L’« homme » de l’année du Saker : les « dissidents » américains


2015-09-15_13h17_31-150x112Par le Saker – Le 13 décembre 2018 – Source The Saker

Une fois par an, j’aime faire comme si mon blogue était une sorte d’organe de presse grand public « respectable » et je m’engage dans l’exercice – certes totalement stupide – de désigner un « homme » (désolé, « personne » est insupportablement politiquement correct et une fois qu’on s’engage sur cette voie on finit par appeler des monstres mentalement dérangés « ze/zir/zee/etc. » et ainsi de suite). Hé, alors si on ne peut recevoir le genre de financement qu’obtiennent les organes de propagande anglosioniste, faisons au moins semblant de nous battre sur un pied d’égalité au moins une fois par an, non ? Donc une fois par an, je fais semblant de ne pas être un « déplorable » solitaire et je choisis mes propres héros du jour et ce genre de geste me fait me sentir « l’égal momentané » des médias propagandistes comme Time Magazine ou The Economist 🙂

Rappel : les précédents nominés par le Saker incluaient « le soldat syrien » (2013), « le soldat russe » (2014),  « les aviateurs russes en Syrie, le général-major Qasem Soleimani et Alexander Zakharchenko » (2015), « le panier américain de déplorables » (2016) et « tous ceux qui ont donné leur vie pour la Syrie » (2017).

(Maintenant, s’il vous plaît, faites comme si vous entendiez un roulement de tambour dramatique… [comme devant l’échafaud, NdT]),

Mesdames et Messieurs, « l’homme de l’année du Saker » 2018 va collectivement (par ordre alphabétique) à :

Les « dissidents » américains Stephen Cohen, Bonnie Faulkner, Paul Craig Roberts et Ron Unz

Voici les raisons de mon choix :

Malgré tous les discours creux sur la liberté d’expression, la diversité, le pluralisme et tout ça, la triste vérité est que les États-Unis ne sont pas une démocratie, mais bien plutôt une ploutocratie autoritaire avec des éléments fortement exprimés de régime totalitaire. Certes, personne (à ma connaissance) n’a (encore) été envoyé dans un camp de travail ou abattu dans une cave (pas encore !) pour avoir osé parler ouvertement contre le pouvoir, mais nous devons aussi nous rappeler la plaisanterie qui dit qu’« un régime totalitaire est celui qui vous dit ‘taisez-vous !’ alors qu’une démocratie libérale vous dit simplement ‘cause toujours !’ ». Il y a beaucoup de vrai là-dedans. En tant que militant antisoviétique expérimenté, qui s’est opposé et a combattu le régime soviétique, je peux attester que ce dernier était beaucoup moins efficace pour étouffer la dissidence que le régime étasunien. En outre, je suis sûr que le régime soviétique jouissait de beaucoup plus de soutien populaire que la ploutocratie américaine actuelle.

Aparté

Il est important de noter ici qu’à quelques exceptions très importantes près, et aujourd’hui malheureusement oubliées (comme Alexandre Soljenitsyne, Igor Ogurtsov, Leonid Borodine et quelques autres), l’immense majorité de ce qu’on appelle les « dissidents soviétiques » n’étaient pas du tout des patriotes russes et que beaucoup d’entre eux étaient en fait des russophobes frénétiques. En plus, tant l’Occident que le régime soviétique ont traité les opposants russes patriotes (ils ne devraient pas être appelés « dissidents » ni leur être associés) beaucoup plus mal que les russophobes. En Occident, les patriotes russes étaient qualifiés de « monarchistes autoritaires » et, bien sûr, d’« antisémites », tandis que les militants pro-Occident bénéficiaient du soutien total de Radio Liberty, Radio Free Europe, Voice of America, du Service russe de la BBC et des autres organes de propagande occidentaux.

Quant au régime soviétique, il est également intéressant d’observer comment il différenciait les opposants patriotes et les « dissidents » pro-occidentaux russophobes : les premiers ont généralement été condamnés à des peines sévères en vertu de l’article 70 du Code pénal (Agitation et propagande antisoviétique – 3 à dix ans) alors que les derniers étaient condamnés en vertu de l’article 190 beaucoup plus clément (Diffusion de mensonges délibérés, discrédit de l’État soviétique et de son système social – jusqu'à 3 ans). Enfin, on a donné beaucoup d’argent aux russophobes tandis que les patriotes antisoviétiques ne pouvaient compter que sur l’aide d’une assez petite résistance patriotique russe antisoviétique en URSS même et à l’étranger (y compris votre serviteur).

