J’accuse ! La soif d’injustice


Par Christopher Black – Le 17 novembre 2017 – Source New Eastern Outlook

Kevin Spacey

« J’accuse ! » La phrase d’Émile Zola qui a ébranlé un pays parce qu’il demandait justice pour un homme faussement accusé, la phrase dont on se souviendra à jamais, ainsi que de l’homme qui l’a écrite, est aujourd’hui utilisée pour condamner des gens, sans procès, sans audience équitable, sans droit de réponse, sans justice. La phrase « j’accuse » n’est maintenant plus une demande de justice, mais est considérée comme une preuve de n’importe quelle accusation qui la suit ; elle est devenue une demande d’injustice.

« J’accuse X de ceci. » « A accuse B de cela. »

Les médias (dûment horrifiés) s’écrient « Horreur ! Horreur ! Le tissu social se déchire. Pendez-le. Pendez-la. Pendez-les tous ! »

Les consommateurs de cette information, la masse des gens qui ont été dépouillés de leur raison et ne peuvent réagir que comme des automates irréfléchis, répondent consciencieusement : « Avez-vous entendu ? Elle l’accuse de ceci. Terrible. Terrible. Il devrait être abattu et écartelé. »

« Avez-vous entendu ce que les Russes ont fait ? Mon Dieu, on devrait leur apprendre qui est qui. »

« Avez-vous entendu que Jean Dupont a fait ça pour… ? Il doit être puni. Ruinez-le. Jetez-le en prison ! », résonnent les cris de dérision.

Les lyncheurs sont de retour, mais cette fois ils tapent leurs appels à la punition sur les claviers de leurs ordinateurs et sur les médias sociaux. Les moulins à rumeurs font des heures supplémentaires. Les vigiles sont partout, les comités de surveillance, les informateurs, les avocats et les juges en chambre, les charognards qui salivent devant la vie d’autres gens qui désirent se venger pour que quelqu’un, quelque part, soit puni, pour quelque chose.

Ce peut être une accusation de nature sexuelle datant de décennies. Ce peut être une accusation politique du présent. Cela peut être une campagnes de rumeurs diffusées dans les médias, jamais confirmées, mais répandues avec beaucoup d’indignation et accompagnées de regards de dégoût sur quiconque demande : « Mais est-ce vrai ? Y a-t-il une preuve ? Que s’est-il vraiment passé ? Comment le savez-vous ? Si c’est vrai, quel était le contexte ? Que doit-on apprendre ? » Ces personnes sont elles-mêmes accusées de défendre le crime dont l’accusé est accusé. Ça se passe comme ça. Le préjugé appelle la haine. La haine appelle le sang. Et nous nous appelons humains, civilisés, pondérés et bons.

Les premiers à se joindre à la foule, à appeler à la vengeance sont ceux qui se considèrent comme les plus vertueux, les plus libéraux, les plus dévoués à la justice et aux « droits de l’homme ». Mais tout cela n’est que la mode de l’époque. Ils prétendent croire au juste et au bien parce qu’ils n’ont aucune idée réelle de ce qu’est le juste, de ce qu’est le bien. Œil pour œil, dent pour dent est leur cri et au diable la justice, les procès. Si l’accusé nie l’accusation, pendez-le plus vite et plus haut. Si d’autres défendent son droit d’être entendu, pendez-les aussi.

Bertolt Brecht avait raison. « Mackie the Knife » est de retour en ville et prêt à poignarder, couper et crucifier sur un coup de tête.

Cela semble être un phénomène exacerbé aux États-Unis. Ces dernières semaines ont vu des accusations de nature sexuelle lancées contre une série de figures de Hollywood. Ce n’est pas du tout nouveau à Hollywood. Les feuilles à scandale en sont pleines depuis l’époque du cinéma muet. Mais la chasse d’aujourd’hui semble encore plus vicieuse que par le passé et reflète l’atmosphère politique toxique régnant dans l’ensemble du monde occidental, une atmosphère qui atteint son plus haut degré de toxicité aux États-Unis.

