Par Marko Marjanović – Le 15 avril 2015 – Source Russia Insider
Sur 1,5 million de morts dont on peut montrer qu’elles ont été causées par la répression soviétique, il reste 23,8 millions de décès dus à la guerre et à l’occupation.
Remarque: Avec le 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale qui arrive à grands pas, nous publions davantage d’articles liés à ce conflit épique, si important pour la mémoire collective russe.
Comprendre les pertes humaines et matérielles massives subies par les Russes et les autres peuples de l’Union soviétique est essentiel pour comprendre ce qui se passe.
Le chiffre le plus couramment utilisé pour les pertes humaines de la guerre germano-soviétique est de 26.6 millions. Ce nombre provient du rapport d’une commission d’experts mise en place sous Gorbatchev, qui a trouvé que 26 à 27 millions est l’estimation la plus précise possible des pertes soviétiques pendant la guerre, et 26,6 millions une bonne estimation ponctuelle possible.[1] En particulier, les pertes comptabilisées se réfèrent à la période allant du 22 juin 1941 au 1er janvier 1946 et sont basées sur les taux de mortalités attendus tels qu’ils avaient été établis pour 1940.
Le chiffre a ses détracteurs, y compris ceux qui soutiennent que le nombre réel des pertes était beaucoup plus élevé, tout comme ceux qui affirment qu’il était plus bas. Peut-être la personnalité la plus connue pour donner des chiffres plus élevés est-elle l’historien russe Boris Sokolov, qui affirme que le nombre, beaucoup plus important, de 43.4 millions de morts a été le véritable prix de la guerre payé par l’Union soviétique. Peut-être la critique la plus significative de ce chiffre semi-officiel de 26.6 millions vient-elle de l’historien russe soviétique Viktor Zemskov, qui vient de l’autre camp, et maintient que le chiffre plus bas de 20 millions, datant d’avant Gorbatchev, est l’estimation la plus précise à ce jour.[2]
Même ainsi, le chiffre de 26 à 27 millions est cité largement, soit tel quel, soit avec des réserves et des ajustements mineurs, tant dans l’ancien espace soviétique qu’en Occident. Par conséquent, il est la plupart du temps admis que la commission de Gorbatchev a accompli un travail consciencieux et en général compétent pour établir ce chiffre comme la meilleure estimation des pertes soviétiques pendant la guerre.
Il y a néanmoins des questions importantes liées non pas au chiffre lui-même mais à son interprétation. Tout d’abord, le chiffre est régulièrement pris comme une estimation de la surmortalité, quand il est en réalité une estimation de l’excès de perte de population, y compris celle due à l’émigration.[3] Deuxièmement, il n’inclut pas tous les décès causés par la guerre. Il laisse de côté le nombre de gens morts de causes liées à la guerre, qui seraient de toute façons décédés dans ce laps de temps, mais pour d’autres raisons. Troisièmement, il inclut la plupart des décès, mais pas tous, dus à la répression soviétique. Il n’inclut, pour la période concernée, que les morts causées par la répression dépassant le nombre de décès attendus à partir du taux de mortalité dû à la répression en 1940.
Ainsi, le chiffre de 26.6 millions n’est effectivement pas égal au chiffre des décès de la guerre soviétique. C’est simplement le meilleur point de départ pour établir une telle estimation. Pour obtenir le total des décès causés par la guerre en Union soviétique, le chiffre de 26.6 millions d’excès de perte de population devrait être diminué du déficit migratoire estimé de l’Union soviétique, augmenté du nombre de non-excédentaires, les décès apparemment normaux qui ont été effectivement liés à la guerre; finalement, soit ils le font croître pour le nombre de morts attendues dues à la répression au cours de la période de 4 à 5 ans, chiffre basé sur la mortalité liée à la répression de l’État soviétique en 1940, soit, au contraire, ils le font décroître pour les décès dus à la répression estimés au-delà du taux attendu – tout dépend si on s’intéresse au nombre total de morts soviétiques incluant celles attribuables à la répression soviétique pendant la guerre ou seulement aux décès directement causés par la guerre et l’occupation.
