Les liens entre l’Inde et le Bangladesh au point d’inflexion


Par M. K. Bhadrakumar − Le 4 décembre 2021 − Source The Indian Punchline

Le Premier ministre Modi et son homologue bangladaise Sheikh Hasina

Dans la vie d’une nation, les cinquante premières années devraient être considérées comme marquant les rites de passage de l’adolescence. L’Inde peut se féliciter d’avoir aidé le Bangladesh à traverser une enfance difficile. Il n’est pas facile d’être le parent d’un enfant précoce et le Bangladesh peut avoir des opinions bien tranchées, tout en traçant son propre chemin. L’Inde n’a pas toujours été un tuteur indulgent, non plus. Il s’agit d’une relation complexe, chargée d’histoire et d’identités culturelles et ethniques intenses.

Au cours des dernières décennies, l’Inde a adopté une expérience inédite : un acquiescement tacite à la montée de l’autoritarisme au Bangladesh. Fondamentalement, ne pas être prescripteur envers les autres en matière de « valeurs » est la norme correcte à maintenir dans les relations inter-étatiques. Le stratagème a fonctionné.

La politique intérieure du Premier ministre Sheikh Hasina a bénéficié de manière décisive de l’encouragement tacite de Delhi à son régime autoritaire. Hasina a rendu la pareille dans des domaines qui constituent certains des principaux intérêts de l’Inde. Cet arrangement tactique convenait aux deux parties. Il est vrai que l’instabilité de la région nord-est de l’Inde, très éloignée, se serait aggravée sans l’aide de Hasina. L’Inde a montré sa gratitude en concluant un accord foncier généreux pour régler le différend frontalier.

Une masse critique est disponible aujourd’hui pour construire une superstructure dans les relations bilatérales, en pensant à l’avenir. Mais c’est aussi là que se trouve un énorme défi. L’Inde a intérêt à ce que les choses restent en l’état, mais la vie est dynamique.

Pour commencer, la matrice de la paix, de la stabilité régionale et de la stabilité est inextricablement liée à la connectivité. Le Bangladesh est donc un partenaire indispensable. Avec sa coopération, l’Inde obtient une meilleure connectivité pour intégrer les régions rétives du Nord-Est.

Il est certain que l’avenir de l’Inde réside dans l’amélioration de sa connectivité avec les pays asiatiques adjacents dont les économies sont en plein essor. La donne pourrait changer si et quand l’Inde abandonne sa mentalité autarcique et décide de rejoindre les nouvelles chaînes d’approvisionnement issues du Partenariat économique global régional (RCEP), la plus grande zone de libre-échange de la planète. Mais la géopolitique prend le pas sur la géoéconomie dans les politiques indiennes.

Le RCEP entrera en vigueur le 1er janvier 2022 et l’Inde n’en fait pas partie. Espérons que cela puisse changer à l’avenir, car, comme le montre l’histoire, ce sont généralement les pays qui sont dans le domaine de l’argent, de la finance et du commerce international qui sont les plus riches. Alors que le nationalisme rend les nations pauvres en fin de compte, car son jumeau siamois, le protectionnisme, détruit le marché intérieur et perturbe le commerce international.

Le truisme de Barack Obama selon lequel la Grande-Bretagne post-Brexit, en ce qui concerne le commerce international, devrait se retrouver à la fin de la file d’attente, s’applique également à la situation difficile de l’Inde. Le regretté Angus Maddison, éminent économiste britannique spécialisé dans l’histoire macroéconomique quantitative, a calculé que dans le contexte précolonial du 18e siècle, la Chine et l’Inde représentaient ensemble 50 % du commerce mondial. Il suffit de dire que le potentiel du Bangladesh à être un « pont » vers le marché le plus dynamique du monde n’a pas encore fait irruption dans la conscience indienne, et qu’il faudra peut-être attendre que la mentalité autarcique de l’Inde se transforme elle-même et change de paradigme. Qu’on le veuille ou non, l’avenir du monde est lié à la Chine et à l’Inde – et non à la Chine ou à l’Inde.

Si l’Inde n’est plus le gardien des buts du Bangladesh et que la relation approche d’un point d’inflexion, c’est précisément parce que ce voisin sud-asiatique beaucoup plus petit, doté de ressources intellectuelles enviables, réfléchit à sa situation de manière rationnelle, et que sa course au commerce et à l’investissement l’a conduit vers un éventail de partenaires économiques. De toute évidence, l’expérience de pensée à somme nulle à laquelle les Indiens sont attachés n’est guère pertinente pour les calculs du Bangladesh.

Dans un rare conseil à l’Inde, lors d’une interaction avec une équipe de journalistes indiens en visite à Dhaka, Hasina a déclaré : « L’Inde n’a pas à s’inquiéter à ce sujet (les liens Chine-Bangladesh). Je vais (plutôt) suggérer à l’Inde d’avoir de bonnes relations avec ses voisins, y compris le Bangladesh, afin que cette région puisse être développée davantage et que nous puissions montrer au monde que nous travaillons tous ensemble. »

Il n’est pas surprenant que la campagne stridente de l’Inde contre les Nouvelles routes de la soie chinoises et ses avertissements apocalyptiques sur l’imminence d’un « piège de la dette », entre autres, n’impressionnent pas le Bangladesh. En fait, le méga pont polyvalent rail-route baptisé « Dream Padma Bridge », construit par China Railway Major Engineering Group Co, qui relie Dhaka à plusieurs districts du sud du pays, est presque terminé. Ce projet, qui sera inauguré par Mme Hasina en juin prochain, est le plus grand et le plus difficile de l’histoire du Bangladesh.

La Chine a promis une aide financière d’environ 30 milliards de dollars au Bangladesh. La Chine a également déclaré des droits nuls pour 97 % des importations bangladaises. Le Bangladesh n’a aucun scrupule à s’associer à l’initiative phare de la Chine, la « Nouvelle route de la soie », en Asie du Sud. La Chine occupe également le siège de premier investisseur au Bangladesh.

La diplomatie astucieuse du Bangladesh a maximisé son autonomie stratégique. Sa politique étrangère indépendante lui permet de préserver la verve de ses liens avec toutes les grandes puissances en tant qu’ “amis de tout temps » – le Japon et la Chine, la Russie et les États-Unis. Le résultat est évident : Le Bangladesh est en passe de devenir un pays à revenu intermédiaire d’ici 2024.

En confondant les intérêts économiques de Pékin au Bangladesh avec la géostratégie obsessionnelle de Delhi, l’Inde a perdu le fil. En outre, bien que l’histoire du colonialisme et du non-alignement soit une expérience commune à l’Inde et au Bangladesh, l’Inde n’est plus attachée à une vision du monde fondée sur des principes. Comme le dit le ministre des affaires étrangères, S. Jaishankar, l’Inde poursuit aujourd’hui ses « intérêts nationaux en identifiant et en exploitant les opportunités créées par les contradictions mondiales… afin d’extraire le plus de gains possible d’autant de liens que possible ». Le Bangladesh, quant à lui, adopte un point de vue opposé et se concentre plutôt sur sa résilience pour créer un espace d’adaptation et donner du lest au développement, qui est la priorité absolue de son programme national.

Une ellipse se dessine alors que le Bangladesh suit sa propre voie et s’apprête à devenir l’État régional le plus progressiste d’Asie du Sud, avec des indices de développement en nette amélioration. À l’avenir, d’autres pays de la région d’Asie du Sud seront certainement de plus en plus attirés par le « modèle bangladais ».

Les 165 millions d’habitants de ce pays peuvent être fiers de cet événement. La nation s’est ralliée à l’appel poignant lancé par son fondateur, Sheikh Mujibur Rahman, à ses partisans quelques heures avant son arrestation dans la nuit fatidique du 25 mars 1971 : « Je vous ai donné l’indépendance, maintenant allez la préserver. »

M. K. Bhadrakumar

Traduit par Sophia I., relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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