vue américain, le 7 décembre 1941 est une date qui compte mais ce n’est pas une date qui inaugure, qui ouvre une ère nouvelle ; l’ère nouvelle, nous y sommes déjà quand les Japonais attaquent, — comme s’ils tombaient dans le piège…

Ainsi, la Beat Generation met-elle à jour un pessimisme latent, dont la guerre est “le symptôme”, dans un temps historique décrit comme révolutionnaire et dont on avance que cette génération devrait lui correspondre alors que lui-même, ce temps historique, chante l’Optimisme des Temps Nouveaux. Cette contradiction n’est pas dite au hasard, ou en forçant arbitrairement le trait. La Beat Generation n’est pas seule dans son pessimisme et l’interprétation que j’en donne n’est pas une usurpation nourrie à une seule source. En 1941, Henry Miller achève son tour des États-Unis, un On the Road à sa façon, et il rédige son Air-Conditioned Nightmare (le cauchemar climatisé). La teneur en est si résolument subversive et pessimiste que son éditeur le convainc d’en repousser l’édition après la victoire, une fois sorti des griffes exigeantes du patriotisme conformiste de l’américanisme. La Beat Generation peut prétendre représenter un élan collectif qui exprime la profondeur dissimulée d’une époque, et c’est bien l’expression d’un pessimisme caché d’une époque officiellement optimiste. Elle nous dit le vrai d’une époque trompeuse. C’est l’hypothèse fondamentale du propos à ce point.

Pour ce qui concerne la séquence historique, ma religion est faite à la lumière de ce qui précède. Plus qu’être une rupture, une révolte, un phénomène spontané, la Beat Generation est un “pont” entre deux époques de crise. Cela conduit à observer qu’en formant cette continuité, elle marie les deux crises pour nous révéler que les deux crises sont une seule et même crise continuée. La Beat Generation est ce qui lie et relie, et marie enfin pour réunir en une seule substance la Grande Dépression, elle-même (la Beat Generation) entre les deux, et l’explosion contestataire des années 1960. Dans ce schéma, la guerre n’a plus du tout la fonction de rupture fondamentale qu’elle tient dans l’histoire européenne. Ce schéma pulvérise l’histoire officielle qui, épousant la norme européenne par convenance stratégique et par pédagogie interne, s’articule autour de la naissance de l’American Century de 1941.

Pour la portion d’Histoire, le temps historique ainsi déterminé dans sa réalité dissimulée, on mesure d’abord la présence formidable de la Grande Dépression comme borne de départ et comme influence souterraine décisive. La Grande Dépression est un phénomène qui n’a pas de pareil dans son domaine et, pour l’Histoire des USA, elle ne se compare en intensité et en importance qu’avec la seule Guerre Civile. C’est bien plus qu’une crise économique, qu’une crise sociale, voire qu’une crise politique ou même qu’être la grande crise du capitalisme américaniste. C’est la crise fondamentale de la psychologie américaine soudain mise en face de l’irréalité des promesses déchaînées qui ont jusqu’ici porté le projet américaniste.