Le calcul le plus détaillé du solde migratoire soviétique pendant la guerre et ses suites immédiates semble avoir été défini par les chercheurs hollandais et soviétique émigré, Michael Ellman et Sergei Maksudov. Les deux estiment un déficit migratoire de 2.7 millions pour la période. Le chiffre est justifié par des statistiques migratoires indiquant que 2.3 millions de Polonais ont été transférés en Pologne, 0.4 million d’Allemands en Allemagne, 0.3 millions de juifs ont émigré en Israël et 0.5 million provenant de toute l’URSS ont émigré à l’Ouest; tout cela est contrebalancé en partie par 0.6 millions d’Ukrainiens transférés de Pologne, 0.1 million d’immigrants arméniens et 0.1 millions d’immigrants russes venant de Mandchourie et d’Europe.[4] Dans la mesure où l’estimation à 2.7 millions du solde migratoire net est la plus accessible, la meilleure estimation ponctuelle de la surmortalité de la guerre soviétique ne se monte pas à 26.6 millions, mais à 23.9 millions.
Le biais, si on prend la surmortalité estimée au-delà des taux attendus au sein de la population soviétique pour être la même que l’estimation des décès causés par la guerre, a été relevé d’abord par l’historien britannique Michael Haynes. Cela signifie laisser effectivement de côté le nombre de personnes décédées pour des causes en lien avec la guerre, qui seraient mortes de toute façon dans ce laps de temps, mais pour d’autres raisons.
C’est facile à comprendre si on imagine une personne qui serait morte de vieillesse en 1944, mais qui a été victime de la malnutrition induite par la guerre en 1942. Le décès d’une telle personne aurait échappé au radar comme une mort normale. Cela ne contribuerait pas au chiffre de la surmortalité pendant la guerre, même si elle s’est produite dans le laps de temps pertinent et a été provoquée par la guerre. [5]
L’historien de l’économie britannique Mark Harrison s’est saisi de cet aspect et a établi qu’il y avait entre zéro et 1.9 million de décès non excédentaires mais liés à la guerre, un chiffre légèrement supérieur à un demi point étant le plus probable. Comme 0.95 million est le point médian, on établira que 1.1 million est le nombre le plus probable de ces décès.[6]
Comme ce sera argumenté plus bas dans cet article, le nombre de citoyens soviétiques morts dans ce laps de temps en raison de la répression étatique peut être estimé à 1.5 million. Basé sur l’occurrence basse des morts dus à la répression soviétique en 1940, cependant, seuls 200 000 décès causés par la répression étaient attendus au cours des 4.5 années entre la mi-1941 et 1945. [7] Cela signifie que 1.2 millions de décès dus à la répression relevaient de la surmortalité incluse dans les 26.6 millions d’excès de pertes de population, mais que les 300 000 décès dus à la répression ne l’étaient pas.
Le chiffre de 26.6 millions de pertes excédentaire de population est composé d’une estimation de 2.7 millions de solde migratoire net, de 1.2 million de décès dus à la répression en plus du niveau de mortalité attendu à cause de cette répression, et de 22.7 millions de surmortalité due à la guerre et à la politique de l’ennemi. Cela n’englobe pas 1.1 million de décès de gens qui seraient morts de toute façon dans le laps de temps concerné, mais à une date ultérieure et pour des raisons différentes, et 0.2 million de décès dus à la répression ne dépassant pas les niveaux de 1940.
La perte totale de la population soviétique pendant la guerre a été effectivement de 28 millions, dont 2.7 dus à l’émigration. La totalité des décès pendant la guerre a été de 25.3 millions, dont 1.5 million dû à la répression de l’État soviétique, et 23.8 millions à la guerre et à l’occupation.