L’année dernière, nous avons vu des accusations absurdes portées contre des personnages politiques aux États-Unis sur des connexions avec la Russie. Nous avons vu des dirigeants mondiaux faisant obstacle aux intérêts américains accusés de crimes de guerre. Assad a utilisé des bombes barils et des gaz contre des civils. Que la preuve du contraire soit envoyée en enfer. Maduro affame son peuple. Aucune preuve n’est nécessaire. Kim Il Sung [L’auteur veut probablement parler de Kim Jong-un, NdT] va tous nous tuer. On prépare la guerre. La série d’accusation est lancée à une telle cadence que nos têtes continuent à tourner en cherchant à garder une trace de tout cela.

Des pages entières de journaux et des heures d’informations télévisées sont consacrées à des choses qui n’ont jamais eu lieu. Des commissions d’enquête prétendent enquêter. Des présentateurs d’informations prétendent être alarmés. Des accusations sont lancées. Si une accusation est lancée, c’est qu’elle est véridique. C’est comme ça maintenant, une façon fascisante de répandre la suspicion partout.

L’acceptation sans conteste des accusations contre Kevin Spacey, pour prendre un exemple célèbre, et le déni de son droit à être entendu, l’acceptation de la destruction de sa vie et de sa carrière, sans procès, sans aucune possibilité de recours, permet plus facilement de convaincre la population que les accusations contre la Russie méritent qu’on agisse, contre la Syrie, contre le Venezuela, la Corée, l’Iran, contre Milosevic, Kadhafi, Ndindiliyimana [ancien chef de la gendarmerie nationale du Rwanda, condamné pour génocide, NdT], Gbagbo, et toutes les autres victimes politiques de ces chasses aux sorcières. Cela donne le ton à toute la société. Les faits ne sont pas importants. L’important, c’est l’histoire racontée. Agitez les gens et gardez-les agités contre quelqu’un. Choisissez une cible, un bouc émissaire. Mettez les gens en colère contre eux, uniquement pour qu’ils oublient de poser des questions plus importantes. Qui rend leurs vies misérables ? Qui détruit l’économie, les écosystèmes, le climat ? Qui assassine des civils en masse en Syrie, au Yémen, en Irak, en Afghanistan ? Qui nous a volé le peu de démocratie que nous avions ?

Bien sûr, quelqu’un comme Spacey est une cible facile, il est célèbre, riche et populaire. Les gens n’aiment rien tant que voir tomber les puissants. Donnez leur en un, deux ou trois. Jetez leur quelques os tant que cela continue à les distraire. D’ailleurs Spacey le mérite. Il était juste trop bon dans son rôle dans House of Cards en nous montrant quels criminels les présidents américains sont devenus.

Même Martin Luther King a été une nouvelle fois sali sur la BBC et sur CNN, qui ont répété, comme des informations tirées des dossiers sur l’assassinat de JFK, les calomnies émises contre lui par les services secrets américains de son vivant.

Comme l’écrivait Zola : « La nation est frappée de stupeur, on chuchote des faits terribles, de ces trahisons monstrueuses qui indignent l’Histoire ; et naturellement la nation s’incline. Il n’y a pas de châtiment assez sévère, elle applaudira à la dégradation publique, elle voudra que le coupable reste sur son rocher d’infamie, dévoré par le remords. »

Donc chaque fois que vous entendez parler d’une accusation et pensez à y participer en la répétant sur Facebook ou ailleurs, animé par un sentiment erroné de droiture et d’auto-justification de votre humanité, pensez à l’injustice que vous servez. Chaque fois que vous réclamez la tête de quelqu’un sur la base d’un simple ouï-dire et que vous vous sentez tout à fait à l’aise dans votre autosatisfaction, pensez à ce qu’Émile Zola penserait de vous.

Car c’est un crime de la presse corrompue de détruire des gens sans moyen de se défendre. C’est un crime que l’injustice soit célébrée du haut en bas, que l’injustice triomphe tandis qu’on crache sur la justice, le droit et la simple probité. C’est un crime de déformer l’opinion, de la pervertir jusqu’au délire. C’est un crime d’empoisonner les petits et les humbles, d’exaspérer les passions de la réaction et de l’intolérance, tout en se dissimulant derrière le masque odieux de l’injustice déguisée en justice, par laquelle ils détruisent tout sens de décence, de raison, afin d’exploiter chez les gens la peur, la colère et la haine du système dans lequel ils sont obligés de vivre, dans l’intérêt de ceux qui nous oppriment.

Christopher Black

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone

   Envoyer l'article en PDF