Il est encore plus triste qu’aujourd’hui, en Russie, les opposants patriotes russes antisoviétiques soient oubliés ou, pire, assimilés aux russophobes par des gens qui n’ont jamais beaucoup lu Soljenitsyne, Ogurtsov ou Borodine, mais qui déclarent catégoriquement : « Montrez-moi un militant antisoviétique et je vous montrerai un russophobe » (ce qui, selon cette définition, m’inclurait moi aussi…). Je comprends que c’est l’inévitable « retour de balancier de l’histoire » après des décennies de propagande antisoviétique exagérant largement les maux du régime soviétique (dont les maux étaient bien réels, mais de loin pas aussi immenses et maléfiques que ceux acceptés faussement par les militants antisoviétiques, ce qui m’inclue beaucoup moi-même, à mon grand regret). Actuellement, le balancier penche nettement dans le sens du blanchiment quasi-total des maux et des crimes du régime soviétique, mais avec le temps, il atteindra une sorte d’équilibre basé sur les faits, à partir duquel les opposants patriotes soviétiques seront reconnus pour ce qu’ils étaient vraiment et ne seront pas mis dans le même panier que les dissidents russophobes.

La vérité est que le niveau d’éducation, y compris l’éducation politique, était beaucoup plus élevé en URSS qu’aujourd’hui aux États-Unis et que la machine de propagande soviétique était plutôt bénigne et totalement inefficace et maladroite si on la compare à la propagande anglosioniste aux multiples milliards de dollars de l’Empire. L’idéologie soviétique officielle, d’ailleurs, était beaucoup plus pluraliste et les médias soviétiques beaucoup plus divers que les médias commerciaux occidentaux – je le sais, j’ai lu les deux pour gagner ma vie pendant quelques années. Par conséquent, alors que les dissidents occidentaux ne sont pas opprimés physiquement (du moins pas encore !), leur lutte est à certains égards plus difficile et beaucoup plus solitaire. Nous pouvons l’observer dans la vie de mes quatre nominés (de nouveau, dans l’ordre alphabétique) :

Professeur Stephen Cohen

Déjà pendant la guerre froide, le professeur était un expert mondial (alors reconnu et salué) de l’Union soviétique et une voix de la raison respectée. Les progressistes, en particulier, l’aimaient pour ses opinions. Lorsque Poutine est arrivé au pouvoir, cependant, Stephen Cohen n’est pas tombé dans le piège russophobe des progressistes américains et il a osé parler ouvertement, prenant une position diamétralement opposée à celle de nombre de ses (anciens) partisans. À cause de cela, il a été vilipendé, copieusement insulté et qualifié de trucs tels que « apologiste américain de Poutine », « copain de Poutine », « apologiste désespéré de Poutine » et même de « dupe pathétique de Poutine » ! Cela montre que si la langue anglaise n’a pas (pas encore !) l’équivalent de la « merveilleuse » expression [péjorative] allemande de Putinversteher [celui qui comprend Poutine, est complice de, NdT], le degré d’intolérance intellectuelle des progressistes américains est tout aussi féroce que celui de leurs collègues allemands. Il s’est passé exactement le même phénomène avec Alexandre Soljenitsyne, qui a été au début le chouchou de l’Occident pour ses critiques du régime soviétique, mais qui, dès que sa critique s’est tournée vers l’Occident, a été immédiatement rejeté et calomnié (par exactement les mêmes personnes qui calomnient et diffament aujourd’hui le professeur Cohen, d’ailleurs).