Tableau 1 – Total des pertes soviétiques:
Pertes calculées en excès des décès attendus (Andreev, Darskii, Kharkova) | 26.600.000 |
Décès liés à la guerre de gens attendus de mourir dans ce laps de temps pour d’autres causes (Harrison) | 1.100.000 |
Décès attendus dus à la répression soviétique | 300.000 |
Déficit total de la population soviétique pendant la guerre | 28.000.000 |
Tableau 2 – Pertes soviétiques par causes:
Perte démographique en Union soviétique pendant la guerre germano-soviétique | 28.000.000 |
Dont pertes dues au déficit migratoire (Ellman, Maksudov) | 2.700.000 |
Total des décès soviétiques pendant la guerre | 25.300.000 |
Dont pertes dues à la répression de l’État soviétique | 1.500.000 |
Total des pertes dues à la guerre et à l’occupation | 23.800.000 |
Notes
- Pour plus d’informations sur l’arrière-plan de la percée de 1988- 1991 dans l’historiographie soviétique sur cette question, voir L.L. Rybakovskij, «Lyudskie poteri SSSR v Velikoj Otechestvennoj vojne», Sotsiologicheskie issiedovaniya 8 (2000): 89-92.
- Boris Sokolov, «The cost of war: Human losses for the USSR and Germany, 1939–1945» [Le coût de la guerre: pertes humaines pour l’Union soviétique et l’Allemagne], The Journal of Slavic Military Studies 9, no. 1 (1996): 152-193. Viktor Zemskov, “K voprosu o masshtabah ljudskih poter’ SSSR v Velikoj Otechestvennoj vojne (v poiskah istiny)”, MIR i Politika 68, no. 5 (2012).
- E.M. Andreev, L.E. Darskiy and T.L. Khar’kova, Naselenie Sovetskogo Sojuza 1922-1991 (Moscow: Nauka, 1993), 73.
- Michaell Ellman et Sergei Maksudov, «Soviet Deaths in the Great Patriotic War: A Note» [Morts soviétiques dans la Grande Guerre patriotique: une note], Europe-Asia Studies 46, no. 4 (1994): 671-680.
- Michael Haynes, «Counting Soviet deaths in the Great Patriotic War: a note» [Compter les morts soviétiques dans la Grande Guerre patriotique: une note], Europe-Asia Studies 55, no. 2 (2003): 303–309.
- Mark Harrison, «Counting Soviet Deaths in the Great Patriotic War: Comment» [Compter les morts soviétiques dans la Grande Guerre patriotique: commentaire], Europe-Asia Studies 55, no. 6 (2003): 939-944.
- L’année 1940 a vu la mort de 60 000 personnes dans les prisons et dans les camps de travail et les colonies du goulag. Compte tenu d’une telle prévalence de décès parmi les détenus pendant les 4.5 années entre le milieu de 1941 et 1945, on pourrait s’attendre à compter 270 000 décès dans cette population.
En plus, en 1940, 2 044 personnes ont été exécutées pour délits criminels et 1 649 pour délits politiques. Compte tenu de ces taux, les années de guerre qui ont suivi auraient dû, selon les attentes, produire 17 000 exécutions judiciaires. L’occurrence des décès dus à la répression parmi les internés intérieurs en 1940 prédisait un nombre assez restreint de décès, de l’ordre de dizaines de milliers pour la période de 4.5 années qui ont suivi. Il y a deux raisons principales de croire que la survenance de décès dus à la répression parmi les exilés intérieurs en 1940 était seulement une fraction de la même année de guerre, en moyenne. Avant tout, 1940 était une année sans crise où l’approvisionnement en nourriture en URSS était adéquat. Deuxièmement, comparé aux années de guerre, 1940 a représenté une première année d’exil pour un nombre relativement restreint de déportés. L’année 1940 a vu la déportation de 276 000 personnes, et en 1938 et 1939 de 6 000 seulement. En 1936 et 1937, 233 000 personnes ont été déportées. De petits nombres, comparés aux 2.4 millions de déportés pendant la guerre. L’occurrence des décès dus à la répression soviétique en 1940 s’est étendue sur 4.5 ans et donc prédisait quelque chose comme plus de 300 000 décès (270 000 + 17 000 + des dizaines de milliers).
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone