Par Immanuel Wallerstein – Le 15 février 2016 – Source iwallerstein.com
Commentaire No 419
Le terme nation a eu de nombreuses significations différentes au cours des siècles. Mais de nos jours, et ceci à peu près depuis la Révolution française, le terme a été lié à l’État, comme dans État-nation. Dans cette acception, nation réfère à ceux qui sont membres de droit de la communauté située au sein d’un État.
Soit ceux qui forment une nation provoquent la création d’un État, soit un État crée la catégorie de nation et, du coup, les droits au sein de cet État sont un vieux débat. Pour ma part, je crois que ce sont les États qui créent les nations et non l’inverse.
La question toutefois est de savoir pourquoi les États créent les nations, et quelle devrait être la position de la gauche à l’égard du concept de nation. Pour certains à gauche, l’idée de la nation est le grand moyen de garantir l’égalité. C’est l’affirmation que tout le monde (ou presque tout le monde) a droit à la pleine et égale participation aux décisions de l’État, par opposition aux droits à la pleine participation d’une minorité (par exemple l’aristocratie) seulement. Aujourd’hui, nous qualifions souvent cela de vision jacobine de la nation.
Le jacobinisme donne naissance à la catégorie du citoyen. Les personnes sont citoyennes de naissance et non parce qu’elles ont une origine ethnique particulière ou une religion particulière ou toute autre caractéristique qui leur est attribuée, par elles-mêmes ou par d’autres. Les citoyens ont droit au suffrage (à partir d’un certain âge). Chaque citoyen dispose d’un vote. Tous les citoyens sont donc égaux devant la loi.
Selon cette perception de la citoyenneté, il est essentiel de considérer tous les citoyens comme des individus. Il est fondamental de supprimer l’idée qu’il existe des groupes susceptibles d’être des intermédiaires entre l’individu et l’État. En effet, comme une vision encore plus rigide de la nation pourrait le suggérer, il est illégitime que de tels autres groupes existent : tous les citoyens doivent utiliser la langue de la nation et aucune autre ; aucun groupe religieux ne peut avoir ses propres institutions ; aucune coutume autre que celles de la nation ne peut être célébrée.
Dans la pratique, bien sûr, les gens font partie de très nombreux groupes qui exigent en permanence participation et loyauté de la part de leurs membres. En pratique, aussi, et souvent sous couvert d’égalité de traitement de tous les individus, il existe d’innombrables manières permettant de restreindre l’égalité des droits de tous les citoyens.
L’idée de la citoyenneté pourrait être définie d’abord comme le droit au suffrage. Et il y a de multiples limitations à l’accès au vote. La plus évidente et la plus importante numériquement est le sexe. Le droit de vote était limité par la loi aux hommes. Il a souvent été limité par le revenu, un revenu minimum étant requis pour voter. Il a souvent été limité par la race, par la religion ou par le nombre de générations d’ancêtres ayant résidé dans l’État. Le résultat final a été que ce qui avait été conçu à l’origine comme le meilleur moyen de garantir l’égalité ne concernait en fait pas tout le monde ni même une majorité de gens. Il concernait souvent un assez petit groupe.
Pour les Jacobins, qui se considéraient eux-mêmes comme la gauche, la solution a été de lutter pour l’extension du suffrage. Et avec le temps, cet effort a porté quelques fruits. Le suffrage a en effet été étendu à de plus en plus de gens. D’une certaine manière, cependant, cela n’a pas atteint l’objectif de rendre tous les citoyens, tous les membres de la nation, égaux dans l’accès aux supposés avantages de la citoyenneté – la formation, les services de santé, l’emploi.
Étant donnée cette réalité d’inégalités persistantes, la gauche a développé une vision contre-jacobine. Cette vision contre-jacobine n’a pas considéré la nation comme le meilleur moyen de garantir l’égalité, mais comme le grand ensorceleur. La solution n’était pas de lutter pour supprimer d’autres groupes, mais pour encourager tous les groupes à affirmer leur valeur en termes de modes de vie et de conscience de soi. Les féministes ont insisté sur le fait que les femmes ne devaient pas seulement obtenir le droit de vote, mais qu’elles avaient droit à leurs propres organisations et leur propre conscience. Tout comme l’ont fait les groupes issus de communautés raciales et ethniques, ce qu’on appelle les minorités.
Le résultat a été que la gauche n’a pas de vision unique de la nation. Tout au contraire ! La gauche est déchirée entre des visions toujours plus opposées de la nation. Aujourd’hui, nous le voyons apparaître sous de nombreuses formes différentes. L’une d’elles a été l’explosion des revendications liées au genre, la construction sociale de ce qui avait été pensé un jour comme un phénomène génétique. Mais une fois que nous nous sommes engagés dans la construction sociale, il n’y a pas de limite évidente aux droits des sous-catégories, celles qui sont déjà définies ou celles dont l’existence sociale est encore à venir.
Si le genre est en pleine expansion, il en va de même avec l’indigénéité. L’indigénéité est aussi une construction sociale. Elle réfère aux droits de ceux qui ont vécu dans une certaine aire physique plus tôt que les autres (les migrants). Si on pousse assez loin, tout individu est un migrant. Si on parle raisonnablement, il y a aujourd’hui des groupes sociaux importants qui se voient eux-mêmes comme vivant dans des groupes significativement différents de ceux qui exercent le pouvoir dans l’État, et qui souhaitent continuer à maintenir leurs communautés dans leurs principaux modes de vie plutôt que de perdre ces droits, dans ces frontières, parce que la nation affirme les droits d’une nation.
Une dernière ambiguïté. Est-ce de gauche d’être internationaliste, mondialiste, ou est-ce de gauche d’être nationaliste et contre l’intrusion de puissantes forces mondiales ? Est-ce de gauche d’être pour l’abolition de toutes les frontières ou pour le renforcement des frontières ? Est-ce manifester de la conscience de classe que de combattre le nationalisme, ou de soutenir la résistance nationale à l’impérialisme ?
On pourrait choisir la voie de la facilité dans ce débat en suggérant que la réponse varie d’un endroit à l’autre, d’un moment à l’autre, d’une situation à l’autre. Mais c’est précisément là qu’est le problème. La gauche mondiale a beaucoup de difficultés à affronter directement les questions et à parvenir à une position raisonnée, politiquement sensée à l’égard du concept de nation. Depuis que le nationalisme est incontestablement l’engagement émotionnel le plus puissant des peuples dans le monde aujourd’hui, l’échec de la gauche mondiale à entrer dans un débat collectif interne de manière solidaire sape sa capacité à être un acteur essentiel sur la scène mondiale aujourd’hui.
La Révolution française nous a légué un concept censé être le grand moyen de garantir l’égalité. Nous a-t-elle légué à tous une pilule empoisonnée qui pourrait détruire la gauche mondiale et donc ce moyen de garantir l’égalité de tous? Une réunification intellectuelle, morale et politique de la gauche mondiale est très urgente. Il y faudra que chacun y mette beaucoup plus du sien que les principaux acteurs l’ont montré jusqu’ici. Pourtant, il n’y a aucune alternative sérieuse à cela.
Immanuel Wallerstein
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker francophone