Les Philippines sous Duterte recherchent la paix


Par Marjorie Cohn – Le 25 novembre 2016 – Source Consortium News

En avril 2016, Rodrigo Duterte a remporté haut la main l’élection présidentielle philippine, récoltant plus de 6 millions de voix. Il a ouvertement déclaré qu’il était le premier président de gauche du pays, se qualifiant de socialiste mais non communiste. Il n’est pas exagéré de dire que, jusqu’à présent, sa politique a été controversée [par les médias grand public occidentaux, NdT].

La presse américaine a mis l’accent sur la vicieuse guerre contre la drogue de Duterte qui a coûté la vie à plus de 2 000 personnes et a conduit à l’incarcération de dizaines de milliers de personnes. Sa décision d’autoriser l’enterrement de l’ancien dictateur philippin, Ferdinand Marcos, dans le cimetière national des héros a également attiré l’ire de ceux qui se souviennent du brutal régime de Marcos qui dura deux décennies et qui fit plus de 3 000 de victimes, en tortura des dizaines de milliers tout en s’accaparant 10 milliards de dollars puisés dans le budget public philippin.

Mais, de façon marquée, Duterte s’engage aussi dans un processus de paix avec les forces révolutionnaires, qui vise à mettre fin à 47 ans de lutte armée contre le répressif gouvernement philippin. Et Duterte a pris des mesures qui, pour la première fois, remettent en question la puissance militaire et économique qu’exercent, depuis longtemps, les États-Unis sur les Philippines.

Un processus de paix avec l’opposition

Depuis 1969, une guerre civile fait rage aux Philippines. Les racines du conflit armé peuvent être attribuées à la domination coloniale et néocoloniale des Philippines par l’impérialisme espagnol puis étasunien, à l’exploitation féodale par les grands propriétaires fonciers et les intérêts capitalistes, ainsi qu’à une corruption généralisée de l’administration. À la suite de son élection, Duterte a cité la paix comme la priorité absolue de son administration, promettant d’engager des négociations de paix avec le Front national démocratique philippin (FNDP).

Selon JustPeacePH, une plate-forme internationale de soutien au processus de paix philippin qui tient son nom de son site Internet, «justpeace.ph», «L’injustice quotidienne, systématique et systémique vécue par le peuple le pousse à désirer et à chercher des changements fondamentaux dans la société, par différents moyens. Mais parce que les forces ne voulant pas ce changement social fondamental utilisent tous les moyens, y compris la violence et les outils de l’État pour défendre le statu quo, de nombreux Philippins, depuis de nombreuses générations, ont embrassé la lutte armée pour renverser le système en place.»

Le FNDP «est l’alliance des forces progressistes qui cherchent à apporter des changements fondamentaux dans le système social existant aux Philippines, par la révolution armée», affirme JustPeacePH dans son Appendice pour une paix juste et durable aux Philippines. L’alliance FNDP regroupe des syndicats, des paysans, des jeunes, des femmes, des minorités nationales, des enseignants, des agents de santé, le clergé religieux, le Parti communiste philippin (PCP) et la Nouvelle armée du peuple.

L’initiative de paix de Duterte

Deux rounds de négociations de paix ont déjà eu lieu depuis que Duterte est entré en fonction, un troisième est prévu pour janvier 2017 à Oslo, en Norvège.

En mai, M. Duterte a déclaré qu’il libérerait tous les prisonniers politiques, dont le nombre dépasse 400, par une déclaration d’amnistie présidentielle, à condition que les deux chambres du Congrès l’approuvent. Dix-neuf militants FNDP, qui sont impliqués dans le mouvement révolutionnaire depuis des années, ont déjà été libérés.

Duterte a offert quatre postes de cabinet au PCP (le parti communiste), mais ils ont refusé, déclarant qu’il faut d’abord définir un accord de paix global. Cependant, le PCP a recommandé un ancien leader paysan qui a été nommé secrétaire à la réforme agraire et un ancien activiste intellectuel qui a été nommé secrétaire à la protection sociale et au développement.

«Ce sont des nominations majeures», m’a dit Luis Jalandoni, conseiller principal du FNDP pour le groupe de négociation de paix, lors d’une récente conférence de l’Association internationale des avocats démocrates, à Lisbonne au Portugal.

Le FNDP possède une armée populaire et des organes de pouvoir politique avec des organisations de masse dans 71 des 81 provinces du pays, a déclaré Jalandoni. Il a fait remarquer que le manque de terre et la pauvreté affligent les 100 millions de Philippins.

«Le FNDP insiste pour s’en prendre aux causes profondes du conflit armé afin d’atteindre une paix juste et durable», nous explique Jalandoni

Les revendications des pourparlers de paix sont les suivantes : libération de tous les prisonniers politiques ; réforme agraire de la paysannerie (70% de la population) ; l’industrialisation nationale pour développer l’économie en utilisant les ressources humaines et naturelles disponibles ; protéger l’environnement et les terres ancestrales des peuples autochtones ; et la souveraineté nationale des Philippines et l’abrogation de tous les traités inégaux avec les États-Unis.

Défier le pouvoir américain

La domination et l’ingérence étasuniennes sur les Philippines datent de 1898, date à laquelle les États-Unis ont annexé le pays. Les États-Unis ont continué à y exercer leur pouvoir colonial jusqu’en 1946, date à laquelle les Philippines ont acquis leur indépendance, bien que les États-Unis y aient conservé de nombreuses bases militaires et que l’économie philippine ait conservé sa dépendance à la leur.

Avec l’aide des États-Unis, Marcos a dirigé les Philippines d’une main de fer de 1965 à 1986, et mis le pays sous la loi martiale de 1972 à 1981. En 2002, le gouvernement de Gloria Macapagal-Arroyo a élaboré l’Oplan Bayanihan, un programme de contre-insurrection inspiré des stratégies américaines. Après le 11 septembre, l’administration Bush a octroyé 100 millions de dollars à Arroyo pour financer cette campagne.

L’Oplan Bayanihan a entraîné un grand nombre d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées, de tortures et de traitements cruels. De nombreux civils, dont des enfants, ont été tués. Des escadrons de la mort militaires et paramilitaires ont assassiné des centaines de membres d’organisations progressistes. Les communautés et les dirigeants opposés à l’exploitation minière à grande échelle, destructrice et envahissante, ont été ciblés. Même les gens ordinaires sans affiliation politique n’ont pas échappé au règne de terreur gouvernemental.

De 2001 à 2010, le gouvernement des États-Unis a fourni plus de 507 millions de dollars d’aide militaire au gouvernement philippin, ce qui a facilité une répression extraordinaire.

Entre 2010 et 2015, les forces policières, militaires et paramilitaires des Philippines ont perpétré des exécutions extrajudiciaires, des disparitions forcées, des tortures, des arrestations illégales et des évacuations forcées, en grande partie pour permettre l’extraction par les sociétés minières dans les régions rebelles.

L’Accord de coopération renforcé de 2014, que le président Barack Obama a négocié avec le prédécesseur de Duterte, a donné aux troupes américaines le droit de se déployer de façon prolongée aux Philippines. L’accord y est largement perçu comme une menace pour la souveraineté du pays.

En septembre 2016, M. Duterte a déclaré : «Je ne suis pas un fan des Américains […] Les Philippins devraient être prioritaires, avant qui que ce soit d’autre.» Il a ajouté : «Dans nos relations avec le monde, les Philippines poursuivront une politique étrangère indépendante. Je le répète : les Philippines poursuivront une politique étrangère indépendante.»

Les États-Unis ne se sont pas excusés pour toutes les atrocités commises contre le peuple philippin, a déclaré M. Duterte. Répondant aux critiques américaines contre les Philippines pour ses violations des droits de l’homme, il a déclaré : «Pourquoi vous, les Américains, tuez-vous les Noirs là-bas, vous les abattez même alors qu’ils sont déjà à terre ?».

Duterte a promis de mettre fin aux manœuvres militaires conjointes avec les forces américaines et d’expulser les centaines de troupes américaines actuellement stationnées aux Philippines. Il a également exprimé son intention de mettre fin aux accords bilatéraux conclus par son prédécesseur avec les États-Unis et de réviser l’utilisation par ces derniers de cinq bases militaires philippines.

«Je vais rompre avec l’Amérique, a déclaré Duterte. Je vais plutôt me tourner vers la Russie et la Chine.» Il a promis d’annuler les patrouilles conjointes entre les forces américaines et philippines contre l’expansion chinoise en mer de Chine méridionale. En effet, Duterte a récemment voyagé en Chine et a obtenu de précieux droits de pêche pour les Philippins en mer de Chine méridionale.

Des espoirs de paix

Dans un développement inattendu, le gouvernement et l’opposition ont déclaré un cessez-le-feu unilatéral en août. Mais il y a encore des problèmes avec le cessez-le-feu gouvernemental, nous explique Jalandoni, car Duterte ne contrôle pas complètement l’armée. Les forces militaires et paramilitaires, qui sont protégées par l’armée, ont provoqué plusieurs violations de l’accord qui mettent en péril le cessez-le-feu, nous dit-il.

«Il y a grand espoir que les pourparlers de paix vont prospérer sous la présidence de Duterte, selon JustPeacePH. Contrairement aux anciens présidents qui avaient un parti pris anti-communiste marqué, Duterte semble capable de repenser la stratégie de paix du gouvernement car il se définit comme socialiste.»

Les forces d’opposition ne sont pas sans critique des excès dans la guerre de Duterte contre les drogues. Le Parti communiste philippin (PCP) a déclaré que cette campagne est devenue anti-peuple et anti-démocratique. La procédure doit être respectée, les droits de l’homme doivent être respectés ; les usagers de drogues et les petits trafiquants, qui viennent de milieux pauvres, ont besoin de réhabilitation et de soins, maintient le PCP.

«Naturellement, c’est surtout la guerre de Duterte contre les drogues et autres crimes qui est couverte par les médias mondiaux, a écrit JustPeacePH dans son document. Mais le but de Duterte d’établir une paix durable dans les provinces mérite encore plus d’attention car il s’attaque aux racines mêmes  du problème des drogues illégales et des crimes connexes.»

Jalandoni a dit : «Duterte n’est pas un saint, mais il représente une politique étrangère indépendante. Sa position contre les États-Unis est respectée et a reçu beaucoup de soutien.»

Le FNDP, ajoute-t-il, dit que «si l’impérialisme américain menace Duterte, la gauche lui sera un allié fiable», ajoutant : «Il est le premier président philippin à se défendre contre les États-Unis».

Marjorie Cohn

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.

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