La Grande Dépression est d’abord une chute vertigineuse. Cela implique qu’on vient de haut. Les Roaring Twenties, qui sont “les années folles” chez nous, sont caractérisées d’abord, dans l’appréciation que j’en ai qui se nourrit autant de l’intuition que des remarques venues des témoins et décrivant le climat de la période, par l’ivresse d’un pays qui est un continent, qui est un monde à lui seul. Il y a comme un engourdissement de l’esprit dans un état d’ébahissement et de fièvre irrésistible, suscité par le rythme des choses, la vitesse, l’envolée, la fortune, l’argent qui circule, le crédit qui marche, le commentaire même de toute cette activité. La description économique et technologique du phénomène est trompeuse ; c’est de l’esprit, donc de la psychologie qu’il faut parler. Les gens semblent croire que plus rien des habituelles lois humaines, pour ne rien dire des lois historiques, n’arrêtera l’ascension vers le Paradis de la chose devenue soudain collective. Nous sommes dans le langage de la mystique et de la magie. A l’été 1929, cet état d’âme était proche de l’extase. L’astrologue Evangeline Adams, interrogée par WJZ Radio sur les perspectives de la bourse, avait prédit aux Américains : «The Dow Jones could climb to Heaven.» L’inauguration du président Hoover (en mars 1929), avait été une cérémonie décrite par l’écrivain Anne O’Hare McCormick, de cette façon : «We were in a mood for magic…the whole country was a vast, expectant gallery, its eyes focused on Washington. We had summoned a great engineer to solve our problem for us; now we sat back confortably and confidently to watch the problems being solved…» Hoover annonça, lors de son discours, rien de moins que la fin de la pauvreté du monde: «We in America today are nearer to the final triumph over poverty thane ver before in the history of any land… We shall soon with the help of God be in sight of the day when poverty will be banished from this earth.» Ce que nous devons admettre définitivement à ce point, à quoi je crois absolument, c’est que cet homme, Hoover, qui sera haï dans trois ans jusqu’à se faire voler son nom pour décrire les bidonvilles des pauvres qui crèvent de faim par millions (les Hoovervilles), — Hoover dit absolument ce qu’il pense, absolument sincère, et exprimant en plus un sentiment proche de l’unanimité extatique. Mesure-t-on la profondeur effrayante de la chute dans l’Enfer de la Dépression? La Grande Dépression est un chapitre noir comme de l’encre sorti de La Divine Comédie.

Le mystère économique de la Grande Dépression est que l’effondrement de Wall Street en octobre 1929 n’en fut pas la cause économique directe. Après lui, la bourse remonta (74% entre décembre 1929 et mars 1930), l’activité économique repartit jusqu’à retrouver au printemps 1930 les chiffres de fin 1928, en plein boom. L’observation de Hoover (mars 1930), objet depuis de sarcasmes sans fin décrivant l’homme sans esprit et sans cœur, est dans cette perspective complètement justifiée : «Prosperity is around the corner.» C’est ce que l’historienne de la Grande Dépression Maury Klein, dans Rainbow’s End, définit sous le titre: The Crash as Historical Problem. Pour mon compte, cela signifie que le crash de 1929, et la Grande Dépression après lui mais après cette extraordinaire reprise de fin-1929-1930, ne sont pas un problème économique mais effectivement un problème historique que nous ne pouvons résoudre qu’à l’aide de la psychologie.

En octobre 1929, quelque chose s’est brisée au cœur le plus intime de chaque Américain. Cette fêlure mettra le temps qu’il faut pour se manifester, principalement dans la prudence retrouvée, dans la pusillanimité, dans la peur du lendemain, dans l’angoisse des temps difficiles. Cette dépression du caractère collectif précède et prépare la Grande Dépression. L’économie, après le réflexe mécanique de la reprise éphémère, suit, prisonnière de ce qui lui avait donné des ailes, et qui pèse désormais comme du plomb qui l’entraîne vers le fond. L’économie américaniste est basée sur la fiction de l’optimisme sans frein imposé à la psychologie humaine ; elle évolue au rythme de l’accélération constante, de la vitesse, elle est rythme elle-même, pulsation de l’Amérique, et cela jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême, — c’est-à-dire jusqu’au Paradis (discours de Hoover), — et si Dieu n’est pas au rendez-vous, jusqu’à la rupture et l’effondrement. La crise américaine est par essence la crise du paroxysme interrompu. La chute ramène les réflexes du refus de la consommation, condamnant l’économie à la spirale négative de l’inactivité. La crise de 1929-33 (et même 1929-39, et même 1929 jusqu’au-delà, jusqu’à nos jours) est la plus profonde de l’histoire de l’américanisme parce que le sommet d’où vient l’Amérique de 1929 est le plus haut du paroxysme de l’ivresse psychologique qui ait jamais été atteint. Le résultat sera un changement ontologique du caractère national, une rupture de la psychologie qui divise l’histoire de l’américanisme en deux. La Grande Dépression en est le plus grand événement. Le reste est une course contre l’égrènement de l’horloge de la tragédie.

Le professeur américain Albert Guérard nous dit, en 1945 : «Je doute [que] beaucoup d’Européens [aient] pleinement “réalisé” l’étendue du désastre, et à quel point le pays était proche de sa ruine absolue, au moment où Roosevelt prit le pouvoir.» En septembre 1933, le Français André Maurois, retour d’un séjour là-bas, rapportait ces remarques dans ses Chantiers américains : «Si vous aviez fait le voyage vers la fin de l’hiver (1932-33), vous auriez trouvé un peuple complètement désespéré. Pendant quelques semaines, l’Amérique a cru que la fin d’un système, d’une civilisation, était tout proche.» Il y avait la tension épuisante, l’image d’une marée qui monte et qui engloutit, la certitude de l’événement inéluctable qui emporte tout, cette impression d’être pris au piège, jusqu’à penser que des «milliers de familles pourraient être réduites à la famine» (Maurois). Pendant la cérémonie d’investiture de FDR, le 4 mars 1933, on passait des dépêches urgentes au nouveau secrétaire au trésor près du nouveau Président et il devait aussitôt quitter les lieux pour son bureau, pour y prendre des mesures nécessaires dans l’instant. Seconde après seconde, l’Amérique s’effondrait, se dissolvait littéralement. «On voyait arriver le moment où les autorités fédérales n’auraient plus le phénomène du chômage “en mains”, et où des millions de gens seraient acculés à l’émeute.» (Maurois encore) Dans les souvenirs du ministre du Travail, Frances Perkins, voici ce qui se passa d’exceptionnel en ce jour d’inauguration du nouveau président, et ce ne fut point l’inauguration elle-même mais un événement tenu secret longtemps : «Nous étions dans une situation terrifiante. Les banques fermaient. La vie économique du pays était pratiquement paralysée. Roosevelt devait prendre en main le gouvernement des États-Unis. Si un homme avait jamais voulu prier, ce devait être en ce jour-là. Il voulait vraiment prier, et il tenait à ce que chacun vint prier avec lui. […] Ce fut impressionnant. Chacun priait, alors que le Docteur Peabody lisait l’action de grâce pour “Ton Serviteur, Franklin, qui est sur le point de devenir Président de ces États-Unis”. Nous étions là, Catholiques, Protestants, Juifs, mais je doute que l’un d’entre nous ait pensé à une différence à cet instant. A chaque anniversaire de cet Inauguration Day, chaque année, il ne manqua jamais de se rendre à St. John pour répéter les prières et le service de ce jour-là.»

Ce discours, entendu au hasard d’un documentaire télévisée sur la période et qui n’est pas resté dans l’Histoire officielle, est resté gravé dans ma mémoire, — quelque part au printemps ou à l’été 1933, FDR filmé, qui s’exclame devant une foule interdite : «Faites quelque chose! Et si ça ne marche pas, faites autre chose!» ; comme s’il parlait à des êtres paralysés, incapables de la moindre initiative, assommés par les événements ; comme s’il avait essayé d’animer une ombre, de réveiller un mort. FDR fut un magicien, ou, si l’on préfère, un saltimbanque, un type qui monte un spectacle littéralement à réveiller les morts ; un Elmer Gantry, le prédicateur-bidon du livre de Sinclair Lewis, qui termine sur cette réplique avec le sourire éclatant de Burt Lancaster (dans le film adapté du livre): «See you in hell, brother!» FDR eut une activité de communication, comme on dit aujourd’hui, sans équivalent jusqu’alors (et peut-être depuis, après tout). Dans ce domaine, le brio, voire le génie de FDR ne peut être contesté. L’effet sur la population américaine fut énorme, un phénomène majeur de ce qu’on nomme la ‘communication de masse’. Mais au-delà du diagnostic froid, le constat concerne l’humanité et sa tragédie. Le peuple américain fut sauvé alors qu’il se trouvait au bord de l’abîme. L’écrivain Saul Bellow rapporte ses souvenirs des douces fins d’après-midi du printemps 1933, dans la campagne de Chicago, lorsque les voitures s’alignaient sous les rangées d’arbres, où les conducteurs, les familles, les jeunes gens, se calaient confortablement sur les banquettes pour écouter à la radio un discours de FDR qui demandait au peuple américain de se reprendre, de retrouver son élan, son ardeur, sa puissance. Tous les témoignages rapportent ce désarroi, puis cette communion, cette communauté retrouvée dans le malheur grâce à la voix chaude du président. Il ne s’agit pas d’économie mais du plus profond de la psychologie humaine. S’il y quelque grandeur du héros historique chez FDR, on la trouve dans ce moment où il retient l’Amérique au bord du gouffre.

Chapitre 3 — L’avenir de l’Amérique suspendu entre optimisme et pessimisme. — FDR choisit l’optimisme, pressé par le Complexe Militaro-Industriel et soutenu par l’usine hollywoodienne, dans la fuite hors de l’espace américain. — La vérité choisit le pessimisme qui enfante la Beat Generation. — Le lien est établi avec la révolte des années 1960.

Pour son malheur, il était entendu que FDR ne pouvait en rester là. A côté de son incomparable brio de saltimbanque et comme pour le réduire sardoniquement et iniquement, les réalités historiques et économiques montrent l’infortune de son action terrestre. FDR saisit l’Amérique au collet alors qu’elle se précipitait dans le gouffre ; s’il a résolu quelques-uns de ses maux innombrables, et pour combien de temps, il a reculé devant le Grand Mystère de ce pays qui n’est pas une nation et dont les tourments nous emportent tous aujourd’hui. Il n’est nullement assuré qu’il ait voulu le faire. Je ne crois pas qu’il ait compris qu’il importait d’envisager une révolution de l’esprit, raison et intuition confondues, pour sortir le pays de son “trou noir” et le changer en nation, pour le rendre digne et légitime, pour le garder pour longtemps d’une rechute. L’important n’est pas la “présidence impériale” qui naît peut-être avec lui, comme il est de coutume de conclure pour les historiens assermentés conduits à commenter son interminable présidence. Avec FDR se met en place et se développe une forme de gouvernement que j’ai désigné comme “le gouvernement paroxystique”. Il faut observer que ce n’est pas nouveau même si ce n’est pas dit, — et que ce n’est pas dit parce que nous sortons du domaine du “sérieux”, que le “sérieux” est ce conformisme qui, seul, préoccupe les historiens assermentés. Il faut observer que le décalage et la contradiction des événements et de leur présentation suggèrent le paradoxe ; mais ce n’est qu’apparence car ce décalage est évidemment une chose voulue, la tactique suprême, la tactique bientôt faite stratégie. Il faut observer qu’au paroxysme qui règne jusqu’en 1929 (montée vers le Paradis) répond le paroxysme d’après 1933 (la mobilisation contre la Menace, — successivement la Grande dépression, les Nazis et les “yellow monkeys”, les communistes, — et puis qui encore? Saddam? Ben Laden? L’Iran? La Chine?). Entre les deux paroxysmes interprétatifs qui conduisent effectivement à deux formes de la “politique paroxystique” se situe le paroxysme de la Grande Dépression, le paroxysme du Grand Trou Noir ; entre deux interprétations de la réalité se niche la réalité. Les interprétations l’ignorent et la chassent lorsqu’elle revient. La réalité est têtue, elle revient toujours.

On ignore le plus souvent en Europe, et l’on ne s’embarrasse pas trop à le rappeler en Amérique dans les milieux du savoir officiel, la mésaventure du Président au début de son deuxième mandat. A cette lumière, on est justifié de proposer l’interprétation qu’il y a deux présidences FDR dans l’histoire de la Grande République. La première est celle de son premier terme et elle résume ce qu’il y a d’aventurier et d’héroïque dans sa carrière: l’ascension tragique, le génie du saltimbanque, l’ambition du Réformateur et la chute du projet. En 1936, lorsqu’il est réélu par une marée humaine qui fait de cette élection un plébiscite populaire comme l’histoire de l’Amérique n’en a jamais vu de semblable 1, le Président est en train de fomenter contre lui un rassemblement des forces du système. Au printemps 1937, il succombe. Il a tenté de transmuter cette poussée populaire en pouvoir présidentiel, en proposant une réforme qui eût fait passer des pouvoirs de la Cour Suprême à la présidence. (Certains voient dans cette tentative une sorte de proposition d’un “fascisme démocratique”. Le fascisme était à la mode, en ce temps-là. L’interprétation n’est pas si bête.) Pour réussir, il fallait l’aval du Congrès. FDR ne l’eut pas bien que le Congrès fût à majorité Démocrate, de son parti. Le système avait été le plus fort. Le système, qui était aux abois en un sens, avait déjoué le “coup d’État” institutionnel de l’homme. Du point de vue de la politique washingtonienne et dans le cadre de l’affrontement décisif qui se traduit par un “tout ou rien”, FDR est un homme fini. Il choisit la seule voie restante pour un Président mis dans cette position désespérée. Il s’intéresse à la politique extérieure.

Il commence à manifester l’activisme idéologique extérieur qu’on lui connaîtra désormais. Le tournant est marqué par un grand discours de politique étrangère à Chicago, en septembre 1937. Son ambition politique s’incurve, il abandonne le domaine intérieur pour se tourner vers un grand projet extérieur fagoté en toute hâte, un New Deal universaliste. Du point de vue du fondamental des valeurs et des nécessités qui l’animaient, c’est une “fuite en avant” qui est en réalité un décisif recul stratégique prenant en compte sa nouvelle position de faiblesse et sa défaite face au système. Le reste n’est que de la tactique pour donner du corps à ce changement de priorité, avec précisément une hostilité désormais affirmée et grandissante aux régimes autoritaires européens.

Faut-il débattre de la conviction de Franklin Delano Roosevelt ? La question est intéressante avec un personnage si ondulant, si “réaliste” et si habile à s’adapter aux circonstances ; elle est intéressante moins pour sa politique que pour le portrait qu’on veut faire de lui. Mais le portrait nous invite à examiner la psychologie et c’est elle qui ordonne et explique le grand changement américain de la fin des années 1930. La conviction de FDR est l’aspect le plus insaisissable du caractère et de la psychologie du personnage. (Je dis à dessein “caractère” et “psychologie”, et non “jugement”. Il s’agit de l’importance de la conviction dans la structure psychologique qui permet de forger la conception intellectuelle de l’homme et non l’orientation et l’idéologie de cette conviction.) C’est un paradoxe ou c’est un montage particulièrement réussi, ou les deux à la fois.

L’historiographie assermentée a fait de FDR un homme de conviction, presque un révolutionnaire, ce qu’il n’a jamais été vraiment et qu’il n’est plus du tout à partir de 1937 ; mais c’est justement, à partir de 1937 qu’il nous apparaît, à nous des terres extérieures, particulièrement “révolutionnaire” et donc homme de conviction. Le terme est important : révolutionnaire comme on l’est, aujourd’hui, selon la dialectique déstructurante de Bush et de ses amis néo-conservateurs, — révolutionnaire par le “feu de la liberté” à-la-Dostoïevski, par l’exportation déstabilisante de la démocratie. J’en reste là pour l’imagerie convenable de l’historien conformiste qui veut se poudrer d’un peu d’originalité de pensée : FDR est un prophète. Les néo-conservateurs du temps présent pourraient se réclamer de lui s’ils n’étaient soumis au devoir de réserve que leur impose leur engagement au côté des républicain.

Pour les faits qui comptent et pour notre propos, il suffit de savoir que le destin de FDR est tracé. Il devient le Président de l’extérieur, le Président de l’emprise de l’Amérique sur le monde et de l’américanisation du monde après avoir laissé inaccomplie son œuvre intérieure, et même une œuvre frappée du sceau de la perversion fatale. En même temps qu’a lieu cette évolution considérable à Washington D.C., sur l’autre côté de la Grande République, dans cette Californie qui est “l’Amérique de l’Amérique”, se met en place le système modernisé qui va devenir l’instrument de la domination de notre monde. Peu d’historiens, s’il y en a (je l’ignore, n’en ayant lu aucun à ce propos), notent que le “complexe militaro-industriel” (CMI) américaniste est né en 1935-36 en Californie, autour de Los Angeles et de San Diego, et non en 1941-45 comme on le suggère vaguement et en général. (On peut aller au-delà selon cette logique de l’aveuglement volontaire en observant que bien peu prennent en compte le CMI comme un facteur historique objectif. On le réduit à un phantasme des lubies idéologiques des adversaires “gauchistes” du CMI, et on s’en lave les mains.) En 1935-36, on dispose des données “objectives” qui permettent de comprendre la réalité ontologique du phénomène. Le sociologue et urbaniste activiste Mike Davis est l’un des rarissimes à avoir mentionné l’événement, et je le salue ici parce que je l’ai découvert chez lui. Dans City of Quartz (une histoire bien originale et précieuse de Los Angeles), Davis montre en quelques pages que la véritable naissance du CMI est due à la volonté d’un groupe d’hommes représentant diverses forces américanistes, dans des milieux scientifiques et universitaires, industriels et financiers, politiques enfin, proches des tendances républicaines et suprématistes. Ces hommes, qui représentent sans nul doute les intérêts bien compris du système, sont désireux de faire naître une force différente sinon contraire aux courants populistes (accusées d’être “socialistes”) rooseveltiens, une force détachée des contraintes du gouvernement et du bien public, une force “privée”, fondée sur la puissance scientifique et technologique, et réaffirmant la suprématie anglo-saxonne, blanche et nordique. Le professeur Millikan, passé de la présidence de l’université de Chicago à celle de l’Institut CalTech anime l’entreprise, financée par quelques banques, la droite républicaine de Californie et une association d’une cinquantaine de millionnaires républicains de l’État ; CalTech, la librairie Huntington, le laboratoire du Mont Palomar et l’industrie aéronautique naissante concentrée dans la zone forment le dispositif qui enfante la puissance du projet. Plus tard, pendant la guerre, les militaires grimpent à bord du CMI et donnent à cette entreprise idéologique sa dimension nationale, bureaucratique et de sécurité nationale. Cette force considérable, qui acquiert sa dimension définitive pendant la guerre mais qui a déjà sa substance et son ambition avant la guerre, devient naturellement l’inspiratrice du projet américaniste que FDR laisse à l’Amérique en héritage. (FDR est prisonnier du système jusqu’au bout et l’habillage idéologique de ses agitations ne peut tromper longtemps.) Le schéma de l’action et le dessein de l’entreprise sont naturellement tracés. Le système déjà appuyé sur l’argent de la finance et de l’industrie y gagne le soutien inconditionnel et quasiment philosophique de la science, qu’elle soit universitaire, qu’elle soit technologique, et il verrouillera le tout avec la bureaucratie de la sécurité nationale dont le Pentagone est le monument le plus glorieux.

Ces quelques faits considérables dont il m’a fallu retracer rapidement la genèse, survenus en vrac dans l’immensité américaine, sont ordonnés par une force générale d’une puissance également considérable qui les pousse à la convergence puis à la coopération. Le redressement économique de 1933-35 ne s’est pas confirmé par un rétablissement définitif de la structure capitaliste du pays. En 1937-38, la menace d’une rechute dans le Grand Trou Noir de la Dépression est très forte à nouveau, — peut-être est-elle plus forte que jamais, dans les psychologies marquées par l’expérience, parce que l’espoir est pulvérisé par l’échec de la première séquence suivant l’exaltation du relèvement initial de 1933-34. Les différentes forces du système, y compris FDR qui en est redevenu le mandant après sa défaite de 1937 et sa fuite en avant, convergent pour imposer à la réalité horriblement pessimiste du pays la fiction d’un optimisme conquérant. La guerre sert évidemment ce dessein, lorsqu’elle est décrite comme une guerre juste et vertueuse de l’américanisme et justement interprétée dans sa dimension psychologique (ici par le professeur de l’histoire des médias George H. Roeder Jr, dans Censored War): «La Deuxième Guerre mondiale fut le premier film dans lequel chaque Américain pouvait avoir un rôle. […] La Deuxième Guerre mondiale offrit à chaque citoyen [américain] le double rôle de spectateur et de participant.»

L’optimisme conquérant est aussi juste et vertueux, et chaque Américain a sa place dans le casting. Il n’y a pas de texte plus révélateur de cette ambiguïté que l’American Century de Luce, que j’ai déjà cité. Publié le 17 février 1941 dans Life, il est perçu comme offrant cette perspective nouvelle de la puissance conquérante et vertueuse de l’Amérique ; implicitement, il nous laisse entendre que cette perspective nouvelle n’est rien moins qu’un remède de cheval au climat épouvantable qui règne en Amérique. Henry Luce vend la mèche lorsqu’il écrit : «Nous autres Américains sommes malheureux. Nous sommes malheureux à propos de l’Amérique. Nous sommes nerveux, ou tristes, ou apathiques. Lorsque nous regardons le reste du monde, nous sommes embarrassés ; nous ne savons que faire. […] Lorsque nous regardons vers l’avenir, — notre propre avenir et celui des autres nations —, nous sommes envahis d’appréhension. Le futur ne semble rien nous réserver que des conflits, des révoltes, des guerres.»

C’est ainsi que, par la puissance de la machinerie technologique, à l’occasion d’un conflit qu’on fait devenir cause centrale et machinerie de la transmutation du monde, avec l’aide d’une usine à fabriquer une alternative virtuelle dont le chantier principal est à Hollywood, on se rend quitte de la réalité. Rien n’est résolu mais tout est tracé, et l’énorme machine est animée comme un marteau-pilon colossal pour pulvériser le cadre de la contrainte de la réalité du monde. Le gouvernement paroxystique poursuit sa tâche en imposant la tension de l’interprétation des événements, pour contraindre les psychologies dans le moule du conformisme américaniste qui définit l’orientation de la pensée. L’optimisme américaniste triomphe nécessairement, l’Histoire est redéfinie aux normes américanistes. Ce constat globalement positif n’empêche pas quelques avatars. Comme dans toute entreprise universelle de transmutation, certaines unités, certains groupes, quelques originaux et quelques marginaux échappent aux consignes. Parce qu’ils sont jeunes, parce qu’ils sont frondeurs et rétifs aux entraînements collectifs, parce qu’ils ont l’esprit ailleurs, parce qu’enfin «la guerre [est] le symptôme de leur pessimisme, et non sa cause première», les jeunes gens de Columbia University font partie de ces unhappy few. Leur tâche est toute tracée : ils porteront le flambeau étique du pessimisme comme reflet de la réalité américaniste, ils transmettront la petite flamme tremblotante. Ainsi partent-ils On the road, pour prendre l’air plus que pour se révolter, et, dans tous les cas, pour échapper aux traquenards du système désormais en vitesse de croisière.

Je ne crois pas une seconde que les jeunes gens de la Beat Generation soient conscients de ces explications diverses et savantes ; je doute qu’ils les accepteraient si on les leur soumettait aujourd’hui, à eux s’ils avaient survécu en tant que jeunes gens d’alors. Lorsque j’écris qu’ils partent “pour prendre l’air”, j’ironise à peine. Toutes les autres explications ne les concernent pas dans la conscience de leurs actes, lorsqu’ils les posent. Pour mieux définir mon projet, je dirais que je tente plutôt de décrire quelque chose de bien plus puissant qu’eux, de grondant et de souterrain, qu’ils expriment par inadvertance, par rencontre impromptue, — mais, dès lors que c’est fait, dès lors que la rencontre impromptue est faite, quelque chose qu’ils expriment vraiment. Ils rencontrent la vérité qui leur est naturellement extérieure, qui vit bien sans eux mais qui vit mieux, considérée du point de vue de l’humain qui la recherche désespérément, avec eux.

Il y a dans le tableau que l’historiographie officielle, jusque dans sa frange pseudo-contestataire, peint de la Beat Generation de grands traits d’une futilité scintillante et vite lassante, et quelques sublimes zones d’ombre. Les grands traits futiles et applaudis par la mode des salons peignent la Beat Generation comme une révolte romantique, anarchisante et grande consommatrice de drogue, toujours réconciliée avec les “grands espaces” de l’Amérique qui font taire au bout du compte la critique sur l’essentiel ; c’est du Saint-Germain-des-Près et du cinéma d’auteur, en attendant le rock des successeurs ; c’est du folklore qui permet la récupération par grands tirs à quatre ou cinq bandes.