Bonnie Faulkner

Bonnie est une de mes héroïnes depuis plusieurs années déjà. Son émission, Guns and Butter, était l’une des émissions de radio les plus intéressantes et originales et la seule à être vraiment le fleuron des Pacifica Public Radio Networks. Bonnie, une des meilleures intervieweuses de notre époque, invitait régulièrement des hôtes fascinants et uniques et menait avec eux des entretiens superbes, ouverts et absolument passionnants. Puis Bonnie a commis son premier « crime » : elle a osé douter du conte de fées officiel sur le 9/11. C’est ce qui l’a presque bannie la première fois. Puis Bonnie a fait quelque chose de « pire » encore : elle n’a pas gobé toute l’histoire officielle de « Poutine est un monstre » associé à « c’est les Russes qui l’ont fait ». Plus grave encore, crime des crimes, Bonnie est été officiellement qualifiée de « négationniste de l’Holocauste » par le directeur général de KPFA. Pour tous ces « crimes », son émission a été tout simplement supprimée (jusqu’à ce que Ron Unz décide de l’accueillir dans sa Unz Review !). Le plus ignoble de tout ça, c’est que Bonnie a été censurée par ceux qui cherchent désespérément à incarner une sorte de mouvement « progressiste » alors qu’en réalité ils ne sont qu’une variété de trotskystes russophobes intolérants qui se dissimulent sous un nouveau manteau de pseudo-progressisme.

Paul Craig Roberts

Encore une autre histoire de « chute dans la disgrâce », cette fois par la Droite conservatrice, qui admirait Roberts pour ses valeurs conservatrices jusqu’à ce qu’il ose contester le récit officiel sur Poutine et la Russie et dénonce au contraire chaque pas entrepris par les dirigeants de l’Empire qui rapproche notre planète d’une guerre nucléaire. Comme Cassandre, Roberts a été une voix infatigable dans le « désert » (quasi-total), nous avertissant de l’immense danger auquel nous sommes tous confrontés en raison de la folle idéologie messianique et impérialiste des dirigeants de l’Empire anglosioniste. Pour cela, il a été ridiculisé et insulté, mais rien de cette propagande ad hominem haineuse n’a réussi à le contraindre au silence. Roberts ne craint à l’évidence personne et sa voix reste l’une des plus puissantes dans notre mouvement pour la paix.

Ron Unz

Le combat de Ron Unz pour l’avenir des États-Unis (parce que c’est exactement cela) n’est pas aussi centré sur la Russie que celui de Stephen Cohen ou Paul Craig Roberts, mais comme Bonnie Faulkner, Ron Unz a consacré son talent et sa vie à préserver la vraie liberté d’expression aux États-Unis, par opposition à la liberté fictive. Unz Review est aujourd’hui devenue de facto le chef de file de la liberté d’expression dans le pays, accueillant un who’s who de dissidents politiques, d’opposants à l’Empire et autres « criminels de la pensée » (y compris votre serviteur) et un très large éventail de points de vue anti-Empire qui va des paléo-libertariens (comme Ilana Mercer) à ce que j’appellerais des paléo-progressistes (comme Michael Hudson), des paléo-conservateurs (comme Pat Buchanan), des antisionistes (comme Norman Finkelstein) et beaucoup, beaucoup d’autres. Non seulement cela, mais Ron s’est lancé dans une série d’articles extraordinairement courageux et très intéressants regroupés sous le titre d’« American Pravda », dans lesquels il a mis à nu plus de vaches sacrées et de tabous tacites que toute autre personnalité publique contemporaine. Je vous recommande chaudement de lire chacun de ces textes étonnants et de vérifier par vous-mêmes comment l’honnêteté et le courage intellectuels peuvent se combiner pour atteindre ce qui, je pense, sera reconnu comme un véritable exploit historique pour la liberté intellectuelle.

Mieux que de simples dissidents : « des enfants de Dieu » !

Stephen Cohen, Bonnie Faulkner, Paul Craig Roberts et Ron Unz sont tous de véritables héros dont les batailles ont une chose en commun : ce sont toutes des lutteurs pour la paix. Ainsi, les paroles du Christ, « Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu » (Mathieu 5:9) s’appliquent totalement à eux. Ce sont également des exemples lumineux de ce que j’appelle « l’autre Occident », un Occident qui, loin de s’accrocher constamment à une arrogance messianique (comme le font tous les intellectuels « officiels » du spectre politique), cherche à faire des États-Unis un pays normal, équilibré et sain dans lequel la liberté intellectuelle et la liberté d’expression ne sont pas que des slogans insipides. Cohen, Faulkner, Roberts et Unz ne partagent pas nécessairement les mêmes opinions et je ne suis pas nécessairement d’accord avec tout ce qu’ils peuvent dire, mais cette communauté de but, ce désir commun d’atteindre la vraie liberté par la paix et leur immense courage personnel est ce qui, je pense, les unit et fait d’eux des modèles idéaux et des exemples d’une réalité beaucoup plus vaste, même si elle est cachée : il y a beaucoup de gens qui luttent pour la liberté et la paix, aux États-Unis et ailleurs. Les quatre qui sont sélectionnés sont tous des exemples lumineux de cet « autre Occident », mais ils sont aussi la partie visible d’un iceberg de résistance à l’Empire beaucoup plus grand, qui commence avec le superbe mouvement Vérité sur le 9/11 mais comprend également beaucoup, beaucoup d’autres « résistants » (je pense à Ron Paul, à Chris Hedges et même, peut-être, à Tulsi Gabbard).