Les zones d’ombre, elles, mesurent la puissance et la vérité de la tragédie du monde. Qui les débusque saisit l’essentiel dans une intuition fulgurante. Dans ce domaine caché et sublime, la Beat Generation est interprète de l’essence de la tragédie du monde. Elle l’est sans y prendre garde, et, par conséquent, avec une ingénuité, une vérité décuplées. Elle a pour mission de transmettre la flamme tremblotante aux générations révoltées des années 1960, qui se chargent d’en faire un incendie grondant aux hautes flammes claires et crépitantes. La mission fut menée à bien, d’une manière qui dépasse les espérances qu’on aurait pu mettre en eux s’il avait été question de consignes ouvertes. Toute la révolte qui secoue l’Amérique à partir de 1960-61 trouve sa puissance et sa spiritualité dans la Beat Generation. Qu’importe ce qu’en disent certains, qu’importent les dénégations désespérées de Jack Kerouac le conservateur qui repousse avec horreurs ces élucubrations débridées de la jeunesse qui l’utilise comme cri de ralliement. Qu’importe, pour être plus encore plus précis dans l’interprétation et pour confirmer puissamment le rejet des “grands traits d’une futilité scintillante et vite lassante”, ce que la révolte des années 1960 dit d’elle-même, qu’importe ses arguments politiques et ses engagements idéologiques, qu’importe l’optimisme utopique qu’elle affiche pour son compte et qui n’est qu’artifice et argument pour prendre du bon temps. Nous sommes tous les jouets des courants puissants et souterrains de l’Histoire et notre tentative d’habiller ce phénomène d’arguments que nous croyons contrôler est futile. (Il faudrait autre chose que cette expression “être le jouet” qui implique une telle dimension d’amertume, de fatalisme, — d’échec en un mot. Il faudrait une expression qui reconnût dans cette situation tout l’ennoblissement de l’être qui se soumet librement à la force supérieure qui va l’enrichir. Il faudrait dire qu’en “étant le jouet”, nous nous révélons à nous-mêmes.)

J’en reviens, pour mieux m’en trouver justifié, au thème anecdotique qui a servi d’entame à cette réflexion. Le désespoir que laisse percer le film Beat, qui exprime par conséquent cette dimension cachée sans nécessairement en réaliser toute la puissance et la nécessité, — là aussi jouet des forces obscures, — ce désespoir rend compte de la profonde vérité, de la seule vérité transcendantale de ce phénomène de la Beat Generation. Il transcende la Beat Generation. Il lui donne sa noblesse et sa grandeur, et enrichit sa signification historique d’une substance qui suscite notre respect. Leur désespoir est parfaitement justifié, il est profondément vertueux et il est tout le contraire du véritable nihilisme prédateur ; c’est un désespoir nietzschéen, encore une fois nihilisme contre nihilisme à la manière d’un contre-feu. Cela se confirme : ces jeunes gens nous sont utiles.

Philippe Grasset

Note de l'auteur

A quoi sert la Beat Generation ?

Symboliquement, notre monde bien organisé a placé au 5 septembre la célébration du cinquantenaire de ce phénomène à la fois culturel (“contre-culturel” disons) et politique. Pour célébrer la chose à notre façon, nous proposons un extrait du livre "La parenthèse monstrueuse" de Philippe Grasset. Cet extrait est la partie introductrice du livre, consacrée à une interprétation politique de ce phénomène de la Beat Generation, placé dans la perspective historique des USA durant la période.

Notes

  1. Le 3 novembre 1936, 27.752.869 d’Américains votent pour FDR, 16.674.665 pour Alfred M. Landon. FDR emporte 523 “grands électeurs” contre 8. Au Congrès, les démocrates emportent 77% des sièges de la Chambre et 79% du Sénat.
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