Feras-tu aussi périr le juste avec le méchant ?

Même dans notre monde post-chrétien (qui ressemble effectivement beaucoup à Sodome et Gomorrhe), la plupart d’entre nous se souviennent comment Abraham a supplié Dieu de ne pas détruire les justes avec les méchants (Genèse 18:23). Cohen, Faulkner, Roberts et Unz sont de très bons exemples du genre de personnes justes grâce auxquelles nous pouvons espérer que Dieu épargnera l’Occident, et le reste du monde, de la destruction (c’est là que les néocons sont en train de nous amener si nous ne les arrêtons pas). Cohen et Roberts sont assez connus sur le Runet (l’Internet russe), Faulkner et Unz le sont moins, mais j’espère qu’avec le temps, on se souviendra d’eux et qu’on les reconnaîtra comme ceux qui, non seulement n’ont pas détourné les yeux ou sont restés silencieux, mais qui ont suivi leur conscience et qui ont agi.

Je voudrais conclure ici avec un superbe poème écrit par Bobby Sands et qui, je crois, s’applique à tous ceux aujourd’hui dont la rectitude et le courage pourraient nous valoir la miséricorde de Dieu.

The Saker

Le rythme du temps

Il y a une chose intime en chaque homme,
Connais-tu cette chose, mon ami ?
Elle a résisté aux chocs d’un million d’années,
Et le fera jusqu’à la fin.

Elle naquit quand le temps n’existait pas,
Et la vie l’a fait naître,
Elle trancha les lierres étouffants,
Comme un couteau acéré et ardent.

Elle allume des feux quand il n’y en a pas
Et brûle l’esprit de l’homme,
Transforme en acier les cœurs de plomb,
Depuis l’aube des temps.

Elle pleura au fleuve de Babylone,
Quand tous les hommes étaient perdus,
Elle hurla aux tourments de l’agonie,
Et fut même clouée saignante à la Croix.

Elle mourut à Rome par le lion et l’épée,
Dans un étalage provocateur et cruel,
Lorsque le nom mortel était ‘Spartacus’
Au long de la Voie Appienne.

Elle marcha avec les pauvres de Wat Tyler,
Et effraya le seigneur et le roi,
Et fut incrustée dans leur regard mortel,
Comme une chose éternellement vivante.

Elle souriait d’une sainte innocence,
Devant les conquistadores d’antan,
Si douce, docile et ignorante,
De la puissance mortelle de l’or.

Elle explosa dans les rues pitoyables de Paris,
Et prit d’assaut la vieille Bastille,
Et marchant sur la tête du serpent,
L’écrasa sous son talon.

Elle mourut dans le sang à Buffalo Plains,
Elle eut faim sous les lunes pluvieuses,
Son cœur fut enterré à  Wounded Knee,
Mais elle se relèvera.

Elle a crié très fort à Kerry lakes,
Alors qu’elle était à genoux,
Et elle mourut dans un grand défi,
Alors qu’ils l’abattaient froidement.

Elle se trouve dans chaque lueur d’espoir,
Elle ne connaît ni limites ni espaces,
Elle s’est levée en rouge, en noir et en blanc,
Elle est présente dans toutes les races.

Elle gît dans le cœur des héros morts,
Elle hurle dans les yeux des tyrans,
Elle a atteint le sommet des hautes montagnes,
Elle descend, brûlante, à travers les cieux.

Elle illumine l’obscurité de cette cellule de prison,
Elle fait gronder le tonnerre de sa puissance,
Elle est ‘la pensée indomptable’, mon ami,
Cette pensée qui dit ‘J’ai raison!’

Poème de Bobby Sands (1954-1981)

 

Publié simultanément avec Unz Review

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